Victor Segalen : Stèles, peintures, équipée (Le Club du meilleur livre).
Si
la poésie, telle que de plus en plus on la conçoit
depuis un demi-siècle au moins, est avant tout aspiration
(extra-religieuse) à l’Absolu, deux noms, parmi les vivants,
ne serait-ce que de par le « projet » de ceux qui en ont
signé leurs œuvres, sont liés à sa plus haute — et plus profonde — essence : Pierre Jean Jouve, Saint-John
Perse.
Seul
l’avenir pourra vérifier le pari que beaucoup d’entre les
meilleurs ont fait sur eux. Pour moi, si je devine bien la grandeur
de l’enjeu, qu’ils aient toute partie gagnée reste encore
un bruit qui court.
Alors
que les textes poétiques de Victor Segalen rassemblés
dans l’admirable édition que vient d’en donner le Club du
meilleur livre, par leur seule coexistence en un même tome,
révèlent (et pas seulement à ceux, j’imagine,
qui n’en connaissaient pas déjà les éditions
antérieures limitées chacune à l’un des trois
ouvrages aujourd’hui réunis) un poète aussi
intégralement accompli qu’il nous arrive de rêver,
quand nous feuilletons leurs livres, que le pourraient être un
Perse ou un Jouve — ou que le fut, en ses heures heureuses,
l’auteur de Connaissance de l’Est, à qui Segalen
dédia les Stèles dès leur édition
première à Pékin (1912).
Qui
sait même si la déplorable mort précoce de
Segalen (il n’avait guère plus de quarante ans, lorsqu’il
cessa de vivre, en 1919), en arrêtant son entreprise à
une date avant laquelle la recherche poétique, même la
plus rigoureuse, se contraignait encore à plus de lisibilité
que de nos jours, ne l’aura pas gardé du péril de
tomber à la longue dans certain hermétisme exacerbé
par quoi ne pèchent que trop — et c’est dommage — les
œuvres de ses survivants. Hermétique, il l’est assez pour
ne jamais déchoir, tandis que, justement parce qu’il ne se
condamne pas à l’être à tout prix, il nous
pourrait aider à mieux trouver accès aux créations
de ceux-là mêmes que, malgré peut-être trop
de réserves, nous sentons bien (et c’est pourquoi, parlant
de Segalen, on pense à eux) être de sa race.
Cette
congénialité, Jouve lui-même la démontre
en un avant-propos de toute beauté. Avec une pénétration
sans égale, il nous fait comprendre que le rôle immense
joué par la Chine pour Segalen (qui réalisa là-bas
une œuvre insigne d’archéologue) ne fut point tant d’être
tel lointain pays choisi entre tous, mais bien l’incarnation de
l’exotisme en tant que tel — oh ! pas du tout au sens pittoresque,
mais de confrontation avec l’Autre. Il faut lire ces pages
profondes, si dignes du poète qu’elles définissent et
situent à sa vraie hauteur.
Ce
n’est pas sans mélancolie que l’on songe que tant de
connaissances approfondies des choses chinoises telles que Segalen se
les était intimement assimilées, de la langue aux
caractères écrits et à tout ce qui subsistait
encore d’une civilisation millénaire, n’ont plus
aujourd’hui pour objet, à commencer par l’écriture
(mais cela évidemment était inévitable, et
peut-être, à longue échéance, est-ce
heureux?), que des réalités révolues. Segalen
l’avait pressenti, qui nota un jour : «… tout ce qu’on
appelle Progrès. Lois de la Physique appliquée, voyages
mécaniques… Le Divers décroît. »
On
ne raconte pas des poèmes. Je citerai seulement — hélas,
pas tout entière, quelques versets — la stèle qui
s’intitule « Par respect ». Pour sa pure tonalité
d’abord. Et aussi parce qu’elle dit éminemment (mais sans
y succomber) cette obsession du silence (du « papier que la
blancheur défend » qui est à la fois la maladie — si fréquemment diagnostiquée — et la noblesse de la
plus intransigeante poésie moderne :
Par
respect de l’indicible, nul ne devra plus divulguer le mot GLOIRE
ni commettre le caractère BONHEUR…
Silence,
le plus digne hommage ! Quel tumulte d’amour emplit jamais le très
profond silence?…
Non !
que son règne en moi soit secret. Que jamais il ne m’advienne.
Même que j’oublie : que jamais plus au plus profond de moi
n’éclose désormais son nom,
Par
respect.
J. P.
S.