La Presse Anarchiste

L’objection

On
peut, je crois, résu­mer toute la démarche des
objec­teurs de conscience en disant qu’elle repose sur la volonté
d’être recon­nus comme étant des civils, des hommes
capables de choi­sir eux-mêmes ce qu’ils veulent et peuvent
faire. Cette démarche s’est trou­vée « contestative »
dès l’origine puisque cette façon de voir n’entre
pas dans la men­ta­li­té d’une majo­ri­té de gens et que
les lois et les auto­ri­tés ne recon­naissent et ne tolèrent
pas cette volonté.

Il
se trouve que cette volon­té d’être recon­nu comme étant
un citoyen conscient des pro­blèmes civiques et capable de
choi­sir ce qui lui paraît juste, en un mot comme un homme qui
se sent res­pon­sable de sa vie et qui désire le res­ter, se
concré­tise au moment du ser­vice mili­taire, mais par un lent
pro­ces­sus d’évolution tant des objec­teurs eux-mêmes
que des lois et de la psy­cho­lo­gie géné­rale, cette
contes­ta­tion s’est dépla­cée ou plu­tôt s’est
élar­gie. On peut sché­ma­ti­ser ain­si cette démarche :


objec­tion = non à la guerre et à sa préparation
 ;


guerre = pièce inté­grante d’une cer­taine organisation
de la vie sociale, de l’économie, de la poli­tique, etc.

Cela
revient à dire que la prise de conscience du pro­ces­sus de la
guerre et de la mili­ta­ri­sa­tion a évo­lué de telle
manière que contes­ter la guerre sans contes­ter le système
qui y conduit est un illogisme.

Dès
lors deux voies d’action étaient possibles :


une action poli­tique pour sus­ci­ter une prise de conscience, des
chan­ge­ments de struc­ture, etc. C’est l’objection-mouvement. C’est
la pre­mière qui vient à l’esprit, mais en fait nous
n’avons jamais tout à fait cru à cette voie et ce,
pour deux rai­sons essentielles :

1)
Qu’elle ras­sure au lieu de mettre réel­le­ment en cause. La
pro­tes­ta­tion est trop ver­bale et sert en réa­li­té de
cau­tion au sys­tème (ex. les marches du MCAA).

2)
C’est de voir notre fai­blesse face au sys­tème, de constater
com­bien les gens à quelque niveau qu’ils se situent dans la
socié­té sont pris dans la machine et dis­posent de peu
de liber­té pour chan­ger quoi que ce soit de pro­fond. Très
vite, on en vient à se deman­der si le paci­fisme politique
(type MCAA) ne recouvre pas une grande illusion.


La seconde démarche est alors celle d’une
rup­ture-témoi­gnage. On ne cher­che­ra plus à agir
direc­te­ment sur les struc­tures n’en voyant pas la possibilité,
mais à réa­li­ser au niveau de com­mu­nau­tés de base
les idéaux qu’on veut faire pas­ser dans la société.
Le but de la contes­ta­tion ne se situe pas d’abord au niveau de
l’efficacité poli­tique. Cette démarche est
inti­me­ment liée à la non-vio­lence qui est avant tout
recherche et défense de la justice.

Dès
lors on voit que cette démarche pose deux questions :


À quel moment est-on en « rupture » ?


Et quel moyen y a‑t-il pour incar­ner ce que l’on sou­haite voir se
réa­li­ser dans la société ?

C’est
à ces deux ques­tions et à une ten­ta­tive de réponse
qu’on conduit le che­mi­ne­ment et le tra­vail des objec­teurs de
conscience depuis Bri­gnoles. Les choix de déta­che­ment de la
Pro­tec­tion civile se sont faits un peu selon l’intuition de chacun.
Pour moi qui avais choi­si le bidon­ville, voi­ci la démarche que
j’ai sui­vie (démarche qui s’est faite avec les camarades
regrou­pés à Noisy-le-Grand).

La
misère comme la guerre n’est pas un épiphénomène
du sys­tème social ; elle en est au contraire très
dépen­dante. Les valeurs qui animent notre société
(niveau de vie, recherche du confort, techni­cité et
indus­tria­li­sa­tion crois­santes ; volon­té de puissance
condui­sant à l’exploitation…) conduisent les indi­vi­dus à
une lutte dont le nombre de vic­times s’accroît à une
cadence affo­lante. Il se pro­duit alors un phé­no­mène que
l’on appelle « exclu­sion sociale » qui fait que ces
vic­times sont reje­tées au ban de la socié­té et
sont déconsidérées.

Pour
nous objec­teurs, cela ne pou­vait s’admettre. De fait, nous avons
été ame­nés, par une vie de groupe très
étroite, avec néces­si­té de par­ta­ger nos
res­pon­sa­bi­li­tés et nos réflexions, à nous
auto-dis­ci­pli­ner, à voir que ce mode de vie, outre qu’il
nous per­met­tait de nous réa­li­ser un peu plus nous-mêmes,
don­nait à nos rela­tions avec l’exté­rieur (tant
avec les gens du bidon­ville qu’avec ceux de la ville) un certain
style et sus­ci­tait des modi­fi­ca­tions qui allaient dans le sens de ce
que nous vou­lions. Ain­si nous sen­tions, sous-jacentes à cette
manière de vivre, quelques valeurs que nous souhaitions
connaître. Nous avons donc ten­té d’approfondir cette
voie.

On
voit comme cette contes­ta­tion de l’armée s’est élargie
par la vie même des objec­teurs de conscience (non plus en
pri­son mais dans la cité) à tout le sys­tème, et
cette démarche s’explique ; la guerre est vio­lence, le
bidon­ville est une vio­lence quo­ti­dienne faite aux indi­vi­dus et l’on
voit très bien ce qui en découle, c’est que les
indi­vi­dus exclus ont un vague sen­ti­ment de révolte (le plus
sou­vent d’impuissance) et que les autres sont obli­gés de
pré­voir des moyens de défense. Ce pro­ces­sus, vu là
à une petite échelle, s’applique aux pays en voie de
déve­lop­pe­ment face aux pays nan­tis et exploi­teurs (avec le
sen­ti­ment d’impuissance qui s’estompe de plus en plus).

Nous
en sommes donc à essayer de vivre au sein d’une communauté
les valeurs aux­quelles nous aspi­rons en évi­tant de perpétuer
au maxi­mum le cycle d’injustice.

Mais
où est donc pas­sé le refus de la mili­ta­ri­sa­tion brutale
du début qui condui­sait les objec­teurs en pri­son ? Elle s’est
faite beau­coup plus sub­tile et beau­coup plus déli­cate aus­si à
poser. Il s’agit de bâtir et de trou­ver un style de vie et
une action qui soient une mise en ques­tion du pou­voir de l’État,
et de son orien­ta­tion actuelle, et qui obligent à réfléchir
les gens qui nous entourent. Pour ten­ter de réa­li­ser ceci il
nous fal­lait une pos­si­bi­li­té d’autonomie et une liberté
de manœuvre assez grande qui ont déter­mi­né le cadre
que nous nous sommes choi­si (Emmaüs repose essen­tiel­le­ment sur
une fédé­ra­tion de com­mu­nau­tés dont les principes
de base sont les mêmes que ceux qui nous animent).

Les
points qui nous occupent aujourd’hui sont de vivre du fruit de
notre tra­vail, de sus­ci­ter un déve­lop­pe­ment com­mu­nau­taire du
quar­tier dans lequel nous vivons et puisque ce quar­tier est une cité
d’urgence de faire écla­ter le scan­dale des condi­tions dans
les­quelles les gens et nous vivons et de l’inconscience de ceux qui
nous entourent. Cela néces­site une inté­gra­tion dans la
ville et dans la cité, inté­gra­tion qui ne peut se faire
que très pro­gres­si­ve­ment. Le pro­ces­sus ne devant pas nous
absor­ber, il nous est néces­saire et vital (à long
terme), pour réa­li­ser plei­ne­ment notre idéal, de
par­ti­ci­per à une struc­ture de type fédéraliste
com­mu­nau­taire plus large. C’est en ce sens que nous entre­te­nons des
rela­tions étroites avec la com­mu­nau­té liber­taire du
Cour­tal (sise en Ariège) et sur un plan dif­fé­rent avec
la com­mu­nau­té de l’Arche (ber­ceau de l’Action civique non
violente).

Nous
ne nous fai­sons guère d’illusions sur ce que représente
une telle démarche comme force contes­ta­tive actuellement.
Sim­ple­ment elle est une ten­ta­tive de vivre et de faire com­prendre les
élé­ments qui nous paraî­traient devoir figurer
dans un sys­tème plus humain. La créa­tion d’un réseau
paral­lèle repo­sant sur des valeurs dif­fé­rentes du
sys­tème actuel devrait nous per­mettre de durer et d’aboutir
à quelque chose de plus solide.

Daniel
Besançon

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