« Jetés
dans l’ignoble Europe où meurt, privée de beauté
et d’amitié, la plus orgueilleuse des races, nous autres
Méditerranéens vivons toujours de la même
lumière. »
Ainsi,
dans le chapitre de l’Homme révolté consacré
à « La Pensée de Midi », Camus invoquait-il,
origine et garante de notre salut, l’Hellade.
Son
dernier livre, la Chute [[Gallimard, éiteur.]], tient un bien autre langage :
« À
propos, y lisons-nous, connaissez-vous la Grèce ? Non ? Tant
mieux ! Qu’y ferions-nous, je vous le demande ? »
Rien
en effet — sinon la dure lumière d’une forme parfaite de
moins « méditerranéen » que ce livre.
Impitoyablement, Camus nous y enclôt en ce « monde de
l’Ancien Testament » à quoi, dès 1950 il nous
montrait déjà condamnés, coincés que nous
sommes « entre des Pharaons cruels et un ciel implacable ».
Car
il semble bien qu’il ne faille pas nous attendre à trouver
ici, comme dans le Mythe de Sisyphe, la Peste, l’Homme révolté,
ni même, au moins de façon sous-jacente,
comme dans l’Étranger, la recherche d’une
réponse à l’absurde de l’humaine condition, mais
uniquement la peinture de cela même que, dans ce monde tel
qu’il va, aux yeux de Camus nous sommes. Longtemps, écrit
Nicola Chiaromonte dans son article de Tempo presente (juillet
1956) consacré à ce livre (« Camus et la
révolte de l’individu »), l’auteur aurait songé
à appeler la Chute « l’Homme du jour »,
— c’est-à-dire l’homme tel qu’il le découvre
en regardant tout ensemble et ses chers contemporains et, sans
doute aussi, avec s’il se peut encore moins d’indulgence,
lui-même. Car s’il serait excessif de parler, comme
certains ne s’en sont point retenus, d’un autoportait, il
n’en est pas moins évident que l’auteur a emprunté
à sa propre personne, mais en les transposant, certains des
éléments de sa cruelle épure.
*
* *
La
trame du livre ?
À
un auditeur bénévole qui l’a rencontré dans un
bar louche d’Amsterdam, Jean-Baptiste Clamence (du moins se fait-il
appeler ainsi), ancien brillant avocat parisien, raconte — il a
tout de suite, en ce confident qui, d’un bout à l’autre de
l’ouvrage, ne prendra jamais la parole, reconnu un compatriote —
comment, comblé de vertus et de succès, il a soudain
renoncé à son existence d’«honnête homme »
voué à la défense, autant que possible
matériellement désintéressée, de la veuve
et de l’orphelin. Certain soir, sur le Pont des Arts, il lui est en
effet arrivé d’entendre éclater derrière soi
un rire » et pourtant, il n’y avait personne. Disons grosso
modo : le rire de sa mauvaise conscience. Et certain autre soir,
toujours au bord de la Seine, il lui a bien semblé qu’une
jeune femme qu’il venait de voir, penchée au-dessus du
parapet, comme attirée par l’eau du fleuve, s’y était
effectivement jetée. « Trop tard, trop loin »,
pensa-t-il, sans même se retourner. Dès lors son rôle
d’homme « parfait » lui devint insupportable. Car, de
s’être pris ainsi en flagrant délit de lâcheté,
il découvre — après La Rochefoucauld, qui n’est
jamais évoqué, mais dont le nom forcément nous
monte aux lèvres — qu’il n’a jamais été
vertueux que par amour-propre. Si encore ce n’était que
cela ; mais sa découverte est plus profonde, ou enfin plus
métaphysique — quasi théologique voudrait-on dire —
que celle de l’auteur des Maximes : notre vertu, se persuade
Clamence, n’a pas seulement sa racine dans l’amour que nous nous
portons à nous-même, mais encore et avant tout dans
notre désir de « couper au jugement », de nous
dérober à l’inévitable condamnation qu’exige,
de notre part comme de celle d’autrui, notre culpabilité
fondamentale. Et las d’une vie désormais désaccordée,
Clamence a bazardé sa situation et, dans ce bar interlope
d’Amsterdam où il s’est fait le conseiller juridique des
marlous et des gangsters (il faut bien que la pègre échappe
de temps à autre au châtiment, sinon les honnêtes
gens se croiraient innocents), exerce en catimini l’état de
« juge-pénitent » — entendez : d’un homme assez
conscient de son indignité pour avoir enfin le droit de juger
aussi celle des autres.
Nous
sommes tous des salauds. Le texte ne le dit pas ainsi, mais c’est
bien ce qu’il oblige à penser. Tous dans le bain, donc. Car
c’est le seul moyen, sinon de nous sauver nous-mêmes, chose
impossible, du moins de faire que la vérité soit sauve.
*
* *
Maintenant
qu’à quelques mois de distance je viens de relire la
Chute, je crois mieux comprendre pourquoi, après
l’enthousiasme que m’avaient inspiré les cinquante
premières pages à l’emporte-pièce, j’avais
poursuivant ma lecture, peu à peu ressenti — « à
mon amitié défendante », si j’ose ainsi parler,
pour l’acteur — un croissant malaise.
Non
que je me fusse cabré à l’idée d’être
moi aussi, forcément, dans le bain, puisque aussi bien, comme
dit Clamence, ce « portrait (de moi-même) que je tends à
mes contemporains devient un miroir ». Laissons à M.
Émile Henriot le petit ridicule de protester dans le journal
le Monde de ses bons sentiments, joints à cet autre
ridicule, de bien belle taille celui-là, d’imaginer que sa
protestation pharisienne lui fut inspirée par le souci de
prendre la défense de l’humanité tout entière.
Bien au contraire, dans la mesure même où la Chute
nous met face à face avec nos propres turpitudes — ah !
tout ce qu’elle remue en nous que nous nous imaginions ne plus
savoir — il faut très exactement remercier Camus d’avoir
écrit là une œuvre dont le mérite essentiel,
car c’en est un et peut-être le plus grand, est d’être
un livre inquiétant. Foin des œuvres qui rassurent ! — et
qui, surtout, nous rassurent sur nous-même. Pour ce beau
travail-là, nous n’avons, hélas, besoin de personne.
Ce
malaise initial, non, il ne venait pas davantage, du moins pas
seulement, de ce que, malgré moi, j’en arrivais parfois à
me demander ce que l’auteur avait, à proprement parler,
voulu faire. S’accuser, certes, en nous accusant. Mais quand il
fait dire à son personnage : je suis « un partisan éclairé
de la servitude », il est bien évident que Clamence, ici,
n’est plus Camus, l’ami, le camarade, l’homme de la liberté
dans l’honneur. « À vouloir peindre l’homme du jour,
mais en lui prêtant de ses traits, n’a‑t-il point couru le
danger de s’asseoir entre deux chaises ? » Ainsi m’arrivait-il
de m’interroger ; question à bien y réfléchir,
assez sotte. Car il suffit de se regarder vivre, enfin on appelle
cela vivre, pour savoir que chacun de nous recèle en lui-même
un complice de tout ce qu’il aspire à combattre. Quel
anarchiste ne se découvre pas, en de certaines heures, une
nostalgie de Versailles ; quel chrétien, du paganisme ; quel
libertaire, des solutions d’autorité ; quel amant sincèrement
épris, du bordel ? — Si même, et ce n’est pas
prouvé — car il y a aussi la logique impersonnelle de la
création et, quoi qu’en ait dit Freud, toute image ou épure
n’est pas forcément un aveu — oui, si même un Camus
peignant l’homme du jour a, par exemple, sur ce chapitre de la
servitude, en lui-même trouvé un morceau dudit homme du
jour, un « papou » qui n’y dirait point non, le
constater n’est pas pour autant dire oui. Constater n’est pas
adhérer.
On
n’a pas assez remarqué, me semble-t-il, que ce livre, à
propos duquel certains ont exhumé le terme de conte
philosophique, est beaucoup moins qu’un récit, un monologue ;
seul, nous l’avons vu, Clamence y prend la parole. Personnage
unique, mais personnage scénique quand même, à
bien prendre. À tel point que, sans faire la moindre
comparaison entre les hommes et les œuvres, on ne peut s’empêcher
d’évoquer parfois cette pièce à un seul rôle
qu’est La voix humaine (sauf qu’ici l’on parlerait
plutôt de La Voix-presque-inhumaine…). Quoi qu’il en soit,
le texte n’est pas sans au moins partiellement relever de l’optique
théâtrale, si chère, on le sait, à son
auteur. De là, peut-être, ce nihilisme d’une pensée
dramaturgiquement contrainte à la démesure de toujours
courir aux extrêmes, et par conséquent ces formules qui,
réduisant l’homme au néant, pouvaient, avant ma
dernière relecture, engendrer ce malaise, cet insidieux
malconfort dont j’eusse tant voulu préciser plus
définitivement l’origine. Mais je n’y arrivais toujours
pas. — Maxime : si tu es mal à l’aise d’un malaise que tu
éprouves, c’est que c’est en toi que ça ne tourne
pas rond.
Il
y avait bien aussi cette autre raison possible, et que je crois
encore jusqu’à un certain point valable : dans la mesure ou
la Chute constitue une de ces confessions — je dis bien :
dans la mesure — telles que nous en pouvons lire chez les grands
Russes, chez un Dostoïewsky par exemple, la langue extrêmement
classique — exactement, sauf dans l’indéfectible poésie
des évocations descriptives, celle de nos moralistes — oui,
cette langue délibérément adoptée ici par
Camus tend en un sens, si admirable qu’elle soit en elle-même,
à desservir quelque peu son propos. Car si peu indulgents
qu’ils aient su être pour eux mêmes, nos
moralistes, soucieux non de morale mais de l’étude des
mœurs, faisaient une critique, non point sociale sans doute, mais
très essentiellement de l’homme en société.
Même penchés sur leur moi, ils le voyaient du point de
vue d’autrui : le romantisme n’était pas encore passé
par là. En même temps que c’était surtout aux
autres qu’ils s’en prenaient, à cette société
constituée que nous avons perdue. L’optique du
contre-autrui, si j’ose dire, même en face de soi, était
la leur. D’où que, surconsciemment élaboré
dans les ruelles et à la cour, leur éblouissant
langage, employé de nos jours pour — en partie — parler de
soi par un grand artiste moderne risque d’empêcher un peu que
nous nous y reconnaissions de prime abord.
Mais,
excepté peut-être ce tout dernier point, en somme bien
extérieur, une lecture plus attentive aura maintenant
transformé telles premières velléités de
réserves en presque autant de raisons de n’en plus faire.
Différence n’est point réserve. Et ce qui me reste à
dire, qui explique, on va le voir, pourquoi j’ai choisi de donner
aux présentes lignes le titre qu’on a pu lire, m’apparaît
à présent, par voie d’élimination des motifs
de rester en arrêt ci-dessus énumérés,
assez fidèlement répondre à l’essentielle
intention du livre pour qu’il ne s’agisse plus des goûts et
des couleurs, mais bien, je crois, du problème fondamental
qu’il se trouve poser.
*
* *
« L’idée
la plus naturelle à l’homme, dit à un moment donné
Clamence, celle qui lui vient naïvement, comme du fond de sa
nature, est l’idée de son innocence. De ce point de vue,
nous sommes tous comme ce petit Français qui, à
Buchenwald, s’obstinait à vouloir déposer une
réclamation auprès du scribe, lui même
prisonnier, et qui enregistrait son arrivée. Une réclamation ?
Le scribe et ses camarades riaient : « Inutile, mon vieux. On ne
réclame pas, ici. » « C’est que, voyez-vous,
monsieur, disait le petit Français, mon cas est exceptionnel.
Je suis innocent »
J’entends
bien : l’innocence, si par impossible elle se trouvait être de
ce monde, serait exceptionnelle. — Jean-Baptiste Clamence dit
aussi : «… nous ne pouvons affirmer l’innocence de personne
tandis que nous pouvons affirmer à coup sûr la
culpabilité de tous ». Ou encore : « Chaque homme
témoigne du crime de tous les autres, voilà ma foi et
mon espérance »
Cette
obsession de la culpabilité, du péché, il ne
faut peut-être plus dire originel mais existentiel, toujours,
je l’avoue, m’étonne. Oh ! certes, je comprends, quand je
vois, comme chacun, l’état du monde, que nos malheurs aient
ruiné cette confiance en la vie qui, de la Grèce à
la Renaissance et à l’appel du bonheur du socialisme encore
naïf de nos grands-pères, faisait de nous, hommes
d’Occident, voués à la grande espérance
ici-bas, les ennemis jurés des obscurantismes théocratiques
dont le totalitarisme rouge n’est que la plus récente
incarnation ; et je puis aussi comprendre que, doutant du sens de
cette vie condamnée à l’éternel malconfort,
les hommes de ce temps soient tentés d’en expliquer, voire
même d’en justifier l’infamie par le mythe de la mauvaise
conscience. Non pas la toute naturelle mauvaise conscience de savoir
que nous n’en faisons jamais assez pour délivrer nos frères
esclaves, qu’ils soient de chez nous, d’Afrique, de Russie ou
— hongrois ; mais bien, par une sorte d’évasion dans
l’absolu du désespoir, la mauvaise conscience qu’il faut
dire en effet mythique, métaphysique, décrétant
une fois pour toutes que la condition humaine est une condition
coupable par définition. L’art vivant, depuis Kafka, se
nourrit de ce noir brouet, et l’on en voit si bien les raisons que,
tout porté que je sois à m’étonner d’un tel
dogme, je dirai : « Tant mieux quand même », si, de
Kafka à Camus, un tel art, dans ses réussites, en
peignant tout entière l’horreur de notre abominable
condition, garde la vertu de nous insuffler une volonté
toujours plus âpre de la refuser, bien plus : de la transformer
de fond en comble. « Si », dis-je — tandis que ne plus
seulement décrire et dénoncer notre condition maudite,
mais en outre, par une promotion, de nos jours bien inattendue, de
l’existence à l’essence, en élever à
l’absolu le scandale, n’est-ce pas, en même temps que
forcer le vrai, d’avance décourager notre révolte ?
Je
ne me le dissimule pas : lorsque je parle ainsi, c’est sans doute
avant tout question de générations. Je sortais tout
juste de l’adolescence, en quatorze, à la grande cassure.
Avant l’abîme — malgré Baudelaire, malgré
l’adorable et vertigineux Nerval, malgré Nietzsche, malgré
Sorel — on pouvait même, retardant davantage encore sur les
hasards de l’état civil, rester fidèle à la
clarté, ou, comme écrivent les manuels, « aux
lumières encyclopédiques », et dire : mon cher
dix-huitième siècle. Même après les
déluges, je le dis toujours. Ce n’est pas pour rien, au fait
c’est peut-être justement pour cela que j’ai traduit
Brupbacher, révolutionnaire hédoniste.
Tout
ceci, assurément, ne fait qu’expliquer. Mais quoi, le fait
de savoir comment l’on en est venu à penser telle chose
doit-il pour autant nous astreindre à la mettre en doute ?
J’ose,
immodestement, croire tout le contraire.
Or,
en ce qui concerne cette culpabilité que j’ai qualifiée
de métaphysique, je le crois d’autant plus volontiers que
Camus a tout de même écrit dans l’Homme révolté :
« L’homme… n’est pas entièrement coupable, il
n’a pas commencé l’histoire ; ni tout à fait
innocent, puisqu’il la continue. » Aussi bien ce même
livre, pour mieux nous mettre en garde contre les systèmes
trop cohérents, nous rappelle-t-il, avec une pondération
bien rare de nos joins, qu’il n’est jamais de vérités
que relatives.
Et
d’ailleurs, relative ou absolue, notre culpabilité, si
culpabilité il y a, est-elle, oserai-je demander de façon
résolument terre à terre, pour l’orientation de notre
pensée et de notre agir, chose tellement importante ? Lorsque
Jean-Baptiste Clamence évoque ses jours « heureux »
d’avant la crise, d’avant la chute, ce qui, de toute évidence,
lui paraît le plus scandaleux, c’est d’avoir alors,
soustrait à tout jugement grâce au trompe‑l’œil de
ses vertus vécu si parfaitement à l’abri qu’il peut
dire : « Pensez bien cela, cher Monsieur : je vivais impunément. »
Mais,
et j’en demande pardon à ce moine sans dieu — je dis bien
moine, car son état de juge-pénitent a quelque chose de
sarcastiquement monacal — est-ce que cette impunité n’aurait
pu, mieux comprise et mieux admise, avoir quelque air de famille avec
la vraie liberté concrète du « fais ce que
voudras » rabelaisien ? — ce fais ce que voudras qui devrait
définir l’état normal des hommes libérés
par les rêveurs libertaires que nous sommes ? Les hommes, ce
n’est point tant l’innocence que je leur demanderais de plaider,
mais l’indifférence à l’étiquette morale
applicable ou non à leurs pensées et à leurs
faits et gestes. Même si j’étais chrétien et
donc préoccupé de mon plus ou moins péché,
il me semble que je répéterais volontiers les deux vers
de Villon :
Pourtant Dieu ne veut pas ma mort.
Tout
de même que, chrétien ou non chrétien, l’homme
me paraîtrait sage qui tenterait de faire siennes ces paroles
d’un autre catholique qui, pour n’être point de « notre
bord », n’en a pas moins découvert — sans que cela,
dans les grandes circonstances, lui ait jamais servi beaucoup —
quelques pertinentes vérités du cœur : « Le niveau
moral de notre vie, dit M. Marcel Jouhandeau — qui doit s’y
connaître ! — n’a rien de commun avec la gravité ou
la nature de nos fautes. C’est la manière de se comporter
bien ou mal dans le mal aussi bien que dans le bien qui nous classe. »
Que
l’on ne s’y méprenne point : si j’incline ainsi la pensée
de deux écrivains pratiquants, le voyou de génie et le
contemporain que je viens de citer, vers une vue du péché
qui ne va pas sans indulgence (car il peut aussi y avoir de
l’indulgence dans le discernement), ce n’est pas pour plaider
l’humain trop humain de la cause d’une vie relâchée.
D’accord : il faut nous efforcer, comme m’écrivait un jour
Le Maguet, de faire un beau passage. Autant que possible. Mais,
métaphysiquement parlant, s’il fallait, en éthique,
opter entre tels absolus et l’indifférentisme, je choisirais
le second. Non par mépris des valeurs morales, — mais parce
qu’avec Brupbacher je pense toujours au pauvre « animal humain
continuellement tiraillé entre l’instinct et ce qu’il
prend pour ses devoirs ».
*
* *
Vous
vous rappelez le cri de la femme qui vient de se jeter dans la Seine,
ce cri entendu par Clamence, et qui ne le fit point se retourner.
Vous vous rappelez aussi que tel fut le véritable début
de la crise. Mais celle-ci n’éclata point tout de suite. Un
temps, même, notre brillant avocat pensa guérir…
« Un
jour pourtant… à bord d’un transatlantique… j’aperçus
au large, raconte-t-il, un point noir sur l’océan couleur de
fer… Il s’agissait d’un de ces débris que les navires
laissent derrière eux… (J)’avais tout de suite pensé
à un noyé. Je compris alors… que ce cri qui,
des années auparavant avait retenti sur la Seine, derrière
moi, n’avait pas cessé, porté par le fleuve
sur les eaux de la Manche, de cheminer dans le monde, à
travers l’étendue illimitée de l’océan,
et qu’il m’y avait attendu jusqu’à ce jour où
je l’y avais rencontré. Je compris aussi qu’il
continuerait de m’attendre sur les mers et sur les fleuves,
partout enfin où se trouverait l’eau amère de mon
baptême. »
Clamence
raconte ceci sur le bateau qui le ramène, avec son compagnon
toujours muet, du Zuydersee vers Amsterdam. Et il poursuit :
« Ici
encore, dites-moi, ne sommes-nous pas sur l’eau?… Nous ne
sortirons jamais de ce bénitier immense. »
Je
ne sais pas si le lecteur est comme moi, mais les mots que j’ai
soulignés me semblent étrangement chargés, au
corps et à l’esprit défendant de Camus, je
pense, de tout un climat chrétien. À relire une
fois encore cette dernière phrase : « Nous ne sortirons
jamais de ce bénitier immense », j’y crois
entendre — Camus ne sera guère content du
rapprochement, mais qu’y faire ? — la résonance de
quelques-uns des plus beaux (il y en a) d’entre les versets de
Claudel.
Je
n’ai, ce disant, aucune arrière-pensée de critique.
J’aime, puisque je le partage, le refus résolu que
Camus oppose à « leur » foi, mais pourquoi
nierais-je le respect que m’inspirent certaines ces âmes
qui en sont touchées ? Traducteur de Brupbacher, je le suis
aussi de Silone, et comme, en dehors des besognes purement
alimentaires qu’il faut bien, hélas, accepter, j’ai pour
règle de ne jamais traduire que ce qui m’est plus ou moins
congénital, on ne s’étonnera pas que la
redécouverte du vrai christianisme par l’auteur d’Une
poignée de mûres n’ait pas rencontré en
moi, si impossible qu’il me demeure de faire le saut
ontologique, un lecteur entièrement étranger.
Certains
se sont montrés choqués que, dans un autre passage de
la Chute, il soit dit que celui que Camus appelle son ami
— celui que l’on a crucifié — avait lui aussi, oui, même
lui, part à notre condition coupable, puisque, bien qu’il
n’y fût évidemment pour rien, c’est quand même
à cause de lui qu’Hérode avait ordonné le
massacre des Innocents. Il me semble que si moi-même je croyais
à l’Homme Dieu, il faudrait, pour que ma foi fût
entière, que le Dieu Homme eût à son innocence
quelque faille l’humanisant, plus encore, même, qu’à
Gethsemani ou que son cri de détresse, Eli, Eli, lamma
Sabachtanni ? clamé sur la croix du Calvaire. On sait que
certaines sectes slaves sont allées très loin en ce
sens. Sans rien toutefois reprendre de leurs exagérations, le
trait que prête le récit de Camus au Fils de
l’Homme devrait, il me semble, ne rien avoir, pour un lecteur
croyant, de choquant ni de blasphématoire.
Je
ne parle point de tout ceci pour insinuer que l’auteur de la
Chute tend, comme certains, on sait bien qui, s’en flattent
d’avance, à rejoindre le giron de notre Sainte Mère
l’Église. Au fait, si cela lui arrivait, ce serait bien son
droit. Mais alors, adieu, ce serait le cas de le dire ! la « Pensée
de Midi ». Les affinités, ou tout au moins les apparences
d’affinités sur lesquelles je viens de me permettre
d’attirer l’attention, ont cependant — et c’est la seule
raison pour laquelle je m’y suis attardé — cette portée
de montrer à leur manière que l’obsession de la
culpabilité, du péché, s’écarte déjà,
virtuellement, de l’affirmation du seul ici-bas si chère au
penseur et au poète du Mythe de Sisyphe, de Noces et
de l’Eté. Car Camus a beau dire qu’il n’est point
besoin de Dieu pour fonder la culpabilité, elle est, sans lui,
sans du moins une pensée fondamentalement religieuse,
métaphysiquement arbitraire. — Pierre-Jean Jouve, à
qui nous devons certains échos — pas toujours audibles —
de l’une des méditations les plus profondes de la
Catastrophe qui définit ce temps-ci, ne me contredirait pas.
Aussi bien s’est-il, justement, détourné, ces
dernières années, de tout ce qui est action actuelle. À
ceux qui n’en sont pas là, j’ose dire : « Puissiez-vous,
chers cadets mes aînés en talent, faire accueil en
vous-mêmes à la présente petite défense et
illustration de l’oubli du péché. » Et si
j’osais parodier un slogan célèbre, j’ajouterais
presque : « Faites un Dieu, ou bien faites la liberté. »
*
* *
J’en
étais à peu près là de mes réflexions
quand je lus, également de Camus, le Requiem pour une
nonne. Et l’honnêteté m’oblige — ici nous ne
polémiquons pas, nous essayons de dire le vrai — à
faire suivre d’un point d’interrogation la thèse « païenne »
que je viens ci-dessus d’esquisser. Il est peu d’œuvres
théâtrales qui se puissent mettre au-dessus de celle-ci,
adaptation à la scène de l’un des plus sombres récits
du calviniste Faulkner, entièrement fondé sur l’idée
de l’inguérissable culpabilité humaine. Je venais
d’écrire à Camus mon intention de rompre une
lance, sinon pour le péché du moins pour son oubli.
Tout de suite, il me fallut lui récrire : « J’en tiens
toujours pour cet oubli, mais n’en suis pas plus fier pour cela. »
Et j’ajoutais en substance : christianisme ou non — après
tout, ni Eschyle ni Sophocle n’enseignent le gai savoir — il est
probablement, il est sûrement dans la nature humaine des
éléments dont ne peut s’accommoder la raison
raisonnante, mais comme ce serait nous appauvrir que de les vouloir
ignorer ! Tout comme le mouvement ne se démontre qu’en
marchant, ce sont là vérités que l’on ne peut
manifester qu’à coup de chefs‑d’œuvre. Dont acte, mon
cher Camus.
*
* *
Mais
que cette fenêtre ainsi ouverte sur la nuit ne nous empêche
pas de revenir à la pensée diurne.
S’il
faut absolument poser le problème de la culpabilité, de
la mauvaise conscience, pourquoi ne pas nous rappeler, dirai-je,
l’amusante et tonique façon dont il nous est présenté
par Gide dans son Prométhée mal enchaîné ?
On se souvient de l’affabulation : venu s’asseoir à une
terrasse des boulevards, Prométhée à qui l’on
demande :
« Qu’est-ce
que vous faisiez en Grèce ? », « Des allumettes »,
répond-il modestement. Mais il y a toujours, encore que chacun
s’efforce à accéder au fameux acte gratuit, son
satané vautour, — sa conscience. Alors, à l’épilogue,
il l’offre en festin à ses amis. Bouffée, la
conscience. Je ne dis pas que Gide eût prétendu que la
solution est tout entière trouvée ici. Mais ne laissons
pas cependant de méditer la sagesse de l’apologue. Fidèle
vautour, soit ; mais bon appétit.
Encore
ceci, plus sérieux (mais qu’appelle-t-on sérieux?),
pour finir :
Ce
qui, dans la Chute, même depuis que j’ai mieux appris
à en mesurer la portée, me manque toujours — après
tout, le sujet l’excluait sans doute, mais ça me manque —,
c’est la tendresse, passée sous silence autant qu’on
voudra mais présente, à laquelle les autres œuvres de
Camus nous avaient habitués. Tendresse n’est peut-être
pas le mot. Disons : chaleur humaine, — oui, cette humaine chaleur
que l’on sentait agissante jusque dans l’aspiration de Camus à
la « sérénité crispée » définie
par René Char. Je le répète, le sujet de la
Chute exigeait probablement que la sérénité
disparût, que, chez Jean-Baptiste Clamence seule demeurât
la crispation. Clamence saura-t-il la surmonter ? Souhaitons-le lui,
comme assurément Camus le lui souhaite, lui qui a écrit
que « la révolte ne peut se passer d’un étrange
amour ».
Jean-Paul
Samson