La Presse Anarchiste

Refus de la légende

Bâtie sur hommes, la
Révo­lu­tion espa­gnole n’est ni une construc­tion par­faite ni
un châ­teau de légende. La pre­mière tâche
néces­saire à notre équi­libre est de réexaminer
la guerre civile sur pièces et sur faits et non d’en
culti­ver la nos­tal­gie par nos exal­ta­tions. Tâche qui n’a
jamais été menée avec conscience et cou­rage, car
elle eût abou­ti à mettre à nu non seule­ment les
fai­blesses et les tra­hi­sons des autres, mais aus­si nos illu­sions et
nos man­que­ments, à nous, libertaires.

La manie qui consiste à
van­ter nos actes d’héroïsme et nos capacités
d’improvisation est mor­telle, parce qu’elle réduit au seul
plan indi­vi­duel la recherche des solu­tions sociales et efface, par un
arti­fice de pro­pa­gande, les situa­tions aux­quelles nous fûmes
inca­pables de faire face. La ten­dance à magni­fier les
mili­tants de la CNT et de la FAI masque notre impuis­sance à
œuvrer effi­ca­ce­ment là où nous nous trou­vons, où
nous tra­vaillons et sommes en mesure d’intervenir. Elle est trop
sou­vent éva­sion hors de notre temps et hors de notre monde.
Sans comp­ter que les mili­tants espa­gnols eux-mêmes s’en
trouvent allé­gés de leurs propres responsabilités,
se voient sus­pen­dus comme images de saints qu’ils savent ne pas
être, et figés dans des atti­tudes alors qu’il leur
faut agir les yeux ouverts.

Nous ne pou­vons vivre dans le
dédain du pré­sent pour affir­mer que ce qui fut ne sera
plus, avec l’orgueil cou­vrant la retraite. L’Espagne ne fut pas
seule­ment offerte par le hasard des mues socié­taires ; pas
plus qu’elle ne fut uni­que­ment le creu­set où vinrent se
fondre les des­ti­nées indi­vi­duelles. Évi­tons donc les
récits qui trans­fi­gurent le pas­sé et four­nissent un
ali­bi à notre fatigue pré­sente. Quand il ne demeure
qu’images d’Épinal, la tra­hi­son de ceux qui survécurent
est acquise.

En 1956, l’espoir d’un retour
et d’une revanche prend, plus net­te­ment peut-être qu’en
1936, tour­nure de belle fin et non d’engagement dans la réalité.
Pour beau­coup de révo­lu­tion­naires accou­rus en Espagne de feu
et de com­bat, ce n’était pas un espoir, mais la fin d’un
espoir, le sacri­fice ultime savou­ré comme un défi à
un monde com­pli­qué et absurde, comme l’issue tra­gique d’une
socié­té où la digni­té de l’homme est
chaque jour bafouée. Plei­ne­ment voués à la
réa­li­sa­tion de leur des­tin indi­vi­duel dans une situation
per­met­tant le don total, peu d’entre eux son­gèrent au
lendemain.

C’est ain­si que dans le secret
des cœurs, dans l’isolement qui répond aux vomis­sures et
aux pro­mis­cui­tés de la vie banale, le retour à juillet
1936 se cultive, comme l’attente d’une grande fête barbare
et reli­gieuse. Gar­dons-nous de cette attente si nous ne vou­lons pas
finir dans l’amertume et les décep­tions. La dynamite
céré­brale de l’Espagne 1936 était séchée
au soleil des misères et des révoltes. Elle explo­sa et
se per­dit par trop aux quatre hori­zons de la pénin­sule et du
monde, en lais­sant debout misère et usines à révolte.
Le cou­rage n’était pas seule­ment assis sur un trépied
de mitrailleuse. L’héroïsme ne fut pas dépensé
pour les seuls assauts. L’un et l’autre creu­saient dans le roc de
l’existence de tous les jours et don­naient une arma­ture aux
vel­léi­tés épi­so­diques des foules. Hier comme
aujourd’hui, ils se devaient d’affronter l’absurde que
pro­voquent les équa­tions éco­no­miques et les clameurs
des cohues changeantes.

Cette conscience des situations
sociales dure­ment payée par un appren­tis­sage dou­lou­reux, nous
ne pou­vons la perdre, ni en Espagne ni ailleurs. La passion
liber­taire ne prend de valeur qu’en fonc­tion des pro­blèmes à
résoudre ; elle ne peut se perdre dans les apo­ca­lypses de
cir­cons­tance ou se consu­mer dans les exal­ta­tions moroses. Elle trouve
ali­ment, certes, dans l’expérience du mili­cien ser­rant son
fusil comme garan­tie de son indé­pen­dance, mais aus­si dans
l’effort de l’ouvrier ano­nyme qui sécrète des
cou­rants lucides et pré­pare des len­de­mains moins désespérants.

Dans l’étrange univers
où nous habi­tons, les faux espoirs per­met­tant d’oublier les
cent méthodes qui concourent à fabri­quer les
tota­li­ta­rismes ne sont ni cou­ra­geux ni héroïques. La
volon­té et l’audace indi­vi­duelles peuvent inter­ve­nir elles
aus­si sur les sché­mas, les sta­tis­tiques et les faits. Autant
que l’action de com­mu­nau­tés volon­taires peuvent peser sur le
des­tin du monde, sous condi­tion de pré­voir et de mesurer.

Dans les trous creu­sés au
flanc des col­lines d’Aragon, des hommes vécurent
fra­ter­nel­le­ment et dan­ge­reu­se­ment, sans besoin d’espoir parce que
vivant plei­ne­ment, conscients d’être ce qu’ils avaient
vou­lu être. C’est un dia­logue avec eux, un dia­logue avec les
morts que nous avons ten­té pour que demeure, de leur vérité,
de quoi aider les sur­vi­vants et les vivants. Bian­chi, le voleur qui
offrit le pro­duit de ses cam­brio­lages pour ache­ter des armes.
Sta­ra­dolz, le vaga­bond bul­gare qui mou­rut en sei­gneur. Bol­cha­kov, le
makh­no­viste qui, bien que sans che­val, per­pé­tua l’Ukraine
rebelle. San­tin le Bor­de­lais dont les tatouages révélaient
la han­tise d’une vie pure. Giua, le jeune pen­seur de Milan venu se
brû­ler à l’air libre. Jime­nez aux noms mul­tiples qui
démon­tra la puis­sance d’un corps débile. Mano­lo, dont
l’intrépidité nous fit mesu­rer le ridi­cule de nos
audaces.

De tous ceux-là, et de
mil­liers d’autres, il ne reste que des traces chi­miques, résidus
de corps flam­bés à l’essence, et le sou­ve­nir d’une
fra­ter­ni­té. La preuve nous a été donnée
d’une vie col­lec­tive pos­sible, sans dieu ni maître, donc avec
les hommes tels qu’ils sont et dans les condi­tions d’un monde tel
que les hommes le font.

Pour­quoi cet exemple ne serait-il
valable que pour les heures de haute ten­sion ? Pour­quoi le des­tin ne
se for­ge­rait-il pas chaque jour ?

Louis Mer­cier

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