Le
court intervalle entre le précédent numéro et
celui ci me contraint, bien contre ma volonté, à
condenser en quelques lignes trop rapides ma part des habituelles
rubriques consacrées aux livres et aux périodiques. Le
lecteur, j’en suis sûr, voudra bien, pour une fois,
m’excuser.
* *
Dans
Défense de l’Homme (février 1957), en un
article intitulé « Sur la révolution
et les révolutionnaires en pantoufles », Paul
Rassinier vient de réserver plusieurs pages aux
événements de Hongrie — pages, donc, qui concernent
de si près (et on va le voir, de si loin) la tragédie à
laquelle nous avons jugé urgent de consacrer notre
dernier cahier, que, quelle que soit notre envie de nous
taire, il nous faut bien en dire deux mots. Paul Rassinier, au
contraire de ce que de naïves maladresses ont pu faire
croire à certains, est assurément un honnête
homme, joignant à cette honnêteté fondamentale
une bonhomie qui a le plus grand charme. Mais il y a chez lui
— « le Mensonge d’Ulysse » l’a bien
montré — un tel désir hypertrophié de ne
pas tromper autrui qu’il en arrive à se monter le
coup à lui même tout le premier : à
l’entendre, à peine eût on pu croire
encore à l’existence des chambres à gaz. Et le même
mécanisme joue cette fois devant ce que nous n’avons
pas craint d’appeler « le miracle hongrois ».
Si je comprends bien, folle est, pour Rassinier, toute entreprise que
ne couronne pas le succès. En Hongrie — tout comme dans
l’Espagne de la guerre civile — il trouve insensée une
action qui fut sanctionnée par la défaite. Et sans
doute, nous savons que les politiciens ne font que trop facilement
bon marché de la peau des autres, voire, quand ils ne sont pas
des canailles (cela arrive), de la leur propre. Mais de là à
construire, comme l’article dont nous parlons, une théorie
selon laquelle il faudrait, pour oser n’importe quelle révolte,
attendre que la situation fût révolutionnaire,
simultanément, dans tous les pays du monde, il y a une paille
— une paille qui prend les proportions d’une poutre. Rassinier ne
s’en rend certainement pas compte, mais sa pensée
s’apparente ici étrangement à l’attentisme de la
social démocratie allemande, aboutissant à céder
bien gentiment le pouvoir à Hitler, parce que le
personnage avait obtenu la majorité des voix et que, donc, la
situation « n’était pas révolutionnaire ».
Mais, pour comble, à ce para social démocratisme
Rassinier, toujours dans l’obsédant désir de ne pas
s’en laisser conter, joint une vue de l’action ouvrière
qui devrait rudement faire plaisir à l’appareil, qu’il
vomit pourtant, des cocos. Alors que le scandale majeur de
l’intervention russe en Hongrie est l’écrasement des
soviets, des conseils ouvriers, par l’armée dite rouge,
Rassinier nie purement et simplement le droit à
l’existence des conseils, expression, pour lui, d’une révolte
spontanée, et par là même condamnée à
une confusion sans espoir. Il ne veut entendre parler que des
syndicats — mais en même temps ne dénie pas moins à
ceux ci toute efficacité réelle, puisque, selon
ses vues, toutes les conquêtes que l’action syndicale a amené
la classe ouvrière à réaliser sont, en système
capitaliste, parfaitement illusoires. Autrement dit, la thèse
officielle du PC et du cher Fajon sur la paupérisation est
donc juste. Les ouvriers hongrois, et nous tous qui n’en avons pas
fini de saluer dans leurs actes l’aube d’une possible libération de l’homme, nous nous sommes bercés et nous nous
berçons d’illusions. Eh bien soit, même si nous nous
trompions, il resterait l’honneur du refus de la tyrannie. Oui, le
mot est lâché : l’honneur — qui va faire bondir
en Rassinier le Colas Breugnon qu’il croit être. Qu’il
veuille bien comparer, cependant, le désastre passif de la
gauche allemande, en 33, et la défaite de l’Espagne
républicaine ou de l’insurrection hongroise. De quel côté
sont les gages d’espoir — et de dignité ? Qu’il
veuille bien aussi réfléchir que, sans la Commune,
pourtant écrasée, elle aussi, les déshérités,
sous la république bourgeoise, n’eussent assurément
pas si vite retrouvé le courage de vouloir plus de justice. Et
alors il finira peut être par prendre conscience de la
profonde irréalité du soi disant réalisme
qui le guide et sur lequel je ne me suis résigné à
m’étendre un peu que parce qu’il y a là, pour ainsi
dire en toute innocence, un reflet malheureusement trop fidèle
de ce désarroi et de cette méfiance (compréhensible :
chat échaudé…) dont, sous prétexte qu’« on
ne les y reprendra plu », tant de nos contemporains,
spécialement en France, sont les victimes.
* *
Malgré
le caractère représentatif de l’auteur, il n’y a
pas lieu, je pense, de s’arrêter longuement à
l’interminable texte de Sartre, « Le fantôme de
Staline », paru dans le numéro de janvier des Temps
modernes. En substance : « 1. Le stalinisme a été
le seul socialisme possible (ce qui présente aussi l’avantage
d’expliquer que, sans y avoir jamais adhéré, j’aie
pu si longtemps le défendre urbi et orbi) ; 2.
L’intervention russe en Hongrie ? Faut distinguer, voyons :
dans un premier temps, cette intervention fut un crime, dans le
second, les Hongrois, du 23 octobre au 4 novembre, ayant eu
l’insolence, face aux tanks russes, de découvrir qu’ils
détestaient encore plus ceux ci qu’ils n’aimaient la
doctrine socialiste elle était devenue légitime — ce
qui n’empêche pas qu’elle reste condamnable (ceci doit être
de la « dialectique ») ; 3. Désormais,
que faire ? C’est l’évidence même :
toujours du dehors de ce PC auquel je n’ai jamais appartenu, mais
dont je me désolidarise, se donner pour tâche unique de
le régénérer : c’est le seul moyen —
sauvons la France au nom du Sacré Cœur ! —
d’assurer in extremis le salut de notre pays. » Et voilà
comment un homme qui passa pour intelligent et qui l’est
probablement encore, se donne un mal infini (120 pages bien tassées)
pour ne même plus, cette fois, retomber sur ses pattes.
Navrant.
Il
n’en faut pas moins recommander chaleureusement le reste du numéro,
qui, sous le titre de « La révolte de la Hongrie »,
constitue, admirablement composé par François Fejtö,
un recueil aussi abondant que précieux de documents et de
textes hongrois.
* *
La
place me fait défaut pour rendre compte comme il le faudrait
de la passionnante brochure l’Actualité de la Charte
d’Amiens, par Roger Hagnauer, préface de Pierre Monatte
(Édition de l’Union des syndicalistes). Personnellement, je
ne saurais me prononcer sur la thèse d’Hagnauer, selon
laquelle l’unique voie à suivre pour « opposer
une volonté humaine à l’anéantissement de
l’homme par la machine », l’interventionnisme de
l’État et la technocratie, est de revenir à la
tradition, rajeunie, du syndicalisme révolutionnaire telle
qu’elle découle de la Charte d’Amiens. Mais sans
préjudicier, en de si brèves lignes, de l’importance
à accorder aux « conseils » (forme que
le syndicalisme, classique ne pouvait pas connaître encore) ni
même de la possibilité de nous persuader qu’un monde
syndicalisé répondrait vraiment à notre attente,
il me paraît hors de doute — et c’est ce qui rend le
travail d’Hagnauer si précieux, comme au reste l’effort de
la « RP » et de l’Union des syndicalistes en
général — que le souci de réactualiser
l’esprit du syndicalisme authentique ne peut qu’essentiellement
contribuer à la défense, pour ne pas dire à
l’instauration des vraies libertés.
* *
Dans
la Table ronde de février, un article d’Emmanuel Berl
à retenir : « Irréalités
françaises ». « Plus l’histoire joue
contre les nationalismes, plus ceux ci virulent, hors de France
comme en France, à gauche comme à droite… On en est
au point qu’il devienne scandaleux, en France d’admettre que la
France doive tenir compte d’autre chose que de soi… Atlantiques,
oui, mais antiaméricains, européens, certes, mais
germanophobes. » Ou encore, sur cette absence au monde
d’un vieux pays en pleine crise d’irréalité :
« Pour mesurer le progrès de cette vésanie,
il suffit de voir combien peu de Français ont attaché
d’importance à la conférence de Bandoeng… On peut,
on doit espérer que les Blancs se feront pardonner et leurs
offenses et leurs bienfaits. Mais il faudra du temps pour que les
peuples libérés ne craignent plus de retomber sous la
sujétion dont ils s’émancipèrent. Les Français
seraient, théoriquement, mieux placés… pour
comprendre ces choses. Mais on dirait qu’ils ne les voient pas ne
veulent pas les voir et désirent seulement qu’on leur dise
ce qui leur plaît et que d’ailleurs ils ne croient qu’à
moitié ou pas du tout quand on le leur dit. Le premier besoin
de ce peuple, c’est de recouvrer le goût des mots justes et
des idées vraies. C’est de mettre fin au gouvernement de
l’imposture qui se poursuit à travers les changements de
cabinets, de majorités, et même de constitutions. »
Puisque
je parle d’Emmanuel Berl, je dirai aussi que de tant de volumes
ouverts et qui vous tombent des mains tout de suite, en cette carence
de la véritable création dont semble affligée à
peu près toute l’Europe (au point que, moi qui ne le lisais
jamais il m’arrive, pour tromper ma faim de lecture, de dévorer
des kilomètres de Simenon), son livre Présence des
morts (Gallimard) constitue une heureuse et fascinante
exception. Quel progrès, depuis les trop brillants pamphlets,
pas toujours sympathiques, des débuts de la carrière
de Berl. (Il est vrai que j’ignorais encore Sylvia quand
j’ai pris connaissance du livre que je signale ici.) Ayant pensé
mourir d’une longue maladie, Berl a tenu le journal de la
présence absence de ses morts. Depuis longtemps n’avait
paru ouvrage ayant tout ensemble et cette intelligence et cette
humanité. Les pages sur le malheureux Drieu La Rochelle sont
un inoubliable chef d’œuvre ; et la vieille dame du
Palais Royal — est elle folle ? — demeure dans la
mémoire comme le signe indélébile de notre
absurde destin.
* *
Autre
exception : « D’amour et d’anarchie, récit
d’une femme de militant recueilli par Claire Sainte Soline
(Grasset) est un ouvrage, tout à la fois, de haute et de
discrète qualité. Il m’eût semblé que Le
Maguet nous en aurait parlé comme pas un. Mais le temps lui a
fait défaut, et c’est bien dommage. Par moments, ce petit
livre fait penser à Une vie, de Tolstoï. C’est
tout dire.
* *
Puisque
j’en suis aux exceptions, je signalerai aussi, pour ceux de nos
lecteurs qui connaissent l’allemand, dans Unsere Meinung de
janvier, deux essais de l’écrivain zurichois R. J. Humm,
dont on a pu lire ici même (Témoins, n°
10⁄11) quelques fragments des Iles. Le premier, sur
l’astrologie, est une des meilleures pages d’humour — et de
compréhension — qui se puisse lire. Alors que l’organisme,
expose Humm, peut admirablement supporter, comme l’a montré
Leriche, l’ablation d’un nombre stupéfiant de ses organes
les plus essentiels, l’esprit inversement s’accommode sans vrai
dommage de l’« addition » d’idées et
de systèmes biscornus, à tel point que, tout au cours
de l’évolution de l’histoire, il a fini par en tirer la
faculté de découvrir de plus en plus la chose la plus
cachée du monde : la réalité. — Le second
essai, bien amusant pour quiconque connaît la vogue dont jouit
en Europe centrale la pseudo-philosophie de Rudolf Steiner, est une
réjouissante mise en boîte de ladite, dénommée
« anthroposophie ».
* *
Je
terminerai sur quelques mots consacrés à mes toutes
dernières lectures : Poursuivant ses patientes
recherches, dont j’ai déjà eu le plaisir de parler
ici, sur Rilke, Renée Lang vient de publier les Lettres
milanaises du poète praguois (Plon) reliées entre
elles par de savants commentaires. Il est seulement dommage que les
destinataires de ces lettres n’en aient autorisé la
publication qu’à la condition de les donner, toutes. Nombre
d’entre elles s’encombrent d’afféteries « mondaines »
d’autant plus insupportables que le français fort
particulier de Rilke (il les écrivit en cette langue) en
présente les volutes comme au verre grossissant. (Max Rychner
excellent critique alémanique, a, dans Die Tat exprimé
là dessus un sentiment tout contraire, mais c’est que
les maniérismes allemands de Rilke lui parviennent dans sa
propre langue maternelle.) Pour le reste, il fallait évidemment
le publier, même si c’est un terrible document. Rilke s’y
montre, au grand scandale de ses correspondants italiens, follement
entiché de Mussolini et de sa dictature. Quand on sait
l’extrême délicatesse de la sensibilité du
poète, son horreur physique de l’armée, de la
violence, c’est à n’y pas croire. Et puis l’on se dit
qu’il faut justement méditer cela : le génie
n’empêche pas toujours — bien au contraire — d’être
irresponsable ; ni — ce qu’on ne saurait trop utilement
rappeler à la critique « de gauche » —
cette regrettable irresponsabilité, la possibilité du
génie.
On
a récemment parlé en de tels termes élogieux de
Mme Nathalie Sarraute que j’ai tenu à voir de près de
quoi il s’agit. Le seul talent assez puissant, pouvait on
lire, pour mériter d’évoquer celui de Proust (et cela
non point sous la plume de Sartre, dont on voit sans peine que les
tentatives de Mme Sarraute ont tout ce qu’il faut pour retenir chez
lui l’attention de l’auteur de la Nausée, mais bien
sous la signature d’un critique aussi autorisé que M. André
Rousseaux). Je l’avouerai, je n’ai pas eu de chance. Le premier
volume de Mme Sarraute que j’aie entrepris de lire, Portrait
d’un inconnu (Gallimard) m’a immédiatement découragé.
Défaut assurément démodé, j’aime bien
comprendre ce que je lis ; alors… Toutefois, l’autre volume du
même auteur, Martereau (même éditeur), où
je me suis aventuré, sembla devoir rompre le charme à
l’envers. Tant de finesse d’analyse, d’existence, si je peux
dire, dans l’inexistant, j’ai cru que j’étais dans le
coup. Mais dès que paraît le personnage principal,
malaise. Ce personnage peut être objectivement vrai autant
qu’on voudra — c’est possible pour le lecteur, il a l’air
construit de toutes pièces. On n’y croit pas. Alors, je me
suis reporté au volume théorique de notre
anti romancière (car il paraît que c’est de
l’anti roman qu’elle écrit, et j’en tombe bien
d’accord), l’Ere du soupçon (id.). Pas la moindre
hésitation à avoir : Mme Nathalie Sarraute est
d’une intelligence ébouriffante. Et comme elle est
extrêmement intelligente, elle voudrait que le roman, qu’elle
pratique sans y croire, soit avant tout un instrument d’investigation
toujours plus aiguë de la réalité humaine. Or, il
n’est guère possible, pense t elle, d’aller plus
loin que Proust ou Joyce, ou, dernier stade en date, que Becket. Son
intelligence, je le demanderai en toute ingénuité, ne
devrait elle pas lui faire se dire que c’est là un
point de vue de professeur ? Bien sûr, tout grand artiste
révèle des vérités insoupçonnées
avant lui. Mais c’est de surcroît. Avant tout, ses
personnages vivent. Seulement, pour faire vivant, il faut croire à
ses personnages. Pour des raisons infiniment complexes — et dont le
snobisme est de porter au pinacle leurs victimes — c’est cette
croyance qui est actuellement en recul. Selon M. Wladimir Weidlé,
qui a si magnifiquement élucidé le phénomène
dans les Abeilles d’Aristée, ici réside la
vraie nature du malaise dont nous souffrons et dont toute la science
livresque du monde n’empêchera pas Mme Nathalie Sarraute de
demeurer prisonnière, au même titre que nos gens à
l’affût du dernier cri en toutes choses. Manès
Sperber, à cet égard, me répéterait sans
doute qu’il faudrait esquisser toute une phénoménologie
du snobisme. Trop long, cher ami. Un savant allemand le fera
peut-être un jour à notre place. Provisoirement, je
me contenterai, bien illusoirement peut être, de penser
avec l’auteur des Abeilles que tout finira par finir et que
le jour viendra où les diligents insectes recommenceront de
faire leur miel dans la gueule même du lion mort.
S.