La Presse Anarchiste

Toscanini homme libre

À
la fin de 1956, nous avons, à Uman­ità nova, reçu
une carte de New York. C’étaient des souhaits de bonne
année, que nous trans­met­tait le fils de Toscani­ni, depuis
tou­jours porte parole de son père. Com­ment expliquer,
pour notre hum­ble tri­bune, tant de considération ?

Ce
sont choses de vie publique qui aident à la con­nais­sance du
grand chef d’orchestre — choses qu’il faut savoir, car les
pro­fes­sion­nels de la musique les ignoreront tou­jours. Autrement dit,
ils ne con­nais­sent pas Toscani­ni intégral.

   *   *

C’est
pré­cisé­ment à New York qu’a fleuri notre
ami­tié. Bien pau­vre eût été notre
antifas­cisme si, à la liste des d’Annunzio, des Gen­tile, des
Mar­coni se fût ajouté le poids du nom de Toscanini.
C’était l’heure où le César de paille était
proclamé l’envoyé de la Prov­i­dence, tant par la
Banque que par l’Église, l’académie et la
diplo­matie du monde entier, Moscou en tête, bien sûr,
puisque le pre­mier gou­verne­ment qui ait recon­nu l’État
sovié­tique ne fut autre que la Rome de Mussolini.

Or,
en cette même heure, Toscani­ni a dit non !

   *   *

New York
est l’une des plus grandes villes ital­i­ennes. Sur les huit millions
d’habitants de l’immense car­a­van­sérail, il y avait plus
d’un mil­lion d’émigrés ital­iens (d’émigrés
non réfugiés). Et sur ce mil­lion, une proportion
peut être de cinq pour cent d’antifascistes. Minorité
infime, mais auda­cieuse, mais inadap­tée, déracinée
et n’attendant que le moment de ren­tr­er en Ital­ie, pour la
Révolution.

Toscani­ni
était avec nous, ani­mé de la même haine contre
toute la coali­tion obscu­ran­tiste, cléri­cale, gangstériste
groupée autour de l’ambassade du fas­cisme, tout à la
fois payée et payant pour tromper tout le monde, en premier
lieu les pau­vres dia­bles inca­pables de dis­tinguer entre l’amour du
pays natal et la « patrie politique ».

   *   *

On
a accusé Toscani­ni d’avoir aban­don­né l’Italie dans
ces années noires. En effet : Toscani­ni n’eût pas
été capa­ble de vivre en Ital­ie sous la pro­tec­tion du
dic­ta­teur. Non, Toscani­ni n’eût pas pu vivre sous la tente à
oxygène, tan­dis que le peu­ple tout entier était menacé
d’asphyxie. Toscani­ni n’était pas un « doctrinaire »
— il ne l’a même pas été en musique. Tout le
monde se plaint qu’il n’ait pas lais­sé une méth­ode,
un traité de sa méth­ode. En vérité,
Toscani­ni ne pou­vait pas se soumet­tre à la dic­tature, parce
que, en lui, éthique et esthé­tique se rejoignaient dans
une même et pri­mor­diale aspi­ra­tion : l’amour, la passion
de la liberté.

Il
ne faut pas dis­simuler la part d’erreur, apparem­ment inévitable
en cha­cun, même chez ceux que nous admirons le plus. Quel homme
est infail­li­ble ? Toscani­ni, pen­dant la Pre­mière Guerre
mon­di­ale, fut inter­ven­tion­niste. Nous étions, nous,
anti inter­ven­tion­nistes. Mais nous avons tou­jours fait la
dif­férence entre les inter­ven­tion­nistes cohérents avec
eux mêmes et les hommes de paille à la Mussolini,
qui, du matin au soir, était passé de l’Hervé
pre­mière manière au plus furieux nationalisme.
Toscani­ni était imprégné d’italianité
mazz­ini­enne ; donc, il ne se trahis­sait pas en prenant le parti
de la guerre — mais cela devait lui val­oir (dame, tout se paye !)
une cama­raderie avec le Mus­soli­ni de 1915 1919, ce même
Mus­soli­ni qui bien­tôt allait lui faire recon­naître dans
l’ex marx­iste extrémiste le pro­to­type du Rabagas
[[Borghi est plus calé
que nous en « lit­téra­ture » française.
Le Larousse en deux vol­umes révèle : « Raba­gas,
comédie poli­tique en cinq actes de Vic­to­rien Sardou
(1872). Raba­gas est le type du politi­cien de café, chef d’une
bande de dém­a­gogues braillards.]].

Dès
avant la marche sur Rome, Toscani­ni ouvrit les yeux le soir qu’à
Bologne les fas­cistes pré­tendirent lui impos­er de jouer leur
hymne « Giovinez­za ». Il dit : non. On
essaya la manière douce. Il répé­ta : non.
On le menaça. Sa réponse n’avait pas changé :
non. Alors, on pas­sa aux gifles. Mais lui, tou­jours : non, non,
non ! C’était la rup­ture ouverte.

Sous
son apparence timide, voire même, peut être,
aris­to­cra­tique (encore qu’il se mon­trât mal à l’aise
avec les aris­to­crates, leur témoignant sa mau­vaise humeur),
Toscani­ni était un révolté, un insoumis. Les
écrivains bour­geois ne com­pren­nent pas cela. Ils ne savent pas
que Toscani­ni était resté l’individu typ­ique de son
orig­ine, de son édu­ca­tion pop­u­laire en une ville de tradition
révo­lu­tion­naire, Parme — avec, en out­re, pour lui, une
tra­di­tion de famille garibal­di­enne (son père avait été
com­pagnon de Garibal­di). Je pré­cis­erai même que Parme a
son Belleville ou, si l’on préfère, son faubourg
Saint Antoine : le faubourg qui, comme le nom italien
l’indique — Oltre­tor­rente — est de l’autre côté
de la riv­ière, faubourg révo­lu­tion­naire par excellence.
Toscani­ni était resté un gars d’Oltretorrente,
« cette par­tie de Parme, comme il lui est arrivé
de me dire au cours de nos con­ver­sa­tions, où la police
n’avait pas le courage d’entrer, au temps de Garibaldi ».
(Parme, en 1922, avant la marche sur Rome, fut la ville qui se
fit le plus remar­quer dans l’insurrection con­tre le fascisme,
lorsque celui ci entre­prit de la conquérir.)

L’adoration
de Toscani­ni pour Ver­di est prover­biale. Ver­di est lui aus­si de la
province de Parme, et Toscani­ni dis­ait sou­vent de Ver­di : « Je
l’aime, car il est resté le paysan de ses origines. »

Cer­tains
n’ont pas craint de chercher à min­imiser la protes­ta­tion de
Toscani­ni le jour de son refus de faire exé­cuter l’hymne
fas­ciste à Bologne. On a pré­ten­du que c’était
là une protes­ta­tion d’artiste raf­finé qui n’admettait
pas de con­fon­dre la musique « art » avec la
musique poli­tique. Rien de plus faux. Toscani­ni, pen­dant la dernière
guerre, a tou­jours accep­té de ter­min­er ses con­certs par « la
Mar­seil­laise », l’hymne de Garibal­di et même
« l’Internationale » répudiée
par Staline. La protes­ta­tion de Bologne fut bel et bien une révolte
— révolte con­tre Mus­soli­ni, révolte d’une homme
libre.

   *   *

On
a dit et répété qu’il était autori­taire
avec les instru­men­tistes de son orchestre. Autori­taire ? Que
voilà bien, dans son cas, un mot employé à
con­tretemps ! Est il « autoritaire »
le médecin qui pré­cise à l’infirmière
la tâche qu’elle doit rem­plir ? Est il
« autori­taire » avec les pas­sagers, le pilote
qui pré­side au déplace­ment du navire ? Nous avons
en ital­ien le vrai mot : autorev­ole, c’est à dire
qual­i­fié sans réserve. Ce fut le sujet d’une
con­ver­sa­tion entre lui et moi — si petit — chez lui un soir, à
Riverdale (N.Y.). Toscani­ni fut tout con­tent d’entendre mon
dis­tin­guo. II n’aimait pas être con­sid­éré comme
une « autorité ». Et en effet, il était
un « souf­frant de la per­fec­tion ». Aux
répéti­tions, on le voy­ait souf­frir. Oui, il avait des
moments de protes­ta­tion énergique con­tre une disharmonie —
mais quel sourire aus­si au moment de sa vic­toire sur quelque petit
« rien » qui avait mis aupar­a­vant son oreille à
l’épreuve d’un ter­ri­ble ter­ror­isme. Et ses instrumentistes
lui don­naient rai­son, recon­nais­sants de tout ce qu’ils savaient
avoir appris de lui.

   *   *

Il
ne fut pas un politi­cien ; mais aux heures graves pour l’Italie
et pour le monde, il fut un poli­tique, et il le fut avec
clair­voy­ance. Et cela à telles enseignes que lorsque, à
New York, on eut com­mencé de louch­es manœu­vres de
réha­bil­i­ta­tions non en faveur des pau­vres dia­bles, mais des
gros bon­nets du fas­cisme ita­lo améri­cain, Toscani­ni prit
ouverte­ment par­ti con­tre ces com­pro­mis et ces com­pro­mis­sions, en
accord avec les démoc­rates intran­sigeants comme le professeur
Salvem­i­ni, et aus­si avec nous. Et lorsque les com­mu­nistes italiens
apportèrent leur sanc­tion au traité passé entre
le fas­cisme et le Vat­i­can, Toscani­ni ne ménagea pas
l’expression de son indig­na­tion et de sa fureur. De tous les hommes
en vue, il est le seul qui n’ait jamais ren­du vis­ite au Pape à
Rome. Et jamais, autour de lui, je n’ai vu de prêtres ni
d’images de piété. (Soit dit à pro­pos de la
spécu­la­tion à l’échelle mon­di­ale à
laque­lle s’est adon­née l’Eglise à l’occasion de
ses funérailles. Sa pro­pre famille a affir­mé que la
mort l’a sur­pris tout seul dans son lit. C’est dire que les siens
n’étaient pas inqui­ets de son état. Ce qui n’a pas
empêché de répan­dre après coup le bruit
que, deux jours avant de mourir, il se serait sen­ti très mal
et qu’on avait alors fait venir un con­fesseur. Basile, une fois de
plus, a bien tra­vail­lé. N’oublions pas, d’ailleurs, qu’il
y a dans sa famille des femmes très haut placées dans
l’aris­tocratie monar­chiste ; même une jeune fille a
récem­ment épousé un mem­bre de la famille royale
ital­i­enne. Mon­seigneur Spell­man archevêque de New York, et
qui aspire à pren­dre la suc­ces­sion de Pie XII sur le trône
de saint Pierre, avait là tout ce qu’il lui fal­lait pour
mani­gancer — c’est le cas de le dire — son œuvre… pie.)

Je
vous envoie [[Écrit à Hans Rüdi­ger, Stock­holm, qui a traduit ce texte en
sué­dois pour le jour­nal syn­di­cal­iste Dagstid­nin­gen
Arbetaren
et nous a com­mu­niqué l’original, écrit en français.]]
une pho­to de Toscani­ni, dont il me fit cadeau en 1944. Voici en
quelles cir­con­stances : Un jour, le Maître m’avait
demandé : « Nous jouons « l’Internationale »,
mais tout ce que je sais, c’est que la musique en est belle.
Dis moi, qui est l’auteur des paroles ? et qui le
musicien ? »

Et
quelques jours plus tard, me voilà de nou­veau chez lui, avec
un exposé détail­lé sur Pot­ti­er, le poète
anar­chiste et ex com­mu­nard, et sur le musi­cien Degeyter, auteur
de la musique. Toscani­ni fut ent­hou­si­as­mé de mon petit
travail.

Sur
Toscani­ni homme libre, il y aurait encore beau­coup à dire.

Arman­do
Borghi


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