La Presse Anarchiste

À propos d’Umberto Saba

Dans le der­nier numé­ro de Pré­sence (hiver 57 – 58), Georges Mou­nin atti­rait notre atten­tion sur le poète ita­lien Umber­to Saba, mort récem­ment, si je ne me trompe, à Trieste, sa ville natale, où il tint long­temps une petite librai­rie. Il y aura lieu de reve­nir sur ce vrai poète, si admi­ra­ble­ment simple qu’il a écrit de lui-même : « Les plus beaux vers de Saba ont un défaut ter­rible : ils ne se voient pas. » Et il y aura d’autant plus lieu d’y reve­nir que, si fidèles qu’on les devine, les tra­duc­tions des quelques poèmes cités par G. Mou­nin laissent le regret qu’il ne nous ait pas don­né, au moins en note, les ori­gi­naux ; l’italien n’est pas une langue si loin­taine que même ceux d’entre nous qui ont le mal­heur de ne la point connaître ne puissent s’y retrouver.

Mais, pro­vi­soi­re­ment, je ne crois pas inutile de signa­ler ce que les pages, à bien des égards excel­lentes d’ailleurs, de G. Mou­nin ont d’involontairement révé­la­teur de la situa­tion, pour par­ler comme Péguy, faite à la poé­sie dans notre monde moderne.

Il faut voir d’abord toutes les pré­cau­tions que croit devoir prendre notre cri­tique fran­çais (lui-même habi­tué, il est vrai, à des auteurs autre­ment secrets que le poète tries­tin) pour dis­po­ser son lec­teur à tolé­rer l’existence d’un « poète d’inspiration », enten­dons : d’un poète qui ne part pas de la lit­té­ra­ture, mais de son émo­tion, de la vie. Après tout, G. Mou­nin a eu cer­tai­ne­ment on ne peut plus rai­son d’aller ain­si au-devant de l’abasourdissement pré­vi­sible de nos pré­cieux (car c’est le mot qui s’impose), en pré­sence d’un poète comme Saba, tout bon­ne­ment poète. Un poète — si ce que je dis ailleurs à pro­pos de Sega­len n’est pas tout à fait faux, à savoir que la poé­sie telle que nous tous, « pré­cieux » ou non, la conce­vons aujourd’hui, est aspi­ra­tion à l’absolu — un poète, dirai-je, dont l’absolu peut être, aus­si, quotidien.

G. Mou­nin nous dit craindre qu’il n’arrive chez nous à Saba la même mésa­ven­ture qui a fait de Leo­par­di, « admis » trop tard en France, un auteur, en somme, d’université, de spé­cia­listes italianisants.

Que ne s’avise-t-il donc que nous avons en France même une poé­sie toute prête à fra­ter­nel­le­ment pré­pa­rer notre accueil à celle de Saba. Une poé­sie qui, assez loin de la sim­pli­ci­té mal­heu­reu­se­ment encore un peu trop éla­bo­rée à laquelle tend le plus récent René Char, dont jus­te­ment nous parle Mou­nin, pré­sente cette tona­li­té humaine, dis­crè­te­ment quo­ti­dienne, qui est toute de plain pied avec ce que le mes­sage de Saba a de déli­cieu­se­ment non fabri­qué. Mou­nin cite de l’Italien un poème exquis évo­quant le bal­lon qui vient de faus­ser com­pa­gnie à un gosse éplo­ré : «… ce petit globe échap­pé ! de la main d’un enfant trop confiant (qui criait ! sûre­ment son cha­grin, son gros cha­grin per­du dans la foule…», poème dont il rap­proche un autre, sur le même thème, de Mon­tale, mais, comme tou­jours chez Mon­tale, déjà un peu « déréa­li­sé » — et il écrit : « Pour confir­mer ce que les deux poètes ita­liens sai­sis­saient de déchi­rant dans un simple moment de la vie quo­ti­dienne, un cinéaste, qui les igno­rait sans doute, a scel­lé leur authen­ti­ci­té dans un film entier, le Bal­lon rouge. » Certes, on est heu­reux de voir nom­mer ici l’adorable film de Lamo­risse, mais en même temps on s’étonne que Mou­nin n’ait point son­gé que la meilleure façon de ser­vir l’introduction en France de Saba est assu­ré­ment de citer son grand contem­po­rain fran­çais, qui, pour être en dehors des modes, n’en existe pas moins si plei­ne­ment : Charles Vil­drac, car c’est la poé­sie vil­dra­cienne, à Décou­vertes, au Livre d’amour, aux Chants du Déses­pé­ré que l’on ne pou­vait s’empêcher de pen­ser en regar­dant le Bal­lon rouge, tout comme on se retrouve vil­dra­cien­ne­ment en famille en lisant quelques-uns des plus beaux poèmes d’Umberto Saba.

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