Encore
une lettre à l’ami Pierre Boujut. Le sympathique directeur
de la Tour de Feu m’écrit — c’est tout à
fait son droit — être dérouté par les
traductions en vers de poèmes hongrois que nous avons
publiées dans notre numéro 14. Comme cela touche, sur
le plan de la poésie, à des problèmes je le
crois, assez urgents, je me permets de reproduire ici ma réponse
(en m’excusant auprès de Boujut de ne pas en faire autant de
ses lignes que j’ai malencontreusement égarées.)
Zurich
le 21 février 1957
Mon
cher Boujut,
Au
retour d’un bref voyage, j’ai trouvé votre carte du 11
février, et vous remercie de m’avoir si clairement
exprimé vos réserves sur un point que je trouve moi
aussi, extrêmement important.
Mais
ne nous égarons pas dans les généralités.
En
principe, moi aussi je me méfie toujours de la poésie
traduite. Seulement, il y a des cas d’espèce. Et à
mon avis, le cas Attila Joszef Prudhommeaux constitue une
exception extraordinaire à l’interdit qui semble peser sur
la traduction des vers, spécialement en français.
Votre
sentiment est tout à fait à l’opposé du mien,
mais je me demande si vous n’êtes pas victime, dans le cas
d’espèce que nous considérons ici, d’un jugement ou
même d’un préjugé qui vous a bouché
l’oreille.
(Contre épreuve :
les vers traduits de Petöfi dans notre dernier numéro de
Témoins, sont — mais Prudhommeaux le sait aussi —
très inférieurs ; seulement, c’est que
l’original l’est également. Nous ne les avons retenus
qu’en raison de leur signification dans le contexte historique
hongrois.)
Cela
dit, il me faut quand même, à mon tour, passer dans le
général. Pas du tout pour polémiquer ; en
poésie, cela n’a aucun sens, mais pour envisager, à
un point de vue autre que celui qu’on a en ce moment dans… la
France intérieure, le problème ardu, en principe
insoluble (je le disais plus haut), mais par cela même d’autant
plus insistant, de la transcription d’une langue à
l’autre du fait poétique.
Vous
me croyez encore l’homme lige de la « tradition
voltairienne ». Le vers voltairien — pas les grands
trucs, mais les poésies légères — ce n’est
pas si mal, d’ailleurs, que nous tous, grandis sous le signe du
romantisme et de ses séquelles, l’avons cru longtemps.
J’aimerais cependant mieux qu’on parle de la tradition tout
court. L’auteur des Satires nous faisait horreur, au
collège. Et cependant… Vous savez bien que Flaubert refusait
de l’excommunier ; et pour apporter de l’eau à votre
moulin, je vous avouerai retrouver dans mes notes (des notes pas
vieilles) ces versiculets qui m’ont étonné moi même :
Décrié — diamant si parfait que son eau
Offusque le regard de ce temps malhonnête.
Il chanta comme on pense et s’appelle Boileau.
je l’espère, aura deviné, conjointement à la
très sérieuse volonté de réparation
envers un très grand bonhomme (emmerdeur, mais grand à
l’intérieur de ses limites), le côté
d’amusement de ce presque pastiche. Peut être
s’imagine t’il que Prudhommeaux et moi même
cultivons je ne sais quelle idolâtrie périmée de
la technique. Il serait beaucoup plus juste de dire, je pense, que
nous ne partageons assurément pas avec le troupeau de Panurge
dont parle ailleurs Le Maguet le préjugé favorable de
l’« ouvrage mal faite ». — Cela posé,
je serais au désespoir que l’on me crût hypnotisé
par ce qui est seulement métier. En musique, par exemple, un
Toscanini, dont A. Borghi évoque si bien ici même les
qualités humaines, est loin de me paraître avoir eu
réponse à tout. Que Boujut veuille bien me croire si je
lui confie que j’acquiesce entièrement aux remarques si
fines de Fred. Golbeck, dans son article « Le mythe de
Toscanini » (Preuves, mars). La musique — et la
poésie sont au delà de la technique la plus
prestigieuse ; un cas tout proche le montre : toute
« détechnicisée » qu’elle soit,
l’adaptation de l’« Ode à Bartock »
de Gyullia Illyès, que J. Rousselot a donnée au cahier
de janvier des Temps modernes, transmet, je crois (je ne lis
pas malheureusement, le hongrois) admirablement l’original. Mais,
comme je le dis dans ma lettre, il n’y a jamais dans ces choses que
des questions d’espèce, et quand, par miracle, de la poésie,
comme dans les traductions de Prudhommeaux, s’incarne dans un
« métier », c’est double joie.]]
Et
il est bien exact qu’il y a du Voltaire dans le cas de
Prudhommeaux, ou du Diderot, si vous voulez. Cet encyclopédisme
au meilleur sens est, chez lui, l’un des aspects qui m’enchantent
le plus ; et peut être avez vous lu de lui, il y
a quelques mois, dans « Marsyas », une page
étonnante et délicieuse sur les Jardins de
l’abbé Delille ? —Toutefois, en ce qui me concerne
personnellement, je vous dirai : pourquoi cela nous
séparerait il, vous et moi ? Je précise :
j’ignore ce que Prudhommeaux aurait à dire en détail
sur le sujet, mais moi, cette tradition que vous reniez, je n’en
suis pas prisonnier , je ne crois pas (relisez, par exemple,
Délire pour Délire [[On
voudra bien m’excuser de m’être cité ; je l’ai
fait seulement parce que mon correspondant m’écrivit naguère
penser tant de bien (beaucoup plus que je n’en pense moi même)
de ce vieux petit livre anti-traditionaliste de forme.]], mais elle est l’une
des couleurs de mon spectre.
Patience,
mon cher Boujut, ça n’en a pas l’air, mais par ce biais de
« l’une des couleur »», j’en viens au
sujet véritable.
Jouve,
qui a poussé le plus loin la conception qui est au fond la
vôtre dans cette question de la traduction poétique, a,
s’opposant aux vues des professeurs, écrit un jour (ou
cité, je ne me rappelle plus) : « Il ne s’agit
pas de l’original, mais de l’origine ». C’est vrai
en profondeur, et en même temps ce n’est pas moins faux.
Vrai, par exemple, dans la mesure où les traductions de Valéry
par Rilke sont devenues de beaux poèmes rilkéiens
(quoique ou parce que vainement attachés au texte original)
mais qui n’ont plus rien à voir avec Valéry, faux
dans la mesure aussi où les versions de tels sonnets de
Shakespeare par Jouve, à force de descendre dans les
« profondeur », cessent, si intuitivement
Shakespeare qu’elles soient en elles mêmes, de nous
transmettre les sonnets qui furent leur point de départ.
— Tenez, j’ai en ce moment sous les yeux une magnifique gravure
du Piranèse, celle de la pyramide de Celsius. Je vois très
bien qu’un de nos abstraits actuels pourrait, sans la trahir, la
réduire aux deux triangles à quoi équivaut le
tout ; mais ce ne serait plus, ce que c’est dans Piranèse,
la pyramide et Rome.
Depuis
les balbutiements du symbolisme, notre lyrique française a
certainement vécu (presque elle en est morte, et le même
Jouve a pu parler du déluge dans lequel maintenant nous
sommes) la plus radicale révolution qui se puisse concevoir.
Vous qui vivez en France même (c’est en ce sens que je
parlais de ce qui avait pu vous boucher les oreilles), tout ce qui
n’est pas tributaire de cette révolution là vous
semble du même coup « du Voltaire ». Mais
attention ! Eliot a rêvé, un temps, du moment où
nous saurions enfin en France réaliser la synthèse de
notre poésie de toujours et des découvertes du « vers
libre ». Cette synthèse n’est pas venue. On peut
le regretter. On peut voir là aussi une permission de
pluralisme. Bien au contraire de Madame de Beauvoir, je ne pense pas
que la vérité est une. Heureusement ! Et, dans le
problème qui nous occupe, je crois qu’il serait temps qu’on
se rende compte que, du vers traditionnel au vers blanc et au verset
claudélien, toutes ces formes diverses, multiples, plurielles,
ont, tant en poésie originale qu’en poésie traduite,
également droit de cité. C’est d’ailleurs ce que ce
malheureux Brasillach avait déjà compris dans son
Anthologie de la poésie grecque. (Pour l’avoir loué,
je me suis joliment fait enguirlander par René Char —
une guirlande que je ne regrette pas, puisqu’elle aura été
l’occasion, ensuite, de nous découvrir amis.)
Mais,
j’y reviens, pour ce qui est de juger le résultat, il ne
s’agit jamais que d’un cas d’espèce. Du texte original,
d’abord. Ainsi ai je pu oser traduire les Élégies
romaines de Gœthe (je vous envoie ma version par ce même
courrier, pensant que vous ne la connaissiez pas et au risque que
vous la trouviez confirmer l’hypothèse « voltairienne »),
alors que je ne me serais jamais risqué aux lieder, qui
sont tellement plus beaux (plus près aussi de la poésie
telle que nous l’entendons). D’espèce aussi, non
seulement quant au traducteur, mais encore quant au rapport
auteur traducteur. On ne peut certes pas espérer que se
renouvelle tous les siècles le miracle
Shakespeare Schlegel. Il me semble cependant qu’il n’y
a rien de « voltairien » à sentir, à
penser qu’un peu de ce miracle là reparaît
dans certaines des versions du hongrois établies par
Prudhommeaux. Puisse mon trop bref — et trop long — aperçu
sur la multiplicité des couleurs du spectre vous aider
à vous libérer de ce que je crois être, chez vous
et chez tant de contemporains français de France, un
exclusivisme d’aperception qui (très semblable, certes
— nous sommes tant idéologiquement qu’esthétiquement
le pays de la terreur et des proscriptions en permanence, encore que
contradictoires — à la condamnation de l’art gothique par
Fénelon qui rêvait de la démolition des
cathédrales, ou de celle des palais baroques par Hugo) ne peut
qu’aboutir au cruel divorce de l’amour et de la justice.
Bien
amicalement à vous — et vive non l’éclectisme, mais
le pluralisme, qui est liberté, même des astreintes.
Jean
Paul Samson
Carte
envoyée après coup :
21
février 1957.
Un
simple P.-S.:
Pour
mieux vous faire entendre le « pluralisme » que
j’essayais de définir, il eût sans doute convenu
d’insister sur ce qu’il a d’allant presque de soi pour
quelqu’un qui vit en permanent contact avec une langue, que
d’ailleurs vous connaissez aussi sans doute depuis votre
« village » forcé d’Autriche telle que
l’allemand. Bien avant que les problèmes ne se posent sous
le jour que nous leur connaissons, le protéisme de la forme,
et la tolérance qu’il implique étaient nés
outre Rhin. Non seulement dès Hölderlin, mais déjà
chez Gœthe (voyez son Prométhée). Comme si la
longue indifférence germanique pour la liberté
politique avait favorisé la liberté formelle. — il y
aurait même là de quoi largement rêver.
Amicalement,
J.P.S.