La Presse Anarchiste

Refus de l’impôt militaire

De
tout temps, le refus total ou par­tiel de l’impôt fut l’action
de non-coopé­ra­tion par excel­lence. Dans sa longue campagne
pour l’indépendance, Gand­hi eut recours maintes fois à
cette forme d’action, soit contre le gou­ver­ne­ment anglais, soit
contre le gou­ver­ne­ment de des­potes locaux.

Le
refus, por­tant sur la part mili­taire de l’impôt, qui est mené
en France comme aux USA (Joan Baez, James Bald­win, par exemple) et
dans d’autres pays, n’a pas pour but de « cou­per les vivres »
au gou­ver­ne­ment, puisqu’il s’agit d’un refus sym­bo­lique mais
réel, por­tant sur 20% du mon­tant de l’impôt. C’est
un refus de com­pli­ci­té dans la poli­tique actuelle de défense,
et un appel, pour ceux qui en sont infor­més, à prendre
conscience de la néces­si­té d’une reconversion
éco­no­mique tant sur le plan natio­nal que sur le plan
inter­na­tio­nal, en faveur des plus défa­vo­ri­sés. Ce geste
s’accompagne du ver­se­ment d’une somme égale à une
asso­cia­tion tra­vaillant dans le sens d’une plus grande solidarité
et d’une plus grande jus­tice (cf. lettre de Marie Laf­franque du 14
nov. 1966, ANV, n° 7, p. 13).

L’efficacité
de cette action ne peut se juger sur le plan finan­cier, puisque le
gou­ver­ne­ment, par la sai­sie, récu­père la part non
ver­sée aug­men­tée de 10%.

Actuel­le­ment,
en France, à notre connais­sance, quelques per­sonnes ont refusé
sous cette forme ou sous une forme sem­blable. Aucun refus collectif
n’est encore envi­sa­gé, mais des lettres de sou­tien et de
soli­da­ri­té sont adres­sées au per­cep­teur du « refuseur »
par ceux qui approuvent ce geste sans avoir tou­jours l’intention de
l’imiter. Mais ce n’est pour­tant pas un geste iso­lé car il
se situe sur le plan de l’objection de conscience tant en France
qu’à l’étranger (objec­tion au ser­vice militaire,
ren­voi du livret militaire) :

« Mon
double geste n’est pas iso­lé. D’autres, à travers
le monde, l’ont accom­pli et conti­nuent à l’accomplir,
notam­ment aux USA. Je ne suis pas la seule en France à refuser
tout ou par­tie de l’impôt dans cet esprit. Sur­tout, ce refus
sans détour, accom­pa­gné d’un acte à la fois
posi­tif et sym­bo­lique, prend tout son sens pour autant qu’il se
situe dans la logique de ma vie per­son­nelle, et dans un courant
col­lec­tif qui s’est déjà fer­me­ment manifesté,
en France et ailleurs.

« Il
se place sans équi­voque, par sa forme et son but, sur le
ter­rain de l’objection de conscience à la préparation
de la guerre. Il veut être un appel à la conscience et à
la réflexion de ceux qui en seront informés »
(lettre de Marie Laf­franque du 15 nov. 1967).

Les
divers stades de l’action res­tent uni­que­ment dans le cadre
admi­nis­tra­tif, après le refus et les lettres explicatives
adres­sées au pré­sident de la Répu­blique et au
per­cep­teur local :


Som­ma­tion sans frais et avis de majoration ;

 –
Ordre de paiement ;


Avis d’opposition sur le salaire ;


Salaire dimi­nué de la somme due plus 10%, avec à
cha­cun de ces stades rap­pel et expli­ca­tion de l’action entreprise
aux per­sonnes qui ont à s’occuper de la saisie.

Nous
pou­vons consta­ter qu’en France cet acte a peu de retentissement.
Cela s’explique, entre autres, par le fait que les sanctions
res­tent sur le plan admi­nis­tra­tif et finan­cier. D’autre part,
l’information dans la presse est extrê­me­ment réduite.

Dans
la période actuelle, et sous cette forme de refus, aucun
pro­cès n’est pos­sible, sauf s’il y a inci­ta­tion à
la déso­béis­sance, ce qui n’est pas le but des
« refu­seurs » jusqu’à pré­sent. Peut-être
seraient-ils prêts à encou­rir cette accu­sa­tion, et la
peine de 6 mois à 7 ans de pri­son qui peut s’ensuivre, dans
la pers­pec­tive d’une action col­lec­tive. Mais s’ils acceptent des
risques pour eux-mêmes, ils n’entendent pas « inciter »,
cha­cun devant agir en pleine liber­té et responsabilité.
Les sanc­tions res­tent uni­que­ment sur le plan pécu­niaire : on
verse deux fois la somme refu­sée : une fois volon­tai­re­ment à
une asso­cia­tion, une fois à l’État par contrainte,
plus une majo­ra­tion de 10% de cette même somme, ce qui
peut être lourd pour certains.

Aus­si
un cer­tain nombre de per­sonnes envi­sagent-elles un refus por­tant sur
un pour­cen­tage infime, limi­tant les sanc­tions finan­cières à
un mini­mum, mais obli­geant tout de même l’administration à
entre­prendre la même pro­cé­dure. Ce qui, pour un nombre
assez éle­vé de refus, pour­rait com­pli­quer sensiblement
le tra­vail de l’administration des impôts au point d’avoir
une réper­cus­sion publique.

Afin
que cette action garde son sens, il ne faut pas que le « refuseur »
puisse être accu­sé de fraude fis­cale, ce qui n’est pas
le cas des arti­sans dont les décla­ra­tions sont faussées
en accord tacite avec l’administration. Les sala­riés sont à
l’abri de ce genre de chose, puisqu’ils n’ont aucune
pos­si­bi­li­té de tricher.

Pour­quoi
un refus de la par­tie mili­taire et non un refus total de l’impôt ? S’il est vrai que la contes­ta­tion porte sur la répartition
des richesses et les struc­tures éco­no­miques condui­sant à
la pré­pa­ra­tion de la guerre, il fau­drait alors conce­voir de se
pas­ser de tous les ser­vices mis en place et sub­sis­tant grâce au
gou­ver­ne­ment : le réseau rou­tier, le réseau électrifié,
la plus grande par­tie des écoles, un grand nombre d’hôpitaux,
etc. Mais l’action menée actuel­le­ment ne peut avoir cette
pré­ten­tion, il faut la consi­dé­rer comme celle
d’individus qui n’admettent pas le sys­tème de défense
actuel et ses impli­ca­tions sociales et éco­no­miques et qui
veulent, non seule­ment mani­fes­ter leur désac­cord à ce
sys­tème, mais aus­si appe­ler à la réflexion leurs
conci­toyens qui y par­ti­cipent tout comme eux, sans s’apercevoir que
même en la condam­nant ils sou­tiennent cette politique.

Jacky
Turquin

Le
ren­voi du livre mili­taire ne concerne qu’une par­tie de la
popu­la­tion mas­cu­line, par contre le refus de l’impôt est
pos­sible à un plus grand nombre, notam­ment aux femmes, comme
le montre Marie Laf­franque qui s’explique dans la lettre suivante
au pré­sident de la République :

Je
me per­mets de vous faire savoir que j’ai défal­qué de
la troi­sième tranche de mes impôts exi­gible aujourd’hui
les 20% qui cor­res­pondent à la part offi­cielle du budget
mili­taire dans l’ensemble du bud­get natio­nal. Je verse une somme
égale, soit 382 francs, au compte du Ser­vice civil
inter­na­tio­nal, 129, Fau­bourg Pois­son­nière, Paris 9e, CCP :
Paris 874 – 60-15.

Vous
êtes au cou­rant de mon refus de l’an der­nier, renouvelé
le 15 février et le 15 mai 1967. Depuis lors, les essais
nucléaires fran­çais en Poly­né­sie ont repris, et
d’autres se pré­parent. Nous connais­sons tous de mieux en
mieux les effets inac­cep­tables de telles explo­sions sur toute espèce
vivante. Au moins pour l’immédiat, le nombre pro­bable de
leurs vic­times humaines est déjà de notoriété
publique. Je consi­dère cette action comme un début de
géno­cide. Elle est menée, pour une part infime mais
cer­taine, avec le prix de mon tra­vail et en mon nom. En conscience,
je ne peux y par­ti­ci­per de mon plein gré.

Mais
en outre, ces essais nucléaires, et la poli­tique d’armement
où ils s’intègrent, ne font que s’ajouter à
ceux des autres nations, les ren­for­cer, les encou­ra­ger, leur fournir
un sem­blant de justification.

Je
n’ai pas à juger ceux qui assument cette co-responsabilité,
et ses effets ; pas davan­tage ceux qui les acceptent. Cepen­dant, je
ne sau­rais les approu­ver ni faire comme eux.

Je
crois devoir mar­quer concrè­te­ment mon désac­cord en
refu­sant de payer volon­tai­re­ment ces 20% de mes impôts. Cela
m’expose, je le sais main­te­nant par expé­rience, à la
sai­sie et à l’amende. Mais je ne cherche ni à
pro­duire un effet maté­riel direct et immé­diat, ni à
fuir les dif­fi­cul­tés per­son­nelles que pour­ra me valoir ce
double geste.

En
refu­sant une frac­tion d’impôt cor­res­pon­dant au pourcentage
avoué (mais infé­rieur à la réalité)
du bud­get mili­taire dans le bud­get natio­nal, je mani­feste que si je
contri­bue à l’effort mili­taire de mon pays, c’est une fois
de plus à mon corps défen­dant. En consa­crant une somme
égale au Ser­vice civil inter­na­tio­nal, mal­gré la saisie
à pré­voir j’essaie de sou­li­gner qu’une politique
inverse peut exi­ger, sur­tout des plus favo­ri­sés d’entre
nous, des efforts et des sacri­fices volon­taires encore plus grands
que ceux aux­quels ils se résignent aujourd’hui. Je voudrais
sug­gé­rer enfin que je sou­haite, dans cette ligne, non une
simple redis­tri­bu­tion de fonds, mais la recon­ver­sion progressive
d’une socié­té domi­née jusqu’ici, à
l’échelle extra-natio­nale, par la loi du pro­fit et par le
droit du plus tort.

Mon
double geste n’est pas iso­lé. D’autres, à travers
le monde, l’ont accom­pli et conti­nuent à l’accomplir,
notam­ment aux USA. Je ne suis pas la seule en France à refuser
tout ou par­tie de l’impôt dans cet esprit. Sur­tout, ce refus
sans détour, accom­pa­gné d’un acte à la fois
posi­tif et sym­bo­lique, prend tout son sens pour autant qu’il se
situe dans la logique de ma vie per­son­nelle, et dans un courant
col­lec­tif qui s’est déjà fer­me­ment manifesté,
en France et ailleurs. Il se place sans équi­voque, par sa
forme et son but, sur le ter­rain de l’objection de conscience à
la pré­pa­ra­tion de la guerre. Il veut être un appel à
la conscience et à la réflexion de ceux qui en seront
informés.

C’est
en ce sens, Mon­sieur le Pré­sident, que je vous demande aussi
de le com­prendre. Veuillez agréer, je vous prie, mes
salu­ta­tions respectueuses.

Le
15 novembre 1967

[Marie
Laffranque]


*  *

Com­ment
sou­te­nir actuel­le­ment l’action de Marie Laf­franque ? En exprimant
votre soli­da­ri­té à ce geste, même si vous n’êtes
pas prêt à l’imiter, par une lettre adres­sée au
per­cep­teur de la Troi­sième Divi­sion, 1, rue Gabriel-Péri,
31-Tou­louse. Nous vous sug­gé­rons dans ce cas d’envoyer copie
de cette lettre à Marie Laf­franque, 23, rue Brouar­del, 31-
Tou­louse, en lui fai­sant part de vos remarques et de vos réflexions.

Autres
formes pos­sibles du refus de l’impôt

Si
l’on veut avoir pleine effi­ca­ci­té sur le plan finan­cier, il
faut mettre le gou­ver­ne­ment dans l’impossibilité de pouvoir
récu­pé­rer l’impôt. Aus­si la meilleure solution
serait de ne pas avoir de gain dépas­sant le salaire imposable.
Mais en accep­tant volon­tai­re­ment cette pau­vre­té (rela­tive), on
se situe hors de la ten­dance actuelle qui est l’augmentation du
niveau de vie, et on a le même pro­blème pour se faire
com­prendre que la com­mu­nau­té de l’Arche (et d’autres
com­mu­nau­tés basées sur la pauvreté).

Si
l’on n’accepte pas ce niveau de vie « pauvre », il
fau­drait faire ce que l’on appelle du « tra­vail noir »
pour ne pas dépas­ser le niveau impo­sable. Mais le tra­vail noir
équi­vaut à la fraude fis­cale, et il n’est pas
pos­sible partout.

Puisque
notre contes­ta­tion porte sur tout le sys­tème économique
et l’utilisation des richesses, il fau­drait donc refu­ser d’aider
le gou­ver­ne­ment dans ce sys­tème, en refu­sant de rem­plir les
feuilles de décla­ra­tion, et en fai­sant soi-même la
répar­ti­tion de la somme qu’on aurait dû ver­ser, avec
preuves, ce qui évite le qua­li­fi­ca­tif d’asocial. Pour ce
faire, on « sub­ven­tion­ne­rait » sur le plan local (c’est
le mieux, puisque nous dési­rons une struc­ture fédéraliste)
des ser­vices et ins­ti­tu­tions socia­le­ment utiles. Dans ce cas, les
sanc­tions pécu­niaires seraient très lourdes.

Jacky
Turquin

La Presse Anarchiste