La Presse Anarchiste

Dialogue

Pour
con­tin­uer le dia­logue sur « la vio­lence anar­chiste », nous
avions pub­lié dans le numéro 10 d’ANV|Propos vio­lents les « propos
vio­lents » d’un cama­rade. Plusieurs raisons nous ont empêchés
de répon­dre plus rapi­de­ment à son argumentation,
toute­fois nous pou­vons con­sid­ér­er que la dernière
par­tie de son exposé trai­tant de la dig­nité, du
silence, du sérieux dans les man­i­fes­ta­tions a été
large­ment abor­dée dans le numéro 11–12|Anarchise et non-vio­lence 11/12 : « Happening ».
Les idées avancées alors sur ces points ne doivent pas
être con­sid­érées comme figées : ce sont
des moments du dia­logue. Il est évi­dent, cepen­dant, que notre
com­porte­ment indi­vidu­el et social sera fonc­tion de ces
acqui­si­tions pro­vi­soires ou défini­tives. D’autre
part, l’argumentation des « anar­chistes violents »
n’est pas bien sûr épuisée : nous espérons
d’autres con­tes­ta­tions. De notre côté, nous
ressen­tons un manque en ce qui con­cerne des textes trai­tant la
ques­tion, et une antholo­gie serait un bon out­il de travail.
Notre recherche, le dia­logue, bien qu’im­parfaits, permettront
de saisir mieux et les dif­férences et les points com­muns.
L’approfondissement idéologique se ferait de part et
d’autre car nous ne pen­sons pas que la ques­tion de la violence
soit résolue même pour ceux qui la défendent
et la pra­tiquent. Notre effort sur le plan restreint de la
man­i­fes­ta­tion se situ­ait dans une recherche d’efficacité ;
il avait pour but de décou­vrir des compor­tements propres
à éveiller chez les spec­ta­teurs l’attention et
l’intérêt ; il s’agissait de susciter
l’échange max­i­mal entre man­i­fes­tants et spec­ta­teurs,
de ne pas se couper volon­taire­ment d’eux, de ne pas provo­quer
arbi­traire­ment l’incompréhension, l’hostilité ; mais
ajou­tons que par ailleurs cer­taines formes de provo­ca­tion sont
au con­traire à con­seiller. Nous y reviendrons.

Un
prob­lème moral

« On
a net­te­ment l’impression que votre con­tes­ta­tion est avant tout

morale, abstrac­tion faite du but. »

D’entrée
il est dif­fi­cile de déter­min­er, au niveau de chaque individu
anar­chiste ayant fait un choix de non-vio­lence, la part de
moti­va­tions s’appuyant sur un juge­ment moral, et la part évaluant
l’efficacité quant au but. Si dans notre recherche on
dis­cerne une con­tes­ta­tion morale, c’est en référence
à l’éthique anar­chiste. Ne conçoit-on pas une
morale révo­lu­tion­naire, Sinon quel serait alors le con­tenu de
la révo­lu­tion ? En effet, pour nous, un anar­chiste est un
indi­vidu qui se com­porte selon cer­taines don­nées qui peuvent
se définir par le respect de l’intégrité
physique de l’individu et de son unic­ité, la recherche de
l’épanouissement et de la lib­erté de tous ; c’est
une con­stante de l’anarchisme de con­sid­ér­er que la liberté
indi­vidu­elle passe par la plus grande lib­erté de tous, mais
nous pen­sons qu’il y a con­tra­dic­tion fla­grante à affirmer
cela et à admet­tre l’utilisation de la vio­lence même
pro­vi­soire et spontanée.

Accepter
de détru­ire l’adversaire, lui aus­si libre et unique ; c’est
sup­primer son droit à la lib­erté, donc oubli­er que
notre lib­erté passe par celle des autres. Aus­si les
anar­chistes n’ont-ils jamais accep­té sans débat
intérieur l’utilisation de la vio­lence et nous ne voyons que
des raisons éthiques pour expli­quer cette répugnance.

Mais
l’application de la théorie ren­con­tre des difficultés
et nous con­cevons qu’il y ait des raisons justes à la
vio­lence et que cer­taines formes de vio­lence soient acceptées
par les anar­chistes. Néan­moins, la vio­lence anar­chiste ne
dépassera pas cer­tains niveaux, elle se lim­it­era elle-même :
nous ne pou­vons imag­in­er une police anar­chiste, des camps de
con­cen­tra­tion anar­chistes, une bombe atom­ique anar­chiste, etc.
Dans cette vio­lence, nous ne voyons d’abord qu’une réponse
à l’agression, à la vio­lence adverse, réponse
qui se moule sur des com­porte­ments non anar­chistes. Les événements
passés ten­dent à démon­tr­er que le choix n’était
pas tou­jours pos­si­ble ; c’était la vio­lence ou la passivité,
encore que des solu­tions « pas vio­lentes » se soient
esquis­sées et par­tielle­ment réal­isées dans des
expéri­ences éduca­tives, com­mu­nau­taires et autres. Mais
il faut con­stater l’immaturité des hommes et des sociétés
à imag­in­er des moyens de lutte nou­veaux et non destructeurs.
Pou­vons-nous affirmer l’originalité de notre siècle
lorsque cer­tains de ses hommes ten­tent concrètement,
glob­ale­ment, d’ouvrir une brèche ?

Le
prob­lème de l’efficacité

« C’est
un prob­lème moral […] avant d’être un problème
d’effica­cité. »

Quand
« la vio­lence-réponse à la vio­lence » veut se
dépass­er, quand elle se veut effi­cace en fonc­tion d’un but,
elle devient un moyen que nous voulons exam­in­er dans son
adéqua­tion à notre éthique (prob­lème
moral) et à notre but (prob­lème de l’efficacité).
Il ne s’agit pas seule­ment d’avoir ou non le droit de tuer, mais
de voir tout ce que cela implique et les con­tra­dic­tions qui peuvent
en découler et les mar­ques qui res­teront gravées sur
les indi­vidus et les struc­tures. Nous ne croyons donc pas porter « un
juge­ment de valeur qui ne s’appuie sur rien ».

Les
« non-vio­lents » comme les anar­chistes refusent l’axiome
de « la fin qui jus­ti­fie les moyen ». Ils recherchent des
moyens autres que ceux qu’ils con­damnent chez l’adversaire, tant
sur le plan de la vio­lence que sur celui de l’autorité, car
« les fins non seule­ment ne jus­ti­fient pas les moyens, mais sans
excep­tion, les moyens déter­mi­nent les fins et à vrai
dire, tous les moyens devi­en­nent des fins tem­po­raires. » (Ira
Sandperl)

Actuelle­ment,
à la suite des événe­ments de mai-juin, on peut
dire que les vio­lences s’expliquent si elles ne se jus­ti­fient pas,
mais face aux formes de répres­sion, la violence
insur­rec­tion­nelle et spon­tanée nous paraît, pour les
anar­chistes, être vouée à l’échec. La
logique voudrait que ceux qui acceptent la vio­lence s’organisent
pour la ren­dre plus effi­cace, mais ce faisant ils risquent fortement
de som­br­er dans un sys­tème para­mil­i­taire et de servir les
par­ti­sans du pou­voir étatique.

N’est-ce
pas se don­ner bonne con­science que de par­ler de vio­lence spontanée ?
Face à cer­taines sit­u­a­tions pré­cis­es, nous ne nions pas
la spon­tanéité des indi­vidus réagissant
col­lec­tive­ment, encore qu’il faille tenir compte de réflexes
appris et dire que cette réac­tion qual­i­fiée de
spon­tanée émane générale­ment d’individus
qui pour­raient décider d’agir de façon non violente.
L’usage de la vio­lence spon­tanée indi­vidu­elle doit être
replacée dans le con­texte de l’action col­lec­tive : il est
erroné d’examiner isolé­ment la vio­lence d’un
indi­vidu dans une foule. Quel est le sens d’une spontanéité
qui se répète ?

Mais
nous devons recon­naître que la vio­lence est pos­i­tive quand elle
oblige un cer­tain nom­bre de gens à pren­dre con­science de
prob­lèmes cru­ci­aux ; l’indifférence n’est plus alors
pos­si­ble ; dis­ons aus­si qu’elle en braque d’autres. Les
man­i­fes­ta­tions de mai-juin sont là aus­si révélatrices.
N’existe-t-il pas d’autres moyens de dénon­cer, de montrer
le vrai vis­age de la répres­sion ? Nous le pen­sons quand nous
ten­tons d’introduire la provo­ca­tion non violente.

Car
la non-vio­lence n’engendre pas l’indifférence, quelquefois
même elle est la cause de la vio­lence répres­sive, mais
son intérêt est aus­si d’agir sur les con­sciences du
pub­lic et de l’adversaire. L’imagination sera un facteur
d’efficacité impor­tant avec l’unanimité et la
dis­ci­pline (voir les Tché­coslo­vaques envahis en août).
II faut not­er qu’il n’y a pas un com­porte­ment non violent
stéréotypé.

Actuelle­ment,
notre préférence va aux moyens de com­bat comme la grève
et nous avons con­science que des expéri­ences d’autodéfense
non vio­lente devront être dévelop­pées. D’autre
part, les ressources de la désobéis­sance civile sont
absol­u­ment inexploitées.

La
lib­erté et Dieu


«…
ma lib­erté totale, telle que la définit juste­ment Camus
à par­tir
de sa notion d’absurde…»

« mon
geste pre­mier qui, niant Dieu, me crée libre…»

« la
néga­tion de Dieu, entraî­nant la volon­té de vivre
libre…»

Nous
accep­tons que la notion d’absurde serve à une approche pour
fonder la lib­erté ; la thèse de Bak­ou­nine exal­tant la
lib­erté par la néga­tion de Dieu présente une
valeur cer­taine. D’autres chem­ine­ments sont pos­si­bles, et pour nous
la non-vio­lence com­plète la garantie de non-autorité
quand il s’agit de rechercher une méth­ode pra­tique pour
attein­dre à la plus grande lib­erté pos­si­ble. Mais nous
croyons voir autre chose dans l’argumentation de notre camarade.

Est-il
réelle­ment besoin, entre anar­chistes, de par­ler de Dieu,
con­cept incon­cev­able par déf­i­ni­tion ? Pour notre part, nous
l’ignorons plus que nous le nions. Notre cama­rade ne nous fait-il
pas un procès d’intention sinon de moti­va­tions cachées ?
Si sa vio­lence révo­lu­tion­naire a pour base la négation
de Dieu, notre non-vio­lence aurait une orig­ine cryp­to-religieuse Déjà
d’autres cama­rades (l’UGAC, n° 8 d’ANV) avaient mentionné
« une cer­taine infil­tra­tion de la pen­sée religieuse au
sein du mou­ve­ment anarchiste ».

Nous
ne nions pas que nous sommes redev­ables de cer­tains apports, mais il
faudrait pré­cis­er ce qu’il y a de religieux dans ce que nous
con­sid­érons comme l’héritage de tous les hommes.

Le
sacrifice

«
Refuser l’action vio­lente, c’est à l’extrême,
accepter
sa pro­pre destruc­tion, ce qui… fait sur­gir la
notion de sacrifice…»

Il
est habituel d’associer à la non-vio­lence un cer­tain nombre
d’idées toutes faites comme l’esprit de sac­ri­fice. Par
oppo­si­tion le goût de la vie, de la joie en serait absent.
C’est vite dit et cela nous paraît banal d’y répondre
encore. Nous dis­ons qu’il y a néces­sité de lut­ter par
la vio­lence ou la non-vio­lence. Toute lutte a pour conséquences
des ennuis divers qui peu­vent être sans grav­ité ou qui
peu­vent occa­sion­ner la mort. La vio­lence n’en évite aucun :
même l’ennemi que l’on tue a tou­jours un ami pour le venger
et nous ne sommes pas loin de penser que les méth­odes non
vio­lentes don­nent en fin de compte plus de sécu­rité à
leurs mil­i­tants. Il y a une illu­sion de sécu­rité dans
l’usage des armes et de la vio­lence ; mais est-ce bien là
notre prob­lème ? D’accord, nous ne voulons pas mourir, mais
alors ne risquons rien, ne prenons pas par­ti, met­tons nous en dehors,
etc. Or la vie pleine est faite de risques ; le dan­ger peut être
une con­di­tion d’un plus grand épanouisse­ment de l’individu ;
la crainte de l’épreuve est car­ac­téris­tique d’une
vie petite-bour­geoise. De là au sac­ri­fice total se dessine
toute une série de paliers. N’a‑t-on pas par­lé « de
la douce exis­tence du non­-vio­lent » ? (Chal­laye) Vio­lents ou
non vio­lents, cer­tains meurent de mort vio­lente comme Gand­hi, Malcolm
X, Che Gue­vara, Luther King, d’autres meurent dans leur lit.

Gradation


« Une
con­cep­tion de la vie refu­sant
tous les absolus »

« C’est
sur ce thème que s’affron­tent les deux formes d’action
que
sont la vio­lence et la non-violence. »

Quand
nous avons pris posi­tion pour la non-vio­lence, quand nous l’avons
priv­ilégiée, nous pré­ci­sions qu’il n’était
pas ques­tion pour nous de con­damn­er la vio­lence ou les vio­lents. Au
cours des événe­ments de mai 68, quand certains
non-vio­lents ont déclaré con­damn­er les comportements
vio­lents d’où qu’ils vien­nent, nous avons réprouvé
une telle atti­tude. A notre sens, vio­lence et non-vio­lence coexistent
à dif­férents degrés et selon les circonstances
en cha­cun de nous ; il n’est pas dit que vio­lence et non-violence
soient absol­u­ment con­tra­dic­toires : le chaud n’est pas le contraire
du froid : à la vio­lence, nous asso­cions l’idée de
destruc­tion, à la non-vio­lence l’idée de création.
S’il peut y avoir des abso­lus dans la vio­lence et dans la
non-vio­lence, nous préférons dire qu’il y a une
gra­da­tion de l’une vers l’autre. Nous dis­tin­guons par exemple
dif­férents paliers car­ac­téris­tiques dans la violence :
on accepte facile­ment la vio­lence con­tre la nature pour l’aménager ;
on peut se pos­er la ques­tion de la vio­lence con­tre les ani­maux quand
il s’agit de les manger ou de les utilis­er ; la vio­lence contre
l’homme reste pour nous le prob­lème essen­tiel. Tout en
priv­ilé­giant la non-vio­lence, on peut accepter certaines
actions de sab­o­tage à con­di­tion de préserv­er les vies
humaines. Cer­tains non-vio­lents peu­vent vouloir seule­ment convaincre
leur adver­saire, mais la non-vio­lence peut être une pression
physique ou matérielle, une con­trainte, avec cependant
tou­jours une porte ouverte pour un dia­logue pos­si­ble. Nous dirons
qu’il y a vio­lence d’un indi­vidu qui exerce un abus par
con­trainte psy­chique ou morale sur une per­son­ne plus faible
men­tale­ment. Une grève n’est en soi ni vio­lente ni non
vio­lente, de même qu’une man­i­fes­ta­tion de rue peut revêtir
des aspects plus ou moins paci­fiques selon les man­i­fes­tants, les
provo­ca­teurs et les forces de l’ordre. Il n’empêche, de
même que sur le plan indi­vidu­el on cul­tive ou on combat
cer­taines ten­dances ou habi­tudes, sur le plan de la lutte sociale on
refusera ou on priv­ilégiera telles ou telles formes de combat.
Le goût et le car­ac­tère des indi­vidus, un choix
rationnel, les cir­con­stances, les tra­di­tions religieuses, nationales,
l’éducation en seront les motivations.

*
* * *

Par
ce texte nous ne croyons pas avoir répon­du à toutes les
ques­tions soulevées par Nestor Roméro, parce que nous
l’avons déjà fait dans des arti­cles précédents,
parce que ce numéro doit aus­si y répon­dre, parce que
cer­tains points ne parais­sent pas essen­tiels et risquent d’amener
un dia­logue de sourds, parce que, tout sim­ple­ment, nous n’avons pas
réponse à tout. Aus­si nous souhaitons con­tin­uer le
dia­logue. Nos cama­rades nous ren­dront ser­vice en soulig­nant nos
insuff­i­sances ou nos erreurs.

A.
et N.-V.


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