La Presse Anarchiste

Silone répond à une réponse

Igna­zio
Silone, les Lettres nou­velles et nous mêmes nous
serions-nous trop hâtés en appe­lant « questions
sans réponse » les demandes adres­sées par
l’auteur de Fon­ta­ma­ra à M. Ivan Anis­si­mov, rédacteur
en chef d’Inostrayana Lite­ra­tu­ra, à la suite de la
ren­contre de Zurich, et que, de même que les L. N., nous
avons publiées (Témoins, n°14) ? A
lire le som­maire du cahier de mars de la revue de Mau­rice Nadeau on
pour­rait le croire, puisqu’on y lit en toutes lettres : « Ivan
Anis­si­mov répond à Igna­zio Silone ». Mais,
et cer­tai­ne­ment Nadeau sera du même avis, il y a maldonne :
cette homé­lie, qui débute par la plus outra­geuse et
outra­geante défense et illus­tra­tion de la thèse
offi­cielle russe sur l’intervention en Hon­grie, n’est pas une
réponse, ou du moins n’en est une que sans le vouloir.
Silone avait vou­lu s’informer des consé­quences éventuelles,
sur le plan de la lit­té­ra­ture et de l’art, de ce qu’on
appelle, ou plu­tôt de ce qu’on n’appelle pas en Rus­sie la
désta­li­ni­sa­tion. Avec le texte de M. Anis­si­mov, même
s’il ne répond pas, ce qui s’appelle répondre, on
peut dire que nous sommes fixés. Car il n’y est pas question
que de la Hon­grie. L’art et la lit­té­ra­ture, si l’on ose
dire, sont éga­le­ment hono­rés de l’attention de
l’éminent aca­dé­mi­cien sovié­tique bien entendu
pour pro­cla­mer une fois de plus la doc­trine, la pana­cée du
réa­lisme socia­liste. Ceux de nos lec­teurs que cela
inté­res­se­rait — à cha­cun ses vices — n’auront
qu’à se repor­ter au dit cahier de mars des Lettres
nou­velles,
les­quelles, heu­reu­se­ment, annoncent qu’elles
publie­ront en avril la réponse de Silone. Nous mêmes,
c’est de cette réponse là, et d’elle seule,
que nous vou­lons déjà par­ler — en ayant en effet sous
les yeux l’original, paru dans Tem­po pré­sente (février
57).

Outre
notre bien natu­rel désir de ne pas enle­ver la priorité
à la revue pari­sienne, mieux pla­cée que nous pour
pré­sen­ter l’admirable réplique silo­nienne au public
plus vaste auquel elle mérite de s’adresser, les dimensions
en sont telles que ce texte ne trou­ve­rait point place dans notre
modeste fas­ci­cule. Mais c’est déjà beau­coup que de
pou­voir en signa­ler les pas­sages essentiels.

Rele­vons
d’abord celui ci : 

Après
avoir consta­té que, loin de cher­cher à com­prendre la
situa­tion réelle d’où est sor­ti l’écrasement
par l’armée rouge des soviets hon­grois — étude qui
les eût si bien ren­sei­gnés sur le régime de leur
propre pays — les écri­vains russes ont au contraire fait du
zèle pour sou­te­nir les men­songes de leur gou­ver­ne­ment, entre
autres dans une lettre ouverte à des écrivains
fran­çais ; après avoir de même noté
que cette lettre fut publiée en France dans nombre de
jour­naux, même non com­mu­nistes, alors que la réponse
des Fran­çais n’a jamais vu le jour dans la presse russe,
Silone écrit : « Quand on tombe à ce
niveau là, aucun code de poli­tesse ne peut nous empêcher
de qua­li­fier comme elle le mérite la situa­tion dans laquelle
vous vous trou­vez. Tout y est mis en œuvre pour vous séparer
maté­riel­le­ment de la véri­té. Ni votre
intel­li­gence, ni votre bon sens, ni vos sen­ti­ments humains ne
peuvent, sans péril, prendre contact avec les faits réels.
Dans votre pays, de toute évi­dence, seule la propagande
gou­ver­ne­men­tale conti­nue à avoir léga­le­ment cours. Un
cer­tain nombre d’écrivains subissent et acceptent cette
contrainte : pour les dis­tin­guer de ceux qui osent cou­rir des
risques, il fau­drait les appe­ler les écri­vains fonctionnaires
d’État. Et il n’est que trop vrai qu’il ne nous est
per­mis, au moins pour le moment, d’entrer en contact qu’avec
ceux ci. Ce sont eux seuls qui reçoivent un passeport
pour l’étranger et viennent assis­ter à nos
confé­rences [[
“>. Cha­cun d’entre nous se rap­pelle com­ment ils
ont cher­ché naguère à nous démon­trer que
Tito, Rajk, Slans­ki et consorts étaient des traîtres,
des espions, des agents de l’impérialisme mondial ;
plus tard, avec désin­vol­ture, ils nous ont noti­fié le
contraire. Aus­si nous arrive t il par­fois de nous
deman­der : vaut il la peine de « dialoguer »
avec de telles gens ? Oui peut-être — si le
dia­logue est public. »

Donc,
comme nous le rap­pe­lions à l’instant, Silone avait eu
essen­tiel­le­ment l’intention de deman­der à M. Anissimov
quelles consé­quences s’étaient mani­fes­tées en
Rus­sie, dans le domaine de la vie de l’esprit, depuis que le fameux
XXe congrès du PCUS avait paru décla­rer enfin close la
longue et pire époque de la dic­ta­ture per­son­nelle de qui l’on
sait. Devant les « réponses » évasives
de l’académicien fonc­tion­naire, Silone constate :

« 
en ne par­lant que vague­ment de la période par moi mise en
cause, vous avez réus­si ce tour de force de ne pas prononcer
une seule fois le nom de Jda­nov. Nie­riez-vous que, pen­dant cette
noire période, il ait été un per­son­nage exerçant
quelque influence sur vos lettres et vos arts ? En un certain
sens, pour nous écri­vains, il est même plus important
que Sta­line. Car c’était lui l’inquisiteur spécialisé
dans l’étouffement de l’esprit créateur. »

Com­ment
se fait il, remarque encore Silone, que per­sonne, en Rus­sie, ne
rompe le silence sur tant d’anciennes ques­tions tabou (oui ou non,
par exemple, Gor­ki a t il été assassiné ?)
 — que per­sonne, sauf dans quelques cas d’officielles
réha­bi­li­ta­tions (géné­ra­le­ment post mor­tem ne
parle de tant d’écrivains, d’hommes de valeur, dont
beau­coup de Juifs, livrés au bour­reau, déportés
ou condam­nés au silence ? Que nul ne mette en cause la
conti­nua­tion des per­sé­cu­tions contre les Juifs ? Car
elles conti­nuent, ain­si qu’il res­sort d’un entre­tien de l’année
der­nière
entre Khroucht­chev et un inter­lo­cu­teur qu’il
lui serait bien dif­fi­cile de récu­ser, puisqu’il s’agit du
com­mu­niste cana­dien I. B. Salz­berg. Comme celui ci voulait
savoir à quoi s’en tenir au juste sur la situation
faite aux Juifs dans la Rus­sie actuelle, Khroucht­chev non seulement
ne nia pas du tout les dis­cri­mi­na­tions et persécutions
dont ils sont tou­jours l’objet, mais pré­ten­dit même
les jus­ti­fier au nom de l’argument, bien connu de tous les
anti­sé­mites de leur culpa­bi­li­té vir­tuelle, vu que les
Juifs, dit il, en cas de guerre, de toute façon ne
seraient pas sûrs. 

Devant
tant de symp­tômes d’un retour (mais faut il par­ler de
retour ?) aux pires méthodes de l’âge du culte de
la per­son­na­li­té, Tem­po pre­sente n’a pas pu faire à
moins que d’intituler l’échange de lettres entre M.
Anis­simov et Silone : « Du dégel au
néos­ta­li­nisme ».
Quel autre nom don­ner, en
effet, à la pré­sente orien­ta­tion du Kremlin ?
Quant à Silone, voi­ci en quels termes il défi­nit ses
vues per­son­nelles des pers­pec­tives de la résis­tance à
oppo­ser à ce rai­dis­se­ment du tota­li­ta­risme rouge :

« En
rai­son de leur connais­sance véri­dique (pui­sée, entend
Silone, à d’autres sources que celle de la pro­pa­gande russe)
des évé­ne­ments de Hon­grie, grave est actuel­le­ment le
malaise moral dans de vastes couches des par­tis et des syndicats
com­mu­nistes d’Occident. De nom­breux indices nous per­mettent de
croire que les réper­cus­sions de ces événements
se feront encore long­temps sen­tir ; peut être, même,
seront elles plus impor­tantes, plus pro­fondes que celles de la
guerre civile espa­gnole. La guerre d’Espagne, en effet, accusa
seule­ment la vieille oppo­si­tion entre la gauche et la droite, tandis
que l’insurrection de Hon­grie, rame­nant à la liberté
comme à leur cours natu­rel nombre de forces précédemment
cap­tées par le com­mu­nisme, pour­ra engen­drer une gauche
nou­velle. » (Nous nous gar­dons de tra­duire ici par
« nou­velle gauche » de Sartre à Claude
Bour­det et voire à Men­dès France, l’étiquette
n’a été que trop gal­vau­dée. Tout per­mis qu’il
soit de se deman­der aujourd’hui si les mots de droite et de gauche
ont encore un sens, il convient de faire au moins en sorte, lorsqu’on
se résigne à y recou­rir, de leur don­ner une acception,
certes poli­tique, mais non point poli­ti­cienne. Aucun doute,
d’ailleurs, que ceci cor­res­ponde au sen­ti­ment pro­fond de Silone ;
aucun doute non plus que notre scru­pule sou­lève la question
peut être la plus impor­tante quant à la possibilité
d’adopter de nos jours un com­por­te­ment tant soit peu orienté
vers l’action. Il y aura lieu d’y lon­gue­ment revenir.) 

Enfin,
M. Anis­si­mov avait ter­mi­né son épître en
deman­dant à l’indiscret ques­tion­neur : « Où
vous pla­cez vous, dans la lutte entre le Bien et le Mal (le
fonc­tion­naire aca­dé­mi­cien le dit, bien sûr, autrement,
mais nous croyons mieux expri­mer sa « pensée »
en la sim­pli­fiant), « entre les deux cou­rants fondamentaux
(cette fois, c’est lui même qui parle) de la littérature
contem­po­raine : pour et contre le socialisme ? »
Ingé­nui­té bénie ! puisqu’elle nous vaut
cette page de Silone :

« J’ai
déjà, en d’autres occa­sions, écrit des
pro­fes­sions de foi, et je vous avoue­rai que j’y vois un genre
lit­té­raire désa­gréable. Je serai donc bref. Un
écri­vain est dans ses livres ; de lui au moins on peut
dire qu’il sera jugé selon ses œuvres, et non selon sa foi.
Mais, ne pou­vant pré­tendre que vous le sachiez, je me
limi­te­rai à répondre que je suis socia­liste depuis ma
jeu­nesse et réa­liste [[Cha­cun,
évi­dem­ment, com­pren­dra que Silone écri­vain constate ici
seule­ment un fait et ne pré­ten­dra jamais éri­ger son
option réa­liste en règle uni­ver­selle. Ce qui compte, ce
n’est pas ce choix en tant que tel, mais bien son auto­no­mie.]] depuis que l’écris des
livres, et que c’est jus­te­ment pour cela que j’abomine ce que
vous appe­lez le « réa­lisme socialiste ».
À mes yeux, votre « réa­lisme socialiste »
usurpe son nom, et il serait plus « réaliste »
de l’appeler « réa­lisme d’État »
pour expri­mer plus sin­cè­re­ment ce qu’il représente.
Quelle autre qua­li­fi­ca­tion mérite, en effet, une directive
esthé­tique qui oblige l’écrivain et l’artiste à
don­ner une image opti­miste d’une socié­té dans
laquelle l’homme est, plus qu’ailleurs, expo­sé à
l’oppression et à l’horreur ? À ma connais­sance, il
n’existe qu’une seule œuvre d’auteur russe qui, au sens strict
du terme, pour­rait être clas­sée comme appar­te­nant au
réa­lisme socia­liste, et c’est le « rapport
secret » de Khroucht­chev ; mais il a été
publié par les Amé­ri­cains et, ce qui est pire, il
semble qu’il ait été répu­dié par son
auteur. Tant il y a incom­pa­ti­bi­li­té entre votre régime
poli­tique et une quel­conque repré­sen­ta­tion réa­liste de
la condi­tion sociale. — Le réa­lisme pré­sup­pose la
liber­té de la vision cri­tique, et le socia­lisme moderne un
choix, non point, comme jadis, sim­ple­ment entre les pauvres et les
riches, mais main­te­nant, tou­jours davan­tage, entre les opprimés
et la rai­son d’État. »

J.P.S.

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