Votre lettre du 17 septembre, qui s’est croisée avec une mienne, me confirme dans des vues auxquelles je pense à consacrer un essai. Tout ce que vous me dites de l’attitude des boutiquiers et des paysans français, je l’ai longuement observé en Russie… Cet égoïsme borné, cet « enrichissons-nous » antisocial et qui mène rapidement à la ruine générale, ce sont les réactions instinctives d’une vieille petite-bourgeoisie, formée par un capitalisme finissant, mais si l’on n’en tient pas compte, intelligemment, on va à des catastrophes. Tout aussi grave, le fait que des phénomènes analogues se produisent dans les couches supérieures de la société, voyez la vague de scandales, qui est sans doute peu de chose en comparaison avec les houles sous-jacentes. La bourgeoisie qui fit la grandeur du XIXe siècle et provoqua la naissance des espérances socialistes, était laborieuse, économe, honnête (« l’honnête homme ») [[Serge oublie un instant que l’ « honnête homme » est une invention du XVIIe siècle. (T.)]], elle crut en Dieu, puis au progrès, à l’évolution, croyant surtout en elle-même, avec raison. Aujourd’hui, en Europe, cette bourgeoisie, en tant que masse, est ruinée, discréditée, démoralisée ; ses éléments instruits, initiés au mécanisme de la production, comprennent que le capitalisme est fini. L’Occident nous offre en effet le spectacle d’une révolution qui se fait bien que personne n’ose la vouloir, à travers l’inconscience, les expédients, les luttes émoussées, les réactions incohérentes. Il faut de toute évidence passer à un nouveau régime de la production, planifié, collectiviste ou communautaire, il faut que les pays contrôlent leurs échanges et les planifient internationalement, tous les gouvernants le savent, et les économistes, et beaucoup de travailleurs. D’énormes malentendus se créent là-dessus parce que l’on craint à bon droit le bureaucratisme totalitaire et que le mouvement socialiste, usé et intellectuellement appauvri, n’est pas en mesure de démontrer combien la planification démocratique est, serait supérieure à la despotique, combien l’URSS-épouvantail est en réalité un pays primitif et malheureux. Dans l’entre-temps, et voici l’idée qui me frappe, nous assistons à une sorte de résurrection maladive du capitalisme (résurrection le mot est impropre, récurrence est plus juste), fondée non plus sur le développement de la production, mais sur l’activité brouillonne des aventuriers, c’est-à-dire des profiteurs de la pagaille, des coquins et des génies de la foire d’empoigne, des mercantis, des prévaricateurs et tutti quanti. Je suis convaincu que ces éléments jouent un rôle colossal dans l’économie de l’Occident, Angleterre exceptée (et peut-être Belgique), et qu’ils constituent un obstacle littéralement formidable à toute reconstruction rationnelle, tout en favorisant les secteurs de reconstruction dont ils ont besoin. En réalité, loin de refaire le capitalisme, ils achèvent de le rendre insupportable et contre-indiqué, à la longue du moins. D’autre part, ils sont prêts à se convertir au totalitarisme larvé ou non, à en infester et encrasser les rouages. Doublement funestes. Je me demande si une sorte de collectivisme quasi totalitaire « éclairé », garantissant les droits de l’homme acquis depuis quelques siècles, ne finira pas par s’imposer pour la reconstruction du vieux continent ; j’y verrais un régime acceptable s’il était dirigé par des techniciens et contrôlé effectivement par les masses. Nous ne pouvons en aucun cas écarter cette hypothèse, tant que le socialisme humaniste ne sera pas assez fort pour proposer ses solutions avec des chances réelles de succès. (Quand j’exposais ces conceptions, Pivert et d’autres m’accusèrent de Technocratisme, une petite « déviation » de plus dans ma biographie ; il ne me servait naturellement de rien de leur répondre que nous devons nous placer sur le terrain du réel et des possibilités réelles et non des vœux les plus séduisants.)
J’apprécie les notes de Louzon dans « la RP », et ses critiques du dirigisme qui n’est que le sabotage de la planification, mais j’espère qu’il finira par éclairer sa bonne vieille lanterne afin de ne pas paraître défendre une économie libérale devenue tout à fait inviable.
Je ne suis pas du tout de l’avis des gens qui soutiennent que la IIIe guerre ne nous menace pas avant 15 ans. Pure loufoquerie, je crois, que de penser prévoir quelque chose à l’échéance de 15 ans, dans le joli maelström où nous tâtonnons. La situation est simple, malgré tout. Intenable en URSS, pas d’autre issue que la terreur et l’expansion, cela se tient. En très peu d’années, le stalinisme aura ses bombes atomiques ou des équivalents épouvantables, ses 5e colonnes se seront fortifiées par la durée et l’impunité, il ne se gênera plus, et surtout il sera poussé — entraîné par ses forces qu’il ne dominera pas plus qu’Hitler ne sut dominer les siennes. Comme l’adversaire le sait parfaitement, il n’a pas intérêt à laisser au Totalitarisme ce peu d’années. Les E.U. semblent avoir compris sinon admis enfin l’alternative : la crise intérieure de l’URSS, qui pourrait provoquer la chute du régime. On voit dans les journaux des titres comme « La guerre froide » (« la guerre blanche » disait naguère Duhamel, en France). Nous y sommes. La « guerre froide » est celle qui tend à faire mûrir la crise intérieure du stalinisme, c’est la bonne solution, d’autant plus qu’elle coïncide avec la « cure de vérité » que d’autres et moi-même préconisent depuis une vingtaine d’années.
Il me semble qu’une lettre manuscrite que je vous écrivais au retour de Jalisco s’est « égarée ». Photos, je vais voir, il faut que je cherche dans un tiroir et je dois vous dire que j’ai passé de fichues semaines, avec un cœur en état fâcheux. Le médecin m’a commandé une période de récupération prolongée, repos et descente à meilleure altitude, etc. Admirables conseils à donner à un réfugié politique, en période de vie chère ! J’ai fortement ralenti le travail, je lis beaucoup, couché, prends des remèdes efficaces, j’attends quelques bonnes nouvelles… Elles me feraient certainement plus de bien que la quinidine. Une des vraies solutions pour moi, ce serait le retour en France et j’y songe, mais pas avant que la situation générale ne se soit un peu éclaircie et que mes affaires personnelles ne se soient un peu améliorées… Et ça ! Au Canada, j’ai un public restreint parce que c’est un pays catholique ; en France, on va — enfin ! — bientôt, paraît-il, vendre le roman qui s’est heurté pendant un an à un double boycottage, l’un visant la production canadienne et l’autre me visant, moi. Un autre livre va sortir à Montréal, susceptible de faire très bonne vente et les éditeurs étaient d’accord avec moi pour le publier aussi à Paris ; mais voilà qu’ils apprennent que la librairie française va manquer de papier avant peu… J’ai traversé la Corrèze pendant l’exode-défaite, j’en garde quelques belles images dans les yeux. Croyez que j’échangerais volontiers les splendeurs ensoleillées de Jalisco et Michoacan pour ces montagnes-là, ces cieux plus doux, ces bistrots de village ! Le vieil Européen peut aimer l’Indien, mais comment lui parler, comment le comprendre ? Récemment, au pied du volcan Paracutin, dans le paysage de dévastation cosmique le plus bouleversant, je rencontrais les Indios les plus taciturnes du monde. Quelle tristesse et quelle indigence ! J’ai compris encore une grande chose dans ce pays : qu’il faut des siècles de luttes et de bien-être relatif pour dégager l’homme de ses gangues primitives. Au revoir mon cher ami, excusez le trop-idées-générales de cette missive, j’en vis plus que du moi-même.
V. S.
Trouvé deux photos d’il y a deux ans, je vous les envoie par courrier ordinaire. Famille, je vais voir… — Réciprocité, hein ! – V.S.
Dans l’entre-temps, j’ai blanchi…