La Presse Anarchiste

Les faux-monnayeurs

Après
lec­ture de notre avant-der­nier numé­ro, « Fidélité
à l’Espagne », Anto­nia Stern, que l’amitié et
le sou­ci de la véri­té a ame­née, depuis de
longues années, à cher­cher à réta­blir la
lumière sur la fin d’un com­pa­gnon calom­nié, a écrit
pour nous ces pages à l’occasion du vingtième
anni­ver­saire de la mort de Hans Beim­ler, tom­bé vic­time du
Gué­péou à Madrid le 1er décembre 1936
.

Au
cours de la vague de réha­bi­li­ta­tions qui a sui­vi les
révé­la­tions de Khroucht­chev lors du XXe Congrès
du PCUS le nom de Hans Beim­ler est, lui aus­si, reve­nu à
la lumière, arra­ché aux dou­teuses ténèbres
le par­ti s’était com­plu à le
maintenir.

La
mémoire de Hans Beim­ler n’a que faire de ce macabre
repentir.

Le
cou­rage avec lequel ce vaillant s’il en fut réus­sit à
fuir du camp de Dachau au temps d’Hitler, et l’organisation
par ses soins de la Cen­tu­ria Thäl­mann, première
for­ma­tion de volon­taires alle­mands anti­fas­cistes venus
com­battre en Espagne aux côtés des Républicains,
prouvent assez la force d’âme de ce lutteur.

Homme
d’action par excel­lence, il pre­nait émi­nem­ment au sérieux
la réa­li­sa­tion des idées révolutionnaires.
C’est ain­si qu’il défen­dit entre autres la cause de
l’immédiate dis­tri­bu­tion des terres aux pay­sans pauvres.

Il
était fait pour vivre à fond les pre­miers mois de la
guerre civile espa­gnole et pour s’y don­ner tout entier. Dans
l’indescriptible enthou­siasme de cette pre­mière période,
il se vit bien­tôt entou­ré, pour le peu de temps
qui lui res­tait à vivre, d’une popu­la­ri­té quasi
légendaire.

Mais
Sta­line ne tar­da pas à mettre fin à ce climat
révo­lu­tion­naire. En échange des armes provenant
de l’Union sovié­tique (et dont les envois
com­men­cèrent au début de novembre 1936), il impo­sa ses
condi­tions, dépê­chant en même temps en Espagne, où
ils furent char­gés de les faire res­pec­ter, tout un
essaim d’agents du Guépéou.

L’élan
révo­lu­tion­naire fut bri­dé, les conquêtes sociales
des pre­miers mois remises en ques­tion, et com­pro­mise, ruinée
même, l’unité d’action des divers partis
politiques.

À
la spon­ta­néi­té révo­lu­tion­naire des débuts
suc­cé­da une réac­tion à peine larvée.

Beim­ler
n’était pas homme à se plier à de telles
méthodes. Fidèle à lui-même, il ne fit
point mys­tère de sa façon de pen­ser et dut finalement
payer de sa vie sa fidé­li­té à l’idéal.

Depuis
long­temps déjà, les bureau­crates du par­ti, centralisés
à Bar­ce­lone à l’hôtel Colon, flai­raient en lui
ce qu’ils haïs­saient le plus au monde : un tempérament
révo­lu­tion­naire, et l’ordre de Mos­cou ne se fit pas
long­temps attendre.

Le
1er décembre 1936, Beim­ler était tué d’une
balle tirée d’un guet-apens loin du lieu véritable
des com­bats, dans la cité uni­ver­si­taire de Madrid.
Suf­fi­sam­ment d’indices devaient mon­trer que le coup pro­ve­nait d’une
arme du Guépéou.

En
même temps que lui tom­bait éga­le­ment son fidèle
cama­rade Louis Schus­ter, au moment même où il
s’apprêtait à aller secou­rir Beim­ler. Le seul
sur­vi­vant de la tra­gé­die était Richard, un agent du
Gué­péou que Mos­cou avait délégué
aux côtés de Beimler.

Pour
mieux camou­fler l’assassinat, le par­ti fera à Beim­ler de
gran­dioses funé­railles ; puis, le silence se fait sur lui,
silence que, par la suite, nul n’allait pou­voir essayer de dissiper
sans cou­rir le risque de s’attirer la méfiance et les
per­sé­cu­tions de la police politique.

Bien
enten­du, ce même silence est reli­gieu­se­ment obser­vé par
les porte-plumes offi­ciels du par­ti. C’est ain­si que l’honorable
Ilya Ehren­burg, dans son « No pasarán » (édi­tion
alle­mande au Malik-Ver­lag, Londres, 1937), consacre bien un long
cha­pitre à la Cen­tu­ria Thäl­mann, mais en s’offrant le
luxe de ne même pas men­tion­ner le nom de Beim­ler, son
fon­da­teur. Et, plus tard, Lud­wig Renn, dans son roman « Der
spa­nische Krieg », paru en 1956, mais écrit et récrit
bien aupa­ra­vant, à chaque fois selon les nou­veaux tour­nants de
la ligne, — le der­nier « état » date de 1954 — a
certes insé­ré dans son livre deux cha­pitres sur le
bataillon Thäl­mann, mais s’il ne passe pas entièrement
sous silence la per­son­na­li­té de Beim­ler, il le fait en une
phrase si insi­gni­fiante que l’on devrait se deman­der com­ment un
per­son­nage aus­si peu digne de rete­nir l’attention a pu être,
non seule­ment le fon­da­teur de la célèbre cen­tu­rie, mais
en outre nom­mé au poste de com­mis­saire poli­tique de toutes les
for­ma­tions alle­mandes des bri­gades inter­na­tio­nales. Renn ne se borne
point, d’ailleurs, à ce pru­dent demi-silence. Dans son désir
de s’assurer les bonnes grâces du par­ti, il ne manque pas de
recueillir les bruits calom­nieux mis en cir­cu­la­tion dès la
fuite de Beim­ler du camp de Dachau ; et s’il a cru très
habile de mettre ces pro­pos dans la bouche d’un com­parse inventé
à cet effet, il se garde bien de les contredire.

Mais
le métier de plu­mi­tif aux ordres ne paye pas tou­jours autant
qu’on croit. Com­bien Lud­wig Renn ne don­ne­rait-il pas aujourd’hui
pour n’avoir pas publié ses insi­nua­tions ! Entre-temps, en
effet, l’appareil s’est avi­sé de pro­cé­der à
la « réha­bi­li­ta­tion » de sa vic­time. Le par­ti alla
jusqu’à trou­ver expé­dient de faire frap­per une
« médaille Beim­ler » et de la dis­tri­buer aux anciens
com­bat­tant d’Espagne.

Fausse
médaille — fausse mon­naie, aus­si inju­rieu­se­ment dérisoire
que les funé­railles natio­nales d’un Rajk, à Budapest.
Com­bien de temps encore nous fau­dra-t-il assis­ter à la
décom­po­si­tion morale d’un par­ti qui a éle­vé à
la digni­té de l’un des beaux-arts l’exploitation des
cadavres des hommes qu’il a fait assas­si­ner — de ce même
par­ti qui, aujourd’hui, achève de se désho­no­rer en
étouf­fant dans le sang la révolte de l’héroïque
peuple hongrois ?

Faux-mon­nayeurs,
vous n’y pou­vez rien : le nom de Beim­ler n’a pas besoin de votre
fausse mon­naie ni de vos pré­ten­dues réhabilitations.
Sans vous, mal­gré vous, pour tous les hommes de cœur — ne
par­ta­geassent-ils point les concep­tions poli­tiques de l’homme —
il brille par lui-même, inef­fa­çable symbole.

Paris,
décembre 1956.

Anto­nia
Stern

La Presse Anarchiste