CAMILLE BERNERI !… Je l’ai souvent rencontré au café du Bel Air et je n’ai point oublié nos conversations du samedi après-midi dont son érudition et l’étendue de ses connaissances constituaient le principal charme. Si simple et d’une rare douceur, les instants fuyaient en l’écoutant. Il collabora à l’En dehors comme s’en souviennent sans doute ceux des abonnés à cette revue qui nous sont restés fidèles. Sa documentation était précise, ses conclusions nettes. Puis je ne le revis plus… La guerre faisait rage de l’autre côté des Pyrénées. Il était parti en Espagne où (à Barcelone) il y trouva la mort, assez mystérieusement d’ailleurs. J’ai reçu, il y a quelque temps, quelques feuillets de « mémoires » de sa mère qui, octogénaire, habite Bordeaux. Ces pages ont fait surgir Berneri devant mon esprit. En souvenir de lui, je les publie tel que ; ne l’aurais-je pas connu personnellement que les sentiments manifestés par sa mère à son égard susciteraient en moi une vive émotion.
E. A.
Je suis prise par la détresse de l’irréparable, d’autant plus que je constate que ma mémoire a reçu un si violent coup qu’elle ne s’en relèvera jamais. Et pourtant je veux arracher au passé ce qui s’est, pour ainsi dire, soudain évanoui dans un épais brouillard, et qui me permettra, ne serait-ce que fragmentairement, de reconstituer les premières années de mon fils, lequel écrivit un jour : « Si j’étais un grand homme ou un mégalomane, je pourrais fort bien écrire sur mon enfance en puisant dans les nombreux souvenirs de ma mère », affirmait aussi qu’à son avis plusieurs autobiographes avaient reconstitué leur propre enfance en se servant davantage des souvenirs des autres que des leurs.
Il y a plusieurs années, j’écrivis de courts souvenirs destinés à mon fils, alors en prison. Je me disais : « Il sourira à ce rappel. » ou bien : « Il sera attendri, en revivant telle ou telle scène », et ainsi de suite. Ils étaient destinés pour le temps où je ne serais plus de ce monde. Un nom, une date, un signe, auraient été suffisants à réveiller des images à demi effacées. Je suis aujourd’hui seule, mon cœur se serre devant ces pages froides, pâlies, que j’ai sous les yeux. Devant et autour de moi, des chères visions que je conserve du temps passé s’étend comme un désert. Personne n’est là qui puisse m’aider. Éloignés, dispersés de par le monde, introuvables, sont les compagnons de son enfance et de sa première jeunesse.
Les adultes, ceux qui le virent grandir, parents ou amis, l’ont répudié ou oublié ou ont disparu à tout jamais.
Je ne réussirai qu’à faire une aride exposition, une pauvre chose avec des épisodes sans fond, quelque dévotieuse tendresse que je puisse mettre en cette documentation. Ce seront des matériaux bruts pour qui voudra écrire un jour la vie de Camille.
En ce moment, une vision soudaine effleure et transporte ma pensée vers un lointain jour d’été. Nous sommes à la montagne, dans la Valcamonica, Camille et moi, nous avons lâché ses compagnons parce qu’il désire continuer à grimper. Je le suis, car je crains qu’il ne s’aventure en des sentiers périlleux ou qu’il ne s’égare. Mais on dirait qu’il n’a jamais vécu qu’en des régions alpestres tant il est sûr de lui. Je lui recommande de ne pas trop manger de baies. Il se retourne, il me sourit avec la bouche toute noire de ces myrtilles dont il n’est jamais rassasié.
Après un moment je me sens fatigué et voudrais m’arrêter, mais je remarque que le crépuscule est déjà tombé sur la vallée et qu’il fait de plus en plus sombre autour de nous :
― Il faut se hâter de rentrer, lui dis-je.
Ne voyant plus la route par laquelle nous sommes montés, je commence à m’inquiéter. En réalité, il suffit de peu de chose pour me rendre nerveuse. Camille, fier de son sens de l’orientation, me rassure en me disant :
― Viens par ici.
Durant un séjour à Rome, en 1904, il m’avait servi de guide pour rentrer à l’hôtel. Il avait fait victorieusement cette constatation :
— Si je n’étais pas avec toi, maman, tu te perdrais toujours.
Il ne se doutait pas, petit comme il était, qu’il avait exprimé là une pensée profonde. Combien de fois, en effet, je me serais égarée, moi qui n’ai jamais appris à vivre, si je ne l’avais pas eu a mon côté. Peut-être est-ce a cause de mon incapacité à m’adapter, à louvoyer, que mon fils a grandi ainsi, se sentant si souvent et si douloureusement seul, lui, dont le cœur pourtant débordait d’amour. Il fut réfractaire aux conventions sociales et rebelle à toute forme de coercition.
Dans le silence des hauteurs, j’entends encore la voix de Camille :
— Maman, il n’y a qu’à prendre par ici pour arriver à la maison avant qu’il fasse nuit.
On n’y voit plus. Je descends, comme dans un songe, le sentier rapide et pierreux. Quand mon pied vacille, je sens sa petite main serrer bien fort la mienne. Lorsqu’enfin nous sommes en bas, il s’écrie :
— Regarde. Nous voilà sur la bonne route !
Je vois, en effet, blanchir l’église de Corteno dans la vallée.
Il est de la race des montagnards, pensai-je.
La vision a disparu. Je suis seule dans le silence de ma chambre et je me répète, en concentrant toute mon énergie, dans la crainte que le peu de lumière de ma pensée ne vienne à manquer : « il faut que j’arrive avant qu’il ne fasse complètement nuit ».
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Le soleil brillait-il quand j’ai appris que j’allais être mère ? Je ne m’en souviens plus. Mais certainement je sentis en moi une ardeur, une exubérance de vie que je n’avais jamais éprouvées. Le passé était aboli comme par enchantement. Par un élan de reconnaissance, j’oubliais tout ce qui avait pu exister d’incompréhension entre mon mari et moi. A peine étais-je seule, que l’impatience me prenait de faire savoir que moi, oui moi, j’étais bien celle qui, dans quelques mois, allait donner le jour à un enfant. J’appelais ma sœur d’adoption :
— Antoinette, dépêche-toi !
Elle apparut aussitôt avec sa petite Marie, de quatre ans, la plus jeune de ses fillettes, et je leur dis triomphalement :
— Saluez en moi une future maman.
Dès ce moment, je me trouvais en « état de grâce », un état d’être qui me poussait vers mes semblables et m’incitait à considérer avec intérêt et à comprendre une infinité de choses qui m’avaient paru auparavant insignifiantes ou que je n’avais pas même remarquées. Souventes fois à la Maternelle ou au jardin d’enfants j’avais entendu des chœurs de bambins. Je les avais trouvés presque toujours fades. Et voici que même la ronde « Étoile, petite étoile, la nuit s’avance » m’émouvait comme une effusion tendre et universelle de la maternité. Le bonheur que j’avais un jour éperdument désiré, était, comme chante la romance, passé près de moi, mais il s’était aussitôt envolé. Et voici qu’une félicité nouvelle, vraie, m’envahissait toute, m’exaltait. Je n’éprouvais plus jamais dès lors la sensation d’être seule. La joie de sentir en moi vivre mon enfant, me consolait de tout. Qui sait le prix que je devais te payer ensuite ! Car c’est le destin de beaucoup, qu’il leur faut payer un tribut à la douleur en compensation du bonheur octroyé. Je répondais hardiment, dans mon cœur, à cette vague appréhension qui m’assaillait. Des chants que j’avais dans la mémoire retentissaient, en moi, en particulier une barcarole de marins qui me plaisait et a laquelle était lié un souvenir :
Je me ris des flots, je n’en ai nulle peur ;
_ De penser à mon bien aimé me donne de la force.
Et je l’attendais, mon bien-aimé. Il m’était doux de sentir ses coups fréquents et forts. La nuit, il me semblait qu’il y avait dans la chambre une présence mystérieuse.
Lors de sa naissance, je disais en mon cœur et peut-être en des paroles marmotteuses des choses tendres, absurdes. Je lui promettais de me vouer toute à lui. Invocations de croyante ou désir humain et maternel (j’étais alors un étrange mélange de foi et d’incrédulité) ? Le fait est que je fis des vœux pour que l’enfant que je mettrais au monde, devienne un jour ce que j’avais désiré être moi-même, sans jamais y réussir. Un être d’élite, un de ceux qui sont pour le monde un grand exemple, une bénédiction.
Il me sembla que le premier gémissement de mon enfant se répercutait en moi, tout autour de moi, remplissant tout l’espace. La sage-femme rompit l’enchantement, disant d’un air satisfait :
— Voilà qui est bien. C’est un beau garçon, j’en ai rarement vu d’aussi gros.
—Montrez-le moi, murmurai-je. Mais cet instant, je perdis de nouveau connaissance. Quand je revins à moi, je vis à mon côté le nouveau-né déjà enveloppé de langes. Je ne pouvais détacher mes yeux de son visage. J’étais toute remplie d’une sensation délicieuse, comme je ne sais devant quel prodige et je me mis à rêver follement de son avenir.
Je fis d’heureux pronostics parce qu’il était né le mois que les astrologues disent de bénéfique influence : « Si tu suis ton étoile, tu ne peux manquer d’arriver au glorieux port » [[Dante]]. À la réminiscence littéraire, j’ajoutais celle historique, parce que j’étais toute imprégnée de garibaldisme à cause de mon père, volontaire sous Garibaldi en 1860 et 1866. Il m’était agréable qu’il fût né rue de Marsala [[C’est à Marsala qu’en 1860 débarquèrent les « Mille » de Garibaldi.]].
Un si gros nouveau-né, je l’avais porté, comme si de rien n’était, durant des mois. À présent, voilà qu’il ne faisait plus partie de mon corps. Cette séparation me remplissait d’une bizarre tristesse, comme s’il se fût agi d’une perte, d’une mutilation. Quand, aux premiers jours de juin, je sortis, au lieu d’éprouver quelque soulagement, il me sembla qu’il me manquait quelque chose de vital.
Veuve Berneri mère