« Le
fascisme ne passera pas ! » Ce slogan, relancé
par le Kremlin avec une orchestration puissante et repris en chœur
pas les PC de tous les pays est d’autant plus efficace,
semble t’il, qu’il reste plus vague. L’adversaire n’est
pas désigné nommément, ce qui permet à
chacun de le situer par l’imagination selon ses intérêts,
ses préjugés, ou ses conceptions idéologiques.
Il n’est pas non plus défini, et l’on se garde bien
de dire ce qu’est le fascisme, soit par l’analyse des
exemples concrets pris au passé, soit en fonction d’une
théorie politico sociale du monde actuel. En fait, la
division du travail est la suivante : les masses vaguement
apeurées ou irritées manifestent « contre le
fascisme », entendant par là tout ce qu’elles
peuvent craindre ou détester (guerre, dictature policière,
« réaction », césarisme,
politique antiouvrière, violences, insécurité du
travail, aventures coloniales, explosions chauvines, talon de fer du
grand capital, influence du patronat, des banques, de l’armée,
du clergé, de la « boutique », de la
petite propriété rurale, de la bureaucratie, etc.).
Quant aux Communistes, ils se réservent de donner à
toute cette manifestation ambiguë de sentiments politiques
extrêmement divers, une orientation et un point d’application
dont ils restent les seuls juges. Pour eux, est implicitement
« fasciste » tout ce qui n’est pas dans la
ligne actuelle du Parti, et est explicitement « fasciste »
ce que l’Agit Prop’, dans sa dernière circulaire,
stigmatise comme l’ennemi n° 1 du lieu et du moment.
C’est
ainsi que, dans le passé, toutes les puissances, tous les
partis, tous les hommes politiques, toutes les philosophies, toutes
les tendances s’écartant tant soit peu de la ligne
officielle du PC dans l’un quelconque de ses plus extravagants
zigzags ont reçu tour à tour l’étiquette
fasciste. Inversement, il n’est pas une puissance, pas un
homme, pas un parti, pas un régime, même se réclamant
ouvertement de Hitler, de Mussolini et de leurs émules, qui
n’eût trouvé grâce, à l’occasion d’une
alliance provisoire ou d’une tentative de « front
unique », d’où le mot « fasciste »
disparaissait comme par enchantement. En définitive est
donc fasciste, à chaque moment et dans chaque milieu noyauté
par un Parti chef, ce qu’il plaît au Parti de désigner
ainsi ; et malheureusement, à cet arbitraire
terminologique, les adversaires du bolchevisme et du fascisme
n’ont guère su opposer une pensée et un vocabulaire
de quelque précision. On oppose communément fascisme
et démocratie, fascisme et progressisme, fascisme
et révolution ; fascisme et prolétariat ;
fascisme et socialisme. Récemment, dans une savante
revue de la Gauche non stalinienne aux USA, Contemporary
Issues, L.W. Hedley définissait tour à tour, dans
le même article, le fascisme comme centralisme absolu, comme
extrémisme chauvin, comme immobilisme social, comme
contre révolution, comme aristocratie, comme
défaitisme (!) et comme individualisme forcené.
Il est
évident que ces équivalences — d’ailleurs
contradictoires entre elles — ne font qu’alimenter la confusion
la plus totale, et réduisent l’« antifascïsme
» à un arbitraire verbal.
Loin
d’être équivalent au « centralisme »
absolu, le fascisme s’accommode parfaitement du pouvoir local
arbitraire (voire, extra légal, d’un podestat, d’un
Gauleiter, d’un Statthalter quelconque, appuyé
sur une clique à la façon d’un chef de gang. Loin
d’être nécessairement « chauvin »,
il s’accompagne fréquemment d’une xénophilie
presque délirante, à l’égard d’un modèle
étranger dominant par la force et inconditionnellement vénéré.
Loin d’être « immobiliste », il est dynamique
et futuriste au plus haut degré, et s’acharne à
abolir tout ce qui s’oppose à son utopie totalitaire.
L’esprit de la « contre révolution »,
c’est à dire le retour à un état
historique antérieur, lui est inconnu ; il est au
contraire une aventure à corps perdu vers la puissance
industrielle, militaire, étatique, idéologique,
démographique : une volonté d’éclatement
nihiliste. Pour toutes ces raisons, il est précisément
ce qu’il y a au monde de moins « aristocratique » :
un mouvement de l’homme de masse, une revanche brutale de
l’inculture, de la vulgarité, de la basse démagogie
et de l’arrivisme sous toutes ses formes, un raz de marée
social mettant au pinacle des sous hommes et des analphabètes,
idoles d’un prolétariat à la romaine —composé,
à leur image, de chômeurs politisés et
entretenus.
Le
fascisme ne supporte ni les « valeurs »
traditionnelles de caste, qui sont une injure à son caractère
plébéien ; ni le contact de l’« intelligence »,
à ses yeux suspecte et décadente ; ni surtout
l’« individualisme », car il nie farouchement
l’individu et la vie privée. Sa vue du monde n’est pas
historique, mais légendaire et mythique. Il érige
l’État ou la Race en un absolu devant lequel tous les
droits, toutes les libertés, toutes les particularités
doivent s’immoler dans l’unité. Il exalte la passion
collective de puissance et de violence du Peuple, considéré
comme réalité transcendante aux personnes qui le
composent, et il s’efforce de réaliser cette transcendance
par l’embrigadement militaire politique du peuple entier.
Bref, le
fascisme est la démocratie pure (au sens étymologique
et absolu du mot : la démocratie sans frein et sans
limites morales ou constitutionnelles — la dictature de la
démocratie ou encore (si l’on réfère une
définition négative) la démocratie SANS
TOLÉRANCE NI LIBÉRALISME, la loi du lynch, la
démocratie populaire (et populacière).
Une
démocratie absolue et directe, telle que l’a conçue
J.- J. Rousseau dans le Contrat social, n’a que faire en
effet de garanties légales, de séparation des pouvoirs,
de respect des minorités ; l’habeas corpus lui
est étranger, comme les notions de for intérieur et de
vie privée. Elle proclame factieux et ennemi du peuple, non
seulement quiconque agit — mais même quiconque parle,
ou pense « à l’écart des autres ».
Elle n’admet d’autre attitude que l’enthousiasme permanent,
d’autre conduite que l’étalage continuel de la vertu
civique et de l’esprit de sacrifice à l’État
Enfin elle ne connaît d’autre hiérarchie que celle que
sanctionnent la loi du nombre et celle du succès.
Le
fascisme est d’essence plébéienne et plébiscitaire
— grégaire, césarienne, ligueuse et jacobine.
L’antipode
et l’antidote du fascisme, c’est l’esprit libéral et
libertaire — c’est à dire le sens de la
responsabilité, de la réciprocité, de
l’équilibre et de l’autonomie des personnes — tel qu’il
se développe au sein d’une société
individuatrice d’hommes et de femmes élevés hors des
grossiers appétits du pouvoir, dans la liberté et pour
la liberté. L’anarchisme bien conçu tend
naturellement à généraliser à l’humanité
tout entière les mœurs et les droits de cette élite
d’individualités pensantes et agissantes. Le fascisme tend
précisément à l’anéantir, et à
bâtir l’édifice social sur le plus grand commun
dénominateur de l’humain inévolué — la
volonté de puissance aliénée et socialisée
en volonté collective de servitude.
André Prudhommeaux