La Presse Anarchiste

Lectures

Depuis
une quar­an­taine d’années, tout le monde s’accorde pour
recon­naître à M. Blaise Cen­drars une exubérance
d’écriture, une puis­sance ver­bale, un sens de l’anecdote
incom­pa­ra­bles. Son œuvre à peu près uniquement
autobiogra­phique, four­mille de réc­its où le
pit­toresque le dis­pute à la fan­taisie la plus débridée,
s’agrémente de détails où l’incident le plus
mod­este prend fig­ure de cat­a­stro­phe, s’enrichit d’approximations
où la vérité a quelque peine à s’y
retrou­ver ; mais qu’à cela ne tienne puisque le
pit­toresque est la note dom­i­nante à quoi s’évertue
l’écrivain. Tout cela autorise M. Blaise Cen­drars à
se livr­er aux con­sid­éra­tions les plus dés­in­voltes sur
n’importe qui et sur n’importe quoi, sur ce qu’il connaît
bien comme sur ce qu’il ignore. Recon­nais­sons qu’il le fait avec
un art telle­ment con­som­mé que le lecteur n’y voit
qu’étincelles et, tout ébloui, proclame (tel Henry
Miller dans son dernier bouquin) M. Blaise Cen­drars le plus étonnant
écrivain du siècle.

Notre
inten­tion n’est pas de nous inscrire en faux con­tre une opin­ion si
par­faite­ment uni­verselle ni de met­tre en doute l’immense érudition
que pos­sède l’auteur de tant d’œuvres notoires, dont la
toute dernière en date s’intitule Trop, c’est trop !

Mais,
trop, c’est trop, tout de même, et nous nous per­me­t­trons de
faire observ­er à M. Blaise Cen­drars que, puisqu’il est en
pos­ses­sion d’un reg­istre aux ressources illim­itées il
pour­rait à loisir y puis­er sans pré­ten­dre s’aventurer
dans des chemins qui lui sont inter­dits, tant par sa formation
d’esprit que par les milieux qu’il s’est appliqué à
hanter toute sa vie.

Car
nous relevons dans Bourlinguer [[Édi­tion
du Club français du Livre.]] les lignes que voici :
« — Ce n’est pas un Godin… Depuis que j’ai
entretenu le calorifère de l’hôtel des Wag­ons Lits
à Pékin, j’ai l’habitude de repér­er les
mar­ques de fab­rique des appareils de chauffage… Celui dont parle
Descartes devait être un poêle de faïence, à
l’alle­mande, grand comme la cham­bre, et con­som­mant du bois et
de la tourbe ; et celui de Chade­nat n’est pas un Godin mais
un Guise, ce pre­mier type de poêle économique qui
con­somme tout et qui était fab­riqué en série
dans les ate­liers du comte de Saint Simon, pas le mémorialiste,
mais l’autre, le fourié­riste, qui avait monté
deux trois pha­lanstères d’ouvriers dans la région de
l’Aisne, si bien que le poêle de Chade­nat est un des premiers
pro­duits de l’industrie des ouvri­ers com­mu­nistes en France et, à
ce titre, c’est un meu­ble historique… »

   *   *

Per­son­ne
n’a jamais lu, dans aucune langue, une telle somme d’énormités
en si peu de lignes. Saint Simon fouriériste !
Saint Simon « mon­teur » de phalanstères
dans le départe­ment de l’Aisne ! Saint Simon
con­fi­ant à des ouvri­ers « communistes »
le soin de fab­ri­quer des poêles mar­qués Guise !…

Rétab­lis­sons
les faits : Saint Simon et Fouri­er, certes contemporains,
ont pré­con­isé des sys­tèmes absolument
dif­férents. Saint Simon, étatiste, envis­ageait la
prise de pos­ses­sion par l’État (nation­al­i­sa­tion avant
la let­tre) de tout l’appareil pro­duc­teur et dis­trib­u­teur. Foncier,
au con­traire, pro­po­sait l’Association du cap­i­tal et du tra­vail à
l’échelle de l’entreprise. C’est assez dire que
Saint Simon ne pou­vait être fouriériste. D’autre
part, Saint Simon, décédé en 1825 n’est
pour rien dans la con­sti­tu­tion de l’association phalanstérienne
de Guise (Aisne) fondée par Godin en 1859. Et il n’y a pas
d’autre entre­prise fouriériste dans le département.
Quant à dire que les petits-bour­geois de la société
du familistère de Guise, qui fab­riquent les poêles
Godin, sont des com­mu­nistes il faut être un analphabète
social de la force de M. Blaise Cen­drars pour le prétendre.

De
grâce, que M. Blaise Cen­drars se borne à ses rix­es de
matelots, à ses coups de roulis, à ses his­toires de
légion­naire mythomane, et qu’il laisse à d’autres
le domaine soci­ologique où il n’a que faire. Et tout le
monde y trou­vera son compte.

R.
Proix


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