La Presse Anarchiste

La voix d’une mère

CAMILLE BERNERI !… Je l’ai sou­vent ren­con­tré au café du Bel Air et je n’ai point oublié nos conver­sa­tions du same­di après-midi dont son éru­di­tion et l’é­ten­due de ses connais­sances consti­tuaient le prin­ci­pal charme. Si simple et d’une rare dou­ceur, les ins­tants fuyaient en l’é­cou­tant. Il col­la­bo­ra à l’En dehors comme s’en sou­viennent sans doute ceux des abon­nés à cette revue qui nous sont res­tés fidèles. Sa docu­men­ta­tion était pré­cise, ses conclu­sions nettes. Puis je ne le revis plus… La guerre fai­sait rage de l’autre côté des Pyré­nées. Il était par­ti en Espagne où (à Bar­ce­lone) il y trou­va la mort, assez mys­té­rieu­se­ment d’ailleurs. J’ai reçu, il y a quelque temps, quelques feuillets de « mémoires » de sa mère qui, octo­gé­naire, habite Bor­deaux. Ces pages ont fait sur­gir Ber­ne­ri devant mon esprit. En sou­ve­nir de lui, je les publie tel que ; ne l’au­rais-je pas connu per­son­nel­le­ment que les sen­ti­ments mani­fes­tés par sa mère à son égard sus­ci­te­raient en moi une vive émotion. 

E. A.

Depuis la nais­sance de mon fils, le 20 mai 1897, à Lodi, je n’ai vu le monde qu’à tra­vers lui. En 1935 je lui écri­vais : « Je suis comme un vieil arbre trans­plan­té, dépouillé, mais qui a la joie et la gloire de conser­ver une branche qui fleu­rit ». En me quit­tant, il a empor­té avec lui la fer­veur que les années et l’ad­ver­si­té n’a­vaient aucu­ne­ment éteinte en mon cœur. Je suis hors de la vie, ne com­mu­niant avec elle que par les per­sonnes qui l’ont vrai­ment aimé et qui ont lut­té et souf­fert avec lui. 

Je suis prise par la détresse de l’ir­ré­pa­rable, d’au­tant plus que je constate que ma mémoire a reçu un si violent coup qu’elle ne s’en relè­ve­ra jamais. Et pour­tant je veux arra­cher au pas­sé ce qui s’est, pour ain­si dire, sou­dain éva­noui dans un épais brouillard, et qui me per­met­tra, ne serait-ce que frag­men­tai­re­ment, de recons­ti­tuer les pre­mières années de mon fils, lequel écri­vit un jour : « Si j’é­tais un grand homme ou un méga­lo­mane, je pour­rais fort bien écrire sur mon enfance en pui­sant dans les nom­breux sou­ve­nirs de ma mère », affir­mait aus­si qu’à son avis plu­sieurs auto­bio­graphes avaient recons­ti­tué leur propre enfance en se ser­vant davan­tage des sou­ve­nirs des autres que des leurs. 

Il y a plu­sieurs années, j’é­cri­vis de courts sou­ve­nirs des­ti­nés à mon fils, alors en pri­son. Je me disais : « Il sou­ri­ra à ce rap­pel. » ou bien : « Il sera atten­dri, en revi­vant telle ou telle scène », et ain­si de suite. Ils étaient des­ti­nés pour le temps où je ne serais plus de ce monde. Un nom, une date, un signe, auraient été suf­fi­sants à réveiller des images à demi effa­cées. Je suis aujourd’­hui seule, mon cœur se serre devant ces pages froides, pâlies, que j’ai sous les yeux. Devant et autour de moi, des chères visions que je conserve du temps pas­sé s’é­tend comme un désert. Per­sonne n’est là qui puisse m’ai­der. Éloi­gnés, dis­per­sés de par le monde, introu­vables, sont les com­pa­gnons de son enfance et de sa pre­mière jeunesse. 

Les adultes, ceux qui le virent gran­dir, parents ou amis, l’ont répu­dié ou oublié ou ont dis­pa­ru à tout jamais. 

Je ne réus­si­rai qu’à faire une aride expo­si­tion, une pauvre chose avec des épi­sodes sans fond, quelque dévo­tieuse ten­dresse que je puisse mettre en cette docu­men­ta­tion. Ce seront des maté­riaux bruts pour qui vou­dra écrire un jour la vie de Camille. 

En ce moment, une vision sou­daine effleure et trans­porte ma pen­sée vers un loin­tain jour d’é­té. Nous sommes à la mon­tagne, dans la Val­ca­mo­ni­ca, Camille et moi, nous avons lâché ses com­pa­gnons parce qu’il désire conti­nuer à grim­per. Je le suis, car je crains qu’il ne s’a­ven­ture en des sen­tiers périlleux ou qu’il ne s’é­gare. Mais on dirait qu’il n’a jamais vécu qu’en des régions alpestres tant il est sûr de lui. Je lui recom­mande de ne pas trop man­ger de baies. Il se retourne, il me sou­rit avec la bouche toute noire de ces myr­tilles dont il n’est jamais rassasié. 

Après un moment je me sens fati­gué et vou­drais m’ar­rê­ter, mais je remarque que le cré­pus­cule est déjà tom­bé sur la val­lée et qu’il fait de plus en plus sombre autour de nous : 

― Il faut se hâter de ren­trer, lui dis-je. 

Ne voyant plus la route par laquelle nous sommes mon­tés, je com­mence à m’in­quié­ter. En réa­li­té, il suf­fit de peu de chose pour me rendre ner­veuse. Camille, fier de son sens de l’o­rien­ta­tion, me ras­sure en me disant : 

― Viens par ici.

Durant un séjour à Rome, en 1904, il m’a­vait ser­vi de guide pour ren­trer à l’hô­tel. Il avait fait vic­to­rieu­se­ment cette constatation :

 — Si je n’é­tais pas avec toi, maman, tu te per­drais toujours.

Il ne se dou­tait pas, petit comme il était, qu’il avait expri­mé là une pen­sée pro­fonde. Com­bien de fois, en effet, je me serais éga­rée, moi qui n’ai jamais appris à vivre, si je ne l’a­vais pas eu a mon côté. Peut-être est-ce a cause de mon inca­pa­ci­té à m’a­dap­ter, à lou­voyer, que mon fils a gran­di ain­si, se sen­tant si sou­vent et si dou­lou­reu­se­ment seul, lui, dont le cœur pour­tant débor­dait d’a­mour. Il fut réfrac­taire aux conven­tions sociales et rebelle à toute forme de coercition. 

Dans le silence des hau­teurs, j’en­tends encore la voix de Camille : 

 — Maman, il n’y a qu’à prendre par ici pour arri­ver à la mai­son avant qu’il fasse nuit.

On n’y voit plus. Je des­cends, comme dans un songe, le sen­tier rapide et pier­reux. Quand mon pied vacille, je sens sa petite main ser­rer bien fort la mienne. Lors­qu’en­fin nous sommes en bas, il s’écrie : 

 — Regarde. Nous voi­là sur la bonne route ! 

Je vois, en effet, blan­chir l’é­glise de Cor­te­no dans la vallée. 

Il est de la race des mon­ta­gnards, pensai-je. 

La vision a dis­pa­ru. Je suis seule dans le silence de ma chambre et je me répète, en concen­trant toute mon éner­gie, dans la crainte que le peu de lumière de ma pen­sée ne vienne à man­quer : « il faut que j’ar­rive avant qu’il ne fasse com­plè­te­ment nuit ». 

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Le soleil brillait-il quand j’ai appris que j’al­lais être mère ? Je ne m’en sou­viens plus. Mais cer­tai­ne­ment je sen­tis en moi une ardeur, une exu­bé­rance de vie que je n’a­vais jamais éprou­vées. Le pas­sé était abo­li comme par enchan­te­ment. Par un élan de recon­nais­sance, j’ou­bliais tout ce qui avait pu exis­ter d’in­com­pré­hen­sion entre mon mari et moi. A peine étais-je seule, que l’im­pa­tience me pre­nait de faire savoir que moi, oui moi, j’é­tais bien celle qui, dans quelques mois, allait don­ner le jour à un enfant. J’ap­pe­lais ma sœur d’adoption : 

 — Antoi­nette, dépêche-toi !

Elle appa­rut aus­si­tôt avec sa petite Marie, de quatre ans, la plus jeune de ses fillettes, et je leur dis triomphalement :

 — Saluez en moi une future maman.

Dès ce moment, je me trou­vais en « état de grâce », un état d’être qui me pous­sait vers mes sem­blables et m’in­ci­tait à consi­dé­rer avec inté­rêt et à com­prendre une infi­ni­té de choses qui m’a­vaient paru aupa­ra­vant insi­gni­fiantes ou que je n’a­vais pas même remar­quées. Sou­ventes fois à la Mater­nelle ou au jar­din d’en­fants j’a­vais enten­du des chœurs de bam­bins. Je les avais trou­vés presque tou­jours fades. Et voi­ci que même la ronde « Étoile, petite étoile, la nuit s’a­vance » m’é­mou­vait comme une effu­sion tendre et uni­ver­selle de la mater­ni­té. Le bon­heur que j’a­vais un jour éper­du­ment dési­ré, était, comme chante la romance, pas­sé près de moi, mais il s’é­tait aus­si­tôt envo­lé. Et voi­ci qu’une féli­ci­té nou­velle, vraie, m’en­va­his­sait toute, m’exal­tait. Je n’é­prou­vais plus jamais dès lors la sen­sa­tion d’être seule. La joie de sen­tir en moi vivre mon enfant, me conso­lait de tout. Qui sait le prix que je devais te payer ensuite ! Car c’est le des­tin de beau­coup, qu’il leur faut payer un tri­but à la dou­leur en com­pen­sa­tion du bon­heur octroyé. Je répon­dais har­di­ment, dans mon cœur, à cette vague appré­hen­sion qui m’as­saillait. Des chants que j’a­vais dans la mémoire reten­tis­saient, en moi, en par­ti­cu­lier une bar­ca­role de marins qui me plai­sait et a laquelle était lié un souvenir : 

Je me ris des flots, je n’en ai nulle peur ;
_​ De pen­ser à mon bien aimé me donne de la force.

Et je l’at­ten­dais, mon bien-aimé. Il m’é­tait doux de sen­tir ses coups fré­quents et forts. La nuit, il me sem­blait qu’il y avait dans la chambre une pré­sence mystérieuse. 

Lors de sa nais­sance, je disais en mon cœur et peut-être en des paroles mar­mot­teuses des choses tendres, absurdes. Je lui pro­met­tais de me vouer toute à lui. Invo­ca­tions de croyante ou désir humain et mater­nel (j’é­tais alors un étrange mélange de foi et d’in­cré­du­li­té) ? Le fait est que je fis des vœux pour que l’en­fant que je met­trais au monde, devienne un jour ce que j’a­vais dési­ré être moi-même, sans jamais y réus­sir. Un être d’é­lite, un de ceux qui sont pour le monde un grand exemple, une bénédiction. 

Il me sem­bla que le pre­mier gémis­se­ment de mon enfant se réper­cu­tait en moi, tout autour de moi, rem­plis­sant tout l’es­pace. La sage-femme rom­pit l’en­chan­te­ment, disant d’un air satisfait : 

 — Voi­là qui est bien. C’est un beau gar­çon, j’en ai rare­ment vu d’aus­si gros.
—Mon­trez-le moi, mur­mu­rai-je. Mais cet ins­tant, je per­dis de nou­veau connais­sance. Quand je revins à moi, je vis à mon côté le nou­veau-né déjà enve­lop­pé de langes. Je ne pou­vais déta­cher mes yeux de son visage. J’é­tais toute rem­plie d’une sen­sa­tion déli­cieuse, comme je ne sais devant quel pro­dige et je me mis à rêver fol­le­ment de son avenir. 

Je fis d’heu­reux pro­nos­tics parce qu’il était né le mois que les astro­logues disent de béné­fique influence : « Si tu suis ton étoile, tu ne peux man­quer d’ar­ri­ver au glo­rieux port » [[Dante]]. À la rémi­nis­cence lit­té­raire, j’a­jou­tais celle his­to­rique, parce que j’é­tais toute impré­gnée de gari­bal­disme à cause de mon père, volon­taire sous Gari­bal­di en 1860 et 1866. Il m’é­tait agréable qu’il fût né rue de Mar­sa­la [[C’est à Mar­sa­la qu’en 1860 débar­quèrent les « Mille » de Garibaldi.]]. 

Un si gros nou­veau-né, je l’a­vais por­té, comme si de rien n’é­tait, durant des mois. À pré­sent, voi­là qu’il ne fai­sait plus par­tie de mon corps. Cette sépa­ra­tion me rem­plis­sait d’une bizarre tris­tesse, comme s’il se fût agi d’une perte, d’une muti­la­tion. Quand, aux pre­miers jours de juin, je sor­tis, au lieu d’é­prou­ver quelque sou­la­ge­ment, il me sem­bla qu’il me man­quait quelque chose de vital. 

Veuve Ber­ne­ri mère

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