Problème
encore à résoudre
Calvaire,
chaque jour renouvelé, du cancéreux, du paralytique,
cadavre vivant et qui supplie qu’on le tue. « Ces maux dont le
ciel vous comble, dira le théologien, sont le signe qu’il
vous aime et fait de vous son vase d’élection. » Ou
bien encore : « Vos maladies paient vos excès. »
Soit.
Passons.
Laissons
aussi la cruauté, de l’animal, du sauvage, du civilisé.
Il
y a pire. D’abord le problème de la bassesse. Il appelle
moins le regard parce qu’il se produit sous un jour qui n’est ni
terrible ni cru. Ici, pas de ces choses qui vous glacent, pas de
cris, pas de sang : la fange seule ; et le dégoût. Je ne
veux pas parler de la faiblesse humaine, de la chute, qui porte en
elle sa vertu de relèvement ; mais de cette abjection compacte,
toute pure, de celle, par exemple qui croupit au plus bas de ce
qu’improprement l’on nomme « le milieu » : abjection
qui, jamais, ne se dément, fût-ce au cours de vingt,
trente années de carrière, qui ne se connaît pas,
ne peut pas se connaître davantage que le serpent ne sent le
froid de sa peau.
« Dieu
a fait l’homme à son image »
L’a‑t-on
dit… ou l’ai-je rêvé ?
Et
le fou ? La mère qui voit l’enfant, chair de sa chair, changé
en bête ?
Alors
intervient le philosophe : rien ne prouve que la douleur, que le mal
soient voulus, qu’ils ne soient point partie d’un acte
indivisible, le créateur projetant le monde, expansion de sa
puissance, sans considérer le détail.
Mais,
que deviennent ces cheveux de notre tête, « tous comptés »,
déclarait le Fils ?
Comptés,
il est vrai, par le Père, seul responsable en qualité
de créateur. S’il passe au second plan, si, pour le troupeau
des fidèles, il n’est plus guère que le père
de son fils ; si ce fils, peu à peu, s’élève à
la première place [[La ligne générale
de l’iconographie, qui est allée jusqu’à figurer
Dieu le Père sous les traits de Jésus, suit d’ailleurs
la même courbe.]], lui qui a souffert en tant qu’homme
tout ce qu’un homme peut souffrir, le problème aussi passe
au second plan.
Ce
qui domine, ce qui s’impose, c’est l’image de l’hostie, du
crucifié, fruit des entrailles d’une femme, « Mater
Dolorosa » », soumise comme lui aux servitudes de la
terre.
Et
pour agir sur la foule des âmes en détresse, qui
trouverait dans tout l’arsenal de la dialectique quelque chose qui
soit plus fort que la pitié ?
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* *
À
notre époque, la plupart des questions qui touchent le social
et le politique sont trop complexes pour admettre une solution qui ne
soit pas seulement verbale : on ruse avec, on ne les résout
pas.
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* *
Si
j’avais voix aux conseils du prince, dans les délibérations
de grande conséquence, je ne plaiderais pas nécessairement
pour la justice absolue, abstraite, mais pour la décision qui
risquerait le moins d’augmenter la souffrance dans le monde.
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* *
Plus
d’un curieux de psychologie mis à l’improviste devant un
paysage nouveau, mais qui lui donne l’impression du déjà
vu, a cru y reconnaître les souvenirs d’une vie antérieure.
Pourquoi
ne pas se demander si ces souvenirs ne seraient pas ceux de la
première enfance, cette enfance totalement sortie de notre
conscience claire et dont nous ne savons rien ?
L’homme
vit comme si l’être qu’il a été entre l’âge
d’un jour et de deux ou trois ans, quelquefois davantage, était
un autre que lui.
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* *
Tourments
de la mémoire :
De
quand ce rêve ? Douze minutes ou douze années ?
Et
cet autre ? Rêve ou réalité ?
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* *
Oh !
ces gens toujours en fièvre de conversation, dont les propos
sur les hommes, les œuvres et les choses sont à la fois
massifs et inconsistants !
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* *
Paris
56.
Avec
sa Sainte Foire de l’Auto, ses douze mille candidats aux sept cents
places pour le numéro d’un Cocteau bicornu qui s’offrira
aimablement leur tête ; avec ses kilomètres de peinture
métaphysique, ses mannequins et ses Reines dont les magazines
recueillent les oracles, Paris — mais est-ce encore Paris ? —
donne aujourd’hui le la de l’imbécillité.
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* *
À
ces évangélistes nouveaux qui, la matraque au poing,
nous annoncent des aurores fraternelles, je répondrais
volontiers, parodiant le « Pyrrhus » de Racine :
« Je
ne sais point prévoir les bonheurs de si loin. »
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« La
cruauté, hélas ! n’a pas de patrie », disent
certains contempteurs, les plus abominés, de la nature
humaine.
Aux
peuples qui se veulent à la pointe de la civilisation il
appartiendrait de les démentir.
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Égypte,
Grecs, Jésus, Bonaparte, Lénine : poussière au
vent des âges pour l’homme qui, sans espoir, penche vers sa
fin. Presque seules, alors, gardent à ses yeux paradoxale
consistance de réalité des harmonies comme celles qui
flottent, simples allusions, vapeurs crépusculaires voilant le
temps écoulé, au-dessous de la voix d’Élisabeth
Schwarzkopf chantant ces lieder où Richard Strauss octogénaire
a versé l’assoupissement de nos derniers jours.
François
Villon, déjà, l’avait dit en huit syllabes : «…
Car à la mort tout s’assouvit. »
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Si
l’on fait entrer dans le total les histoires que se raconte
l’enfance solitaire, la lecture des fictions, les rêveries de
l’adolescence et de l’âge mûr, les rêves de la
nuit, on trouvera qu’une moitié peut-être seulement de
la vie humaine échappe à la folie.
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Croyance
pour croyance, le déterminisme en vaut bien une autre. S’il
ne nous promet rien pour l’avenir, il n’est pas sans bienfaisance
concernant notre passé : dans les moments que les repentirs,
les remords se font poignants, il nous murmure, consolation peut-être
illusoire, que la suite aveugle des causes ne pouvait pas se dérouler
autrement.
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Les
périodes de tension politique sont mortelles pour l’individu.
Perdant la faculté de se regarder froidement en face, de
prendre ses dimensions et ses limites, il n’est plus soi, mais une
cellule de ce monstre étrangement sensible et dur à la
fois que constituent les passions nationales.
Maxime
Girieud