La Presse Anarchiste

Paris sans lustre

La
cure de soleil

J’allais
sur mes six ans lorsque notre voi­sin, le bou­lan­ger Autran, tomba
malade et dut ces­ser de tra­vailler. Ses quintes de toux s’entendaient
nuit et jour de notre logis et nous fai­saient mal. Tout le monde,
dans la mai­son, s’affligeait de voir comme on nous avait détraqué
le magni­fique et plai­sant com­pa­gnon qu’il avait été
jusque-là. Misère ! Avant trente ans, ce n’était
plus qu’un homme déla­bré, assom­bri par le mal­heur qui
l’avait mis si tôt hors de jeu. Non, vrai­ment, ce n’était
pas loyal ! Ni lui ni per­sonne n’aurait pu s’attendre à
cela ; un tout autre sort parais­sait lui avoir été
réser­vé. Aus­si, Autran dut-il pen­ser qu’il y avait
trom­pe­rie ; qu’entre lui et la vie qui se déro­bait à
ses pro­messes, le contrat se trou­vait rom­pu. Et l’on eût dit
qu’il en vou­lait à tous d’être res­tés plus ou
moins en accord avec elle. Etait-ce le sen­ti­ment d’avoir été
traî­treu­se­ment et injus­te­ment frap­pé qui lui avait
retour­né le carac­tère ? Le cer­tain, c’est qu’il
n’était plus du tout le même avec nous et que, du
modèle des bons gars, il avait viré au mau­vais, notre
ami. Allons ! il aurait beau faire, du haut en bas de l’immeuble (ni
eau ni gaz mais fidé­li­té à tous les étages),
ce fut comme si l’on s’était pas­sé la consigne :
Autran serait aimé mal­gré lui.

Mais
un rayon de soleil venait-il à s’aventurer dans notre cour,
on le lui réser­vait. Le moment, pour les mou­tards, de
déguer­pir. Il n’était pas besoin de nous chasser.
Trou­bler la sieste de notre ami, nous ne l’aurions pas vou­lu. Et
puis, nous sen­tions bien que mieux valait ne pas paraître
devant lui ; qu’après nos bonnes par­ties de naguère,
nous ne pou­vions plus être, nous, enfants, pour le malade, et
le malade pour nous, enfants, qu’une cause de regret…
C’était Chres­tien, le cor­don­nier, qui, sor­tant de son
échoppe, don­nait le signal. Les deux autres arti­sans de la
cour, Favières, l’ébéniste, et Bourrassé,
le car­ton­nier, se mon­traient aus­si­tôt et l’on grimpait
ensemble chez Autran. Puis, sa mère l’ayant bien enveloppé
de cou­ver­tures, les trois com­pa­gnons des­cen­daient le bou­lan­ger dans
un curieux et impo­sant fau­teuil d’un genre absolument
inclas­sable, vieux ser­vi­teur de la famille, sans doute. L’escalier
reten­tis­sait alors de bruits de pas tré­bu­chants et
d’avertissements apeu­rés : « Hé, là,
pre­nez garde ! » On se serait cru dans une mai­son de riches quand
les démé­na­geurs trans­portent avec peine et précautions
un objet d’autant de poids que de valeur. Non, bien sûr, il
ne pesait pas lourd, notre bou­lan­ger, mais le fau­teuil, oui, un peu,
et, de plus, sa lar­geur ne faci­li­tait pas les choses dans notre
esca­lier plu­tôt étroit. Il y aurait eu un mode de
trans­port plus simple et plus pra­tique, celui dit « à la
chaise » : les mains de deux hommes assem­blées en
croi­sillon forment le siège et le por­té, assis comme en
pre­mière classe, passe les bras autour du cou des porteurs.
Quant au fau­teuil, ce n’eût pas été une si
grande affaire, pour un troi­sième com­pa­gnon, de le char­ger sur
son dos. Mais Autran, le bou­lan­ger, quand on était venu la
pre­mière fois pour le des­cendre, avait déclaré :
« Si ça vous dit de me trim­ba­ler, moi je veux bien, mais
je ne bouge pas de mon fau­teuil. » Il n’y avait donc pas à
y reve­nir. Ce trait encore, qui m’a été rapporté :
Un jour que, rem­pla­çant un des hommes par hasard empêché,
mon père, dont ce n’était pas bien l’affaire,
concou­rait de tout son cœur, et faute de mieux, au por­tage de son
mal­heu­reux voi­sin, celui-ci, le voyant pei­ner, l’admonesta : « Ah !
Ça, Mon­sieur Eloi, vous n’avez donc pas de…» Arrivé
en bas, on dépo­sait le far­deau à l’endroit seul aimé
du soleil, et l’homme fini trô­nait là, triste et
loin­tain, jusqu’au moment où le rayon de grâce,
fati­gué de son rôle cha­ri­table, délo­geait de ce
lieu mal­sain. Alors on venait se joindre au cor­don­nier pour faire
faire à Autran le voyage en sens inverse. Quel était le
plus pénible, la des­cente ou la mon­tée ? On n’arrivait
pas à s’accorder là-des­sus. Cepen­dant le boulanger,
qui ne vou­lait pas en avoir l’air, pre­nait plai­sir à
l’expédition. Tout le temps qu’elle durait, il gar­dait un
sou­rire juste au point d’éclore, une vraie fleur, en bouton
de sou­rire. Et, réflexe de conten­te­ment, d’une main belle de
blan­cheur et de mai­greur, il lis­sait sa mous­tache, une moustache
blonde, effi­lée, dont il avait tou­jours été
fier. Et puis, quand c’était fini, Autran, le boulanger
Autran, retrou­vait ins­tan­ta­né­ment son air sombre et laissait
par­tir ses cama­rades sans une parole, sans même un regard.
Pour­tant, aus­si­tôt qu’on l’avait ins­tal­lé au soleil,
son soleil, der­rière les fenêtres on res­tait posté
dans l’attente de quelque chose. Enfin, le moment venait où,
dans chaque logis, le train cou­tu­mier pou­vait reprendre, mais réglé
par un désir impé­rieux de silence qui solen­ni­sait tous
les gestes : Autran s’était endormi.


*
* *

L’auberge
à tous les vents

En
ce temps-là, les jour­nées étaient longues, et on
les com­men­çait tôt. J’étais de ceux qu’appelait
le pre­mier cri des sirènes. Une voix de mau­vais père.
Une furie qui s’en pre­nait au ciel, insul­tait au nouveau
jour, rudoyait les pauvres gens. On en vou­lait donc, ici, à
toute inno­cence ? Lorsque, gar­çon de seize ans reve­nu de
la veille à Paris quit­té depuis deux lustres,
j’entendis pour la pre­mière fois cette grande colère
de l’aube, je fus gla­cé de peur. Cela don­nait tout de
suite le ton de ma nou­velle exis­tence. Pas moyen de m’y
trom­per. Je com­pris que dans ce monde de labo­rieux où je
venais prendre ma place, régnait une loi sévère…

La
plus grande par­tie de la ville était occu­pée par
l’armée du tra­vail. Tan­dis que les habi­tants des beaux
quar­tiers conti­nuaient de dor­mir avec une confiance aveugle. Quelques
gar­diens de la paix pos­tés aux coins des rues ne
veillaient guère qui, dans leur pèle­rine,
fai­saient pen­ser à d’énormes, à de sombres
papillons noc­turnes engour­dis de froid. A cette heure
mati­nale, la rue, dans sa pre­mière vie, n’appartenait
qu’aux tra­vailleurs de race pure. La classe ouvrière
sans mélange. On en voyait même d’un modèle
si accom­pli que leur pro­fes­sion se devi­nait du pre­mier coup. Non,
la rue, inter­dite au caprice, n’avait pas encore trouvé
son rythme heu­reux. Le lit d’un fleuve qui ne laisse pas
s’égarer ses eaux. Une foule, mue par son seul
devoir, s’y écou­lait. Tout cela qui disait néces­si­té,
peine et sou­ci, ne ren­dait guère hom­mage à la grâce
du petit matin. Et pour­tant, cette austérité,
cette dis­ci­pline gar­daient le style de Paris. De cha­cun, se
déga­geait quelque chose de franc et d’autonome. Les
têtes se tenaient hautes. Les yeux regar­daient droit.
Pas une masse, mais un peuple. Non la sou­mis­sion, mais un
consen­te­ment una­nime. Parce que nous vou­lons bien, et tant qu’il
nous plai­ra… je me rap­pelle entre tous parce qu’entre tous je
les aimais et qu’ils exer­çaient sur moi un grand prestige,
je me rap­pelle ces hommes aux pro­di­gieux tra­vaux, les
construc­teurs de machines de l’avenue Phi­lippe-Auguste. Je les vois
arri­ver, pour le plus gros, de la place de la Nation, de leur allure
si crâne, en troupe cohé­rente et libre. Ce défilé
n’évoquait rien de régi­men­taire. Cepen­dant, j’avais
beau les admi­rer, aucun d’eux, jamais, ne prit garde à moi.
C’est ain­si. Nous res­tons igno­rés de nos dieux.

Mais
avant de tra­vailler pour la faim à venir, il fal­lait d’abord
tâcher d’apaiser celle qui vous tenait. La faim, le pauvre la
retrouve au saut du lit comme un mal de la veille. Ça ne le
quitte pas. À peine s’il peut pen­ser à autre chose.
Elle pré­side, mena­çante, à toute sa vie.
Cepen­dant, à l’époque, on n’avait pas encore
inven­té, répan­du dans toute la ville ces bars où
res­plen­dit la science du miroi­tier, du céra­miste, et celle du
chau­dron­nier dans ces écla­tantes mer­veilles que sont les
per­co­la­teurs. Res­source du ter­ras­sier comme de la midi­nette, qui
trouvent là, aujourd’hui, pour leur déjeuner,
d’excellentes bois­sons au lait accom­pa­gnées de croissants
chauds. Les crois­sants de Paris ! À por­tée de la main,
sur le comp­toir, dans une cor­beille où l’on puise à
volon­té. Ce qui peut très bien, c’est l’ennui,
don­ner lieu à des dif­fi­cul­tés avec l’estomac.

Dans
ma jeu­nesse, à l’heure où nous par­tions au travail,
les cafe­tiers et res­tau­ra­teurs n’avaient pas encore ouvert leurs
éta­blis­se­ments, à l’exception de ces bas mastroquets
qui ver­saient à tout venant cette fameuse goutte du matin,
cette eau-de-vie dont on pré­tend qu’elle tue le ver et qui,
la chose est plus cer­taine, manque rare­ment le buveur. Rien alors,
pour satis­faire le pre­mier appé­tit ? Mais si, voyons, car ce
n’est pas à Paris que l’on a jamais man­qué de
res­source. Son déjeu­ner, on le pre­nait en plein vent, sous les
portes cochères. Des femmes indus­trieuses trou­vaient moyen d’y
ins­tal­ler des auberges de for­tune. Pour ce qui était des
cou­rants d’air, tou­te­fois, elles déga­geaient leur
res­pon­sa­bi­li­té. Aus­si bien fal­lait-il s’en accom­mo­der, tout
comme le che­val de fiacre, ce bon frère, se rési­gnait à
man­ger dehors son pico­tin… Une table mon­tée sur des
tré­teaux, un banc de chaque côté où l’on
ne refu­sait pas de se ser­rer un peu. On te ser­vait généralement,
dans une grosse assiette de faïence, une soupe au pain, très
épaisse. La cuillère était de plomb, ce qui,
d’un côté, n’était pas pour déplaire.
On aime qu’un outil pèse dans la main, et la cuillère,
c’était le pre­mier outil de la jour­née, l’outil à
man­ger. Mais elle te rap­pe­lait un peu trop celle où l’on te
ver­sait ton huile de foie de morue quand tu étais petit.

Mon
auberge à tous vents se trou­vait à la rue de Charonne,
presque au coin de la rue des Bou­lets. Le pre­mier jour, comme
j’hésitais à m’approcher, la patronne, belle femme
dans les trente-cinq ans, à vrai dire un peu forte de la
poi­trine et des hanches, la patronne m’apercevant me dit : « Pas
besoin d’avoir peur, petit. Ici, on donne à man­ger, mais on
ne mange per­sonne » Je m’avance, on me fait place à la
table, non sans regar­der avec un sou­rire amu­sé le novice dont
on voyait bien qu’il n’avait pas encore usé ses premières
semelles sur le maca­dam des bou­le­vards. « Si c’est que tu
aimes la soupe, et la bonne soupe, tu peux te van­ter d’être
bien tom­bé », me dit la dame dans cette forte langue
qu’elle par­lait aus­si bien que la duchesse de Dant­zig. Et, posant
devant moi une assiette toute fumante et pleine jusqu’au bord :
« Tiens, tu m’en diras des nou­velles. » Je la trouvai
bonne, en effet. Comme soupe, on n’aurait pu meilleur. Mais, le
matin, ça ne me disait pas beau­coup, et, si j’avais eu le
choix… Rien n’était mieux fait, à mon goût,
pour inau­gu­rer la jour­née, qu’un bon café au lait.
Pour­tant, cette tablée, avec son régime unique, me
plai­sait. Je ne m’y sen­tais que mieux par­mi les miens, moi qui me
vou­lais un vrai com­pa­gnon. Et je n’aurais eu garde de faire la
petite bouche. Tous logés à la même enseigne. Se
lever tôt, s’attabler au froid de la rue, déjeu­ner de
soupe et, si on ne l’aime pas bien, il n’y a que plus de mérite
à s’en conten­ter ; savoir souf­frir, comme les camarades,
toutes choses de sa condi­tion ; faire litière de ses petites
déli­ca­tesses et s’élever, oui s’élever, au
niveau ordi­naire. Le sort com­mun. Toutes sortes d’états et
d’actions impo­sés par une même exis­tence et qui se
conjuguent à toutes les per­sonnes du pré­sent de
l’indicatif. Ne pas essayer de sous­traire le « je » à
la conju­gai­son, mais tra­vailler ensemble à éclai­rer la
vie d’un meilleur jour.

Nous
n’étions pas les plus à plaindre. La mar­chande de
soupe s’était levée bien avant nous, avait été
plus long­temps expo­sée aux cou­rants d’air, d’autant plus
per­ni­cieux pour elle qu’à trot­ter de son four­neau à
la table elle se met­tait en sueur. Dans ces condi­tions, gagner un
« chaud-et-froid », comme on disait alors, était une
chose vrai­ment à craindre. On en redou­tait fort la malignité.
« Le pauvre, il a attra­pé un chaud-et-froid. » Il
n’y avait pas cher à don­ner de sa vie, celui dont on disait
cela. Bah ! les risques du métier, on les court sans se donner
la peine d’y pen­ser. « Faut»ce qu’il faut »,
pro­non­ce­ra-t-on pour qu’il n’en soit plus par­lé… Mais
tâchons de voir depuis quelle heure elle était debout,
notre mar­chande de soupe. Trans­por­ter son maté­riel sur la
voi­ture à bras, dres­ser son petit théâtre (tout
ça, je le vois dans ma mémoire comme un décor du
mélo­drame réa­liste) allu­mer son feu, pré­pa­rer et
faire cuire sa soupe que les pre­mières pra­tiques viendraient
récla­mer à cinq heures. On peut bien conclure de tout
ce détail que la belle mati­neuse se levait plus tôt que
le jour. Et l’on ne se trom­pe­ra guère en disant que ses
fenêtres s’éclairaient vers les trois heures. Elle
quit­tait cer­tai­ne­ment son logis avant l’entrée dans Paris
des pre­mières voi­tures de lai­tiers banlieusards.

On
aurait dû se méfier. Oui, on aurait dû se méfier
de Mar­ron d’Inde. Il arri­vait en se fau­fi­lant entre les jambes des
man­geurs. La patronne lui fai­sait un accueil dont aucun de nous
n’aurait pu se flat­ter, loin de là. C’était même
un peu vexant, une telle pré­fé­rence don­née à
un chien. D’où venait-il, celui-là ? On lui don­nait sa
soupe qu’il lapait à la sau­vette comme s’il craignait
qu’on la lui vole. Puis, par-des­sus le mar­ché, une vraie
gibou­lée de caresses et de mots tendres. Mar­ron d’Inde,
c’était facile à devi­ner, devait son nom à la
cou­leur de son poil. C’était un épa­gneul assez beau,
d’apparence non bâtarde, d’apparence, car là-dessus,
il n’y avait rien à jurer. Vous com­pre­nez, les chiens des
quar­tiers pauvres de Paris… Mais, encore une fois, d’où
venait-il, et com­ment s’étaient-ils connus, notre hôtesse
et lui ? C’est ce qu’on aurait bien vou­lu savoir. Hélas !
nous ne l’apprîmes que trop tôt. Il appar­te­nait à
un mon­sieur vieillis­sant, mais qui ne vou­lait pas se l’avouer,
retrai­té à mi-temps de je ne sais plus quelle fonction
aux colo­nies, voi­sin de palier de notre vivan­dière. C’est
par lui, Mar­ron d’Inde, qu’on était entré en
rela­tions. Le matin, dès qu’il enten­dait du remue-ménage
chez la voi­sine, il menait une vraie vie de chien, par­bleu oui,
jusqu’à ce qu’on lui ouvrît la porte. Et alors, il
se pré­ci­pi­tait à la trace de la bonne amie. La bonne
amie à lui, qui ne tar­da pas à deve­nir celle de son
maître. Et cela finit par un mariage. Et l’on prit un
com­merce d’épicerie dans le quartier…

Nous
faire ça à nous qui l’aimions si bien, elle et sa
soupe ! Et voi­là qu’il fal­lut cha­cun déni­cher une
autre auberge, sous une autre porte. On s’était habitué
les uns aux autres et aux mêmes cou­rants d’air. C’était
bien embê­tant d’avoir à s’accoutumer à de
nou­veaux com­pa­gnons et à une nou­velle sorte de froid. Nous
fûmes dis­sé­mi­nés et je ne retrou­vai qu’un seul
de mes com­men­saux à ma table. Ce n’était pas celui
que j’aimais le mieux. Je n’y res­tai pas long­temps, et c’est
chez ma der­nière vivan­dière, sous la troisième
porte, que je connus le com­pa­gnon mer­veilleux et sans pareil, ce
prince par­mi nous dont le sou­ve­nir en moi s’est fait chanson.

Claude
Le Maguet

La Presse Anarchiste