La Presse Anarchiste

Le message de Musil

La
toute récente publi­ca­tion en France, aux édi­tions du
Seuil, dans la mer­veilleuse tra­duc­tion de Phi­lippe Jacot­tet, de la
pre­mière moi­tié du grand ouvrage de l’Autrichien
Robert Musil (1880 – 1942), « L’homme sans qualités »,
rend, croyons-nous, assez d’actualité à la présente
étude, parue seule­ment en Suisse en pleine guerre (dans le
numé­ro consa­cré à l’Autriche par la revue
Lettres, Genève 1945), pour que nous ayons pu juger
utile de la repro­duire ici. D’autant que l’œuvre de Musil, qui
n’est pas des plus faciles à abor­der, n’est, comme on
vient de le voir, encore que par­tiel­le­ment acces­sible au public
fran­çais, ce qui ne laisse peut-être pas d’expliquer,
au moins en par­tie, l’embarras assez sen­sible de la critique.
Excep­tion faite, en effet, d’une note per­ti­nente de Jacottet
lui-même dans
la Nou­velle NRF et de très
com­pré­hen­sifs articles de Mau­rice Nadeau
(Lettres
nou­velles et France-Obser­va­teur), — excep­tions auxquelles
il convient de joindre l’essai, encore en cours de publi­ca­tion, de
Mau­rice Blan­chot (éga­le­ment dans
la Nou­velle NRF), —
les augures paraissent, dans l’ensemble, plu­tôt déconcertés,
 — et nous ne nous éten­drons pas sur l’incompréhension
majeure dont M. André Rous­seaux, d’ordinaire plus heureux
quand même, a fort mal­en­con­treu­se­ment fait preuve en un
regret­table article du
Figa­ro lit­té­raire. — Cen­trées,
au contraire, sur la par­tie de l’œuvre qui n’a pas encore vu le
jour en fran­çais, les pages sui­vantes pour­ront, avons-nous
pen­sé, aider à mieux entre­voir dès maintenant
l’intention d’ensemble de l’un des plus grands écrivains
de cette Autriche (son­geons à Rilke, à Hof­manns­thal, à
Karl Kraus, à Kaf­ka, à Trakl) qui aura été,
avant que les folies contem­po­raines ne l’écartèlent —
et nous voi­ci bien avan­cés — entre les forces, disons plutôt
les fai­blesses cen­tri­fuges des natio­na­lismes bal­ka­ni­sants, la source
la plus féconde, la plus riche, la plus authen­tique des
lettres alle­mandes modernes.

Grande
à tant d’égards — poé­sie, nou­velle, ou
encore par ce qui si sou­vent l’apparente à la
médi­ta­tion phi­lo­so­phique pure, — la littérature
de langue alle­mande, on l’a plus d’une fois remar­qué, n’a
connu que bien tard la forme spé­ci­fi­que­ment moderne du
roman, au sens que Fran­çais, Anglais ou Russes nous ont
habi­tués à don­ner à ce terme. Prus­sien de
nais­sance et de choix — tout arrive ! — mais Fran­çais
d’origine, l’incomparable Theo­dor Fon­tane (1819 – 1898) est à
peu près le seul écri­vain alle­mand à qui
l’on puisse légi­ti­me­ment don­ner le titre de
roman­cier. Et certes, nous avons aujourd’hui l’œuvre célèbre
de Tho­mas Mann. Mais il ne serait pas impos­sible, ni même,
croyons­-nous, injuste de mon­trer que, littérairement,
cet écri­vain on ne peut plus remar­quable est, bien
plu­tôt qu’un roman­cier, le conti­nua­teur de la haute
tra­di­tion goe­théenne, la prose de Mann ayant avant tout le
mérite de main­te­nir les valeurs d’une culture savante de
l’intelli­gence et du cœur plus pré­cieuse aujourd’hui
que jamais, il n’est pas besoin de dire pour­quoi, mais dont il
n’est pas moins per­mis, pen­sons­-nous, de se deman­der si elle
est bien l’expression la plus authen­tique, et vrai­ment vivante, de
l’esprit dans notre temps. Pour diverses rai­sons que je
n’entreprendrai point de recher­cher ici et dont les principales
relèvent pro­ba­ble­ment de la struc­ture sociale de l’Allemagne,
il semble en effet que l’«œuvre de longue haleine » en
prose, cela même qui, ailleurs, consti­tue le roman, soit, en
langue alle­mande, une réa­li­té tout autre, quelque
chose, jus­te­ment, de tou­jours plus ou moins tribu­taire de ce
qu’on appelle là-bas l’Entwicklungsroman, qui est
beau­coup moins, pour reprendre le mot de Bal­zac, une concurrence
faite à l’état civil, qu’une sorte de prétexte
en vue d’une médi­ta­tion sur l’existence. Bien enten­du, il
n’est pas ques­tion de rabais­ser pareille entre­prise, de contester,
par exemple, que le Wil­helm Meis­ter ou, plus près de
nous et de notre façon de conce­voir la création
roma­nesque, Der grüne Hein­rich soient l’un et
l’autre d’irremplaçables chefs­-d’œuvre. Il n’en
reste pas moins exact que cette sorte de médi­ta­tion romancée
n’engendre jamais tout à fait ce que nous appelons,
d’or­dinaire, des « romans» ; mais sus­cite des œuvres
d’un bien autre carac­tère, où s’incarne,
pré­ci­sé­ment, une forme de pen­sée et d’art qui
cor­res­pond à une sen­si­bi­li­té dif­fé­rente et
peut-être — il faut oser se le deman­der — esthétiquement
retardataire.

Rien,
assu­ré­ment, n’est périlleux comme de telles
remarques, tou­jours trop géné­rales et trop catégoriques
dès qu’on n’entreprend point de les suf­fi­sam­ment nuancer.
Si je me suis cepen­dant hasar­dé à les for­mu­ler ici
d’une façon som­maire, c’est uni­que­ment pour mieux faire
pres­sen­tir l’intérêt majeur qu’il convient
d’accorder à un écri­vain de langue alle­mande mort à
Genève en avril 1942 : Robert Musil. Son œuvre, encore
beau­coup trop peu connue, se trouve en effet poser, avec une urgence
rare, ce « pro­blème du roman », de cette forme
lit­té­raire, donc, dont l’absence plus ou moins complète
dis­tin­gua si long­temps la créa­tion lit­té­raire dans
cette vaste zone de l’Europe qu’on appe­lait, jadis, les
Alle­magnes. Vieux plu­riel qui, d’ailleurs, reprend ici tout son
sens : comme la plu­part des grands créa­teurs de ce siècle
(ou de la fin du pré­cé­dent) — Hof­manns­thal, Rilke,
Kaf­ka, pour ne nom­mer que ces trois noms — Musil, lui non plus,
n’appartenait pas à l’Allemagne pro­pre­ment dite, mais à
la vieille Autriche, à l’Autriche d’avant 14, pays d’une
tout autre struc­ture, d’une tout autre his­toire aus­si ; double
cir­cons­tance qui per­met peut-être de com­prendre que ce n’est
pro­ba­ble­ment pas par hasard si, avec l’œuvre musi­lienne, le vrai
roman de langue alle­mande a trou­vé hors des frontières
de l’ancien empire bis­mar­ckien la sub­stance de sa plus
signi­fi­ca­tive réalisation.

   *   *   *

Pour
bien par­ler de Musil, il fau­drait exa­mi­ner de près sinon les
divers romans, nou­velles et pièces de théâtre
qu’on a de lui, du moins l’ensemble de son œuvre prin­ci­pale, Der
Mann ohne Eigen­schaf­ten
(L’homme sans qua­li­tés), mais
cela seul récla­me­rait déjà une trop longue
étude. Je m’en tien­drai donc sur­tout au troisième
et der­nier volume, publié en 1942 (le pre­mier et le second
avaient paru en 1930 et en 1933, à Ber­lin) [[La
revue Mesures a don­né jadis, en français,
quelques frag­ments de Musil, tra­duits en col­la­bo­ra­tion par Jean
Paul­han et Ber­nard Groe­thuys­sen. Depuis l’édition de
Lau­sanne ci-des­sus men­tion­née, a récem­ment paru chez
Rowohlt une édi­tion, qui pré­tend être plus
com­plète, de cette fin de l’ouvrage, mais dont on peut se
deman­der si elle est bien fidèle aux inten­tions de Musil. Le
livre, on le sait, est res­té inache­vé. Or, la
publi­ca­tion de Rowohlt ras­semble en vrac tous les frag­ments laissés
par Musil et qu’il n’eût sans doute pas intégralement
rete­nus. Cela fausse assu­ré­ment la pers­pec­tive.]]. Publié,
d’ailleurs, est trop dire ; le volume porte uni­que­ment la mention,
en fran­çais : Impri­me­rie cen­trale, Lau­sanne. C’est un livre
post­hume. A l’origine, ce troi­sième tome était appelé
à com­po­ser la seconde par­tie de « L’homme sans
qua­li­tés », et cette seconde par­tie se trou­vait déjà
entiè­re­ment impri­mée lorsque Musil, que son tra­vail ne
satis­fai­sait pas encore, sus­pen­dit l’édition pour remanier
le livre, tâche immense que la mort devait l’empêcher
de mener jusqu’au bout. Le volume impri­mé à Lausanne
com­porte donc un cer­tain nombre de cha­pitres retravaillés,
d’autres, en plus grand nombre, qui n’ont pu l’être, plus
la pre­mière rédac­tion de quelques cha­pitres qui eussent
dû trou­ver place dans la toute der­nière par­tie de
l’œuvre, encore en pro­jet. Dans les deux pre­miers volumes, Musil
décrit, — on ne peut guère dire raconte, — comme
par frag­ments, l’existence du héros prin­ci­pal, Ulrich et,
autour de cette exis­tence, la Vienne de l’ancienne Autriche d’avant
la pre­mière guerre mon­diale, de cette Autriche que, né
en Carin­thie à Kla­gen­furt, l’auteur, avec une iro­nie que
l’on pour­rait sou­hai­ter d’un autre goût, appelle « Kakanien »
(Kaka­nie, monar­chie kk, c’est-à-dire köni­glich-kai­ser­lich,
royale et impé­riale), mais dont il parle avec une lucidité
qui n’exclut point la ten­dresse. Avant de deve­nir écrivain,
Musil, à l’origine, avait été offi­cier de
l’armée autri­chienne, puis, comme l’a dit dans son éloge
funèbre le pas­teur zuri­chois Robert Lejeune, « dans sa
recherche d’un métier… qui fût en même temps
sa voca­tion [[Robert
Lejeune : Robert Musil, édi­tions Oprecht, Zurich-New
York.]] il fit en Alle­magne des études mathématiques
et tech­niques, et fina­le­ment de phi­lo­so­phie pure. De façon
sem­blable, dans le livre, Ulrich a fait de hautes études de
mathé­ma­tiques. Mais, mal per­sua­dé que cette science
puisse don­ner à sa vie un sens irré­fu­table, de plus
assez for­tu­né, il vit, en somme, sans rien faire et comme en
attente de lui-même. Vivre, pour­rait-on dire, qu’est-ce autre
chose qu’expliciter son carac­tère ? Or, Ulrich doute qu’il
en ait un. Habi­tué à la pré­ci­sion scientifique,
les traits qu’il pour­rait à la rigueur décou­vrir en
lui-même lui paraissent encore trop indéterminés
pour qu’il puisse nour­rir l’idée, cou­rante mais
pré­somp­tueuse, d’être quelqu’un. C’est en ce sens
qu’il convient d’entendre le titre géné­ral de
l’ouvrage « L’homme sans qua­li­tés ». Et
c’est par pis-aller, par dés­œu­vre­ment qu’il se laisse
entraî­ner à diverses aven­tures d’amour ou à
prendre part à cer­taine entre­prise col­lec­tive qui, sous
le nom de « Paral­le­lak­tion », consiste assez comiquement,
dans la bonne socié­té vien­noise, à cher­cher une
idée, ou, si l’on pré­fère, un mot d’ordre
capable d’assurer le meilleur accord des peuples rassemblés
sous l’égide de la monar­chie danu­bienne et, peut-être,
de confé­rer à l’Autriche l’initiative dans le
main­tien de la paix inter­na­tio­nale. Telle est, très
sché­ma­ti­que­ment résu­mée, l’armature de ces
deux pre­miers volumes, qui com­posent donc, si l’on veut, par une
ana­lo­gie seule­ment tout exté­rieure avec l’«Entwicklungsroman »
dont nous par­lions plus haut, une espèce d’autobiographie
spi­ri­tuelle trans­po­sée, en même temps qu’une peinture
de la socié­té vien­noise d’avant 14, sans par­ler de la
cri­tique géné­rale des idées de notre temps ni du
four­mille­ment de mille cas par­ti­cu­liers, entre autres l’analyse,
par­fois longue, consa­crée au cri­mi­nel Moos­brug­ger et l’étude
presque cli­nique de la demi-folle Cla­risse. A par­tir du second volume
se déve­loppe la patiente évo­ca­tion de l’étrange
sen­ti­ment, faut-il dire de l’amour ? qui naît entre Ulrich et
sa sœur Agathe. Quant au troi­sième volume, le der­nier, il est
en grande par­tie rem­pli par les conver­sa­tions d’Agathe et d’Ulrich
et par les pages du jour­nal où le frère cherche à
défi­nir non seule­ment la nature de ce qu’il éprouve
envers sa sœur, mais du sen­ti­ment en général.

On
le voit, rien de moins naï­ve­ment « épique », de
moins facile à racon­ter que cette suite de livres, au point
que le résu­mé qu’on vient de lire, forcément
presque infi­dèle à force d’être simple, n’est
pas loin de fri­ser la cari­ca­ture. Peut-être fallait-il
cepen­dant le don­ner quand même, ne fût-ce que pour
esquis­ser le cadre où viennent s’insérer les grands
thèmes qui font l’inestimable valeur d’une œuvre parfois
dérou­tante, mais tou­jours char­gée, nour­rie d’existence
et, en même temps, jusqu’à l’héroïsme,
de pensée.

   *   *   *

Quelle
signi­fi­ca­tion, deman­de­rons-nous en pre­mier lieu, convient-il de
déga­ger du thème prin­ci­pal de
l’«Eigenschaftslosigkeit », de l’indé­termination,
de l’absence de soi, thème qui, s’il occupe sur­tout une
grande place dans le pre­mier volume, n’en motive pas moins, on
vient de le voir, le titre de tout l’ouvrage ?

Je
ne crois pas qu’on ait jamais sug­gé­ré à cet
égard un rap­pro­che­ment qui, d’abord, peut sur­prendre, et
cepen­dant s’impose étran­ge­ment. Si éton­nant que cela
puisse paraître, il est indu­bi­table, en effet, que la pensée
du roman­cier Musil s’éclaire gran­de­ment dès qu’on
s’avise d’en com­pa­rer la posi­tion fon­da­men­tale à un cas,
très dif­fé­rent en appa­rence et pour­tant ana­logue à
la racine, celui du poète le plus écla­tant pour la
forme, le plus har­di par l’intelligence, de la France d’avant et
d’après 1914, Paul Valé­ry [[Dans
un assez ancien cahier de Témoins, j’ai déjà
indi­qué ce rap­pro­che­ment, pour moi-même inat­ten­du. Jean
Paul­han, qui l’a signa­lé, a fait toutes réserves. Et
cepen­dant…]]. Jusqu’au jour où,
après quelques écrits de jeu­nesse, il commença
de publier ses chefs‑d’oeuvre, le pres­ti­gieux auteur de
l’«Introduction à la méthode de Léonard
de Vin­ci » ne res­ta-t-il pas, lui aus­si, tel l’Ulrich du roman
musi­lien, mais cela pen­dant vingt années, comme à
l’écart du monde et de soi, absor­bé dans une
médi­ta­tion en appa­rence sans objet ? L’analogie, même,
est si frap­pante que l’on peut se deman­der s’il n’y a pas là
le symp­tôme d’un grand fait inhé­rent à la vie
de l’esprit dans notre époque. Toutes les doctrines,
aupa­ra­vant, y com­pris celle du scep­ti­cisme (qui est aus­si, à
sa manière, un sys­tème) s’emparaient des hommes de
pen­sée, fai­sant d’eux les pro­ta­go­nistes de l’action ou des
polé­miques. Au contraire, plus, après la fièvre
drey­fu­sienne, se pro­longe la paix armée qui précède
les grandes guerres modernes, moins les convic­tions, les croyances
don­nées semblent avoir de prise sur nombre d’intellectuels ;
bien plus, beau­coup sentent leur propre moi comme leur échapper
à eux-mêmes. On flotte, on cherche la « gratuité »,
on est comme en vacances du réel. Chez les uns, ce sera une
école de lâche­té, de fuite : l’aventure pour
l’aventure. Chez les plus exi­geants, il s’agira tout au contraire
de tra­vailler à trou­ver ce qui en vaut vrai­ment la peine. De
là, peut-être, chez deux esprits aigus comme Valéry
et Musil — Valé­ry est né en 1871, Musil en 1880 —
cette hési­ta­tion à décou­vrir leur être
propre. Qu’on veuille bien relire, par exemple, ces quelques lignes
de Valé­ry, qui pour­raient ser­vir de com­men­taire à la
posi­tion toute sem­blable de son cadet autrichien :

« Plus
une conscience est « consciente » plus son per­son­nage, ses
opi­nions, ses actes, ses carac­tères, ses sen­ti­ments lui
appa­raissent étranges, — étrangers…

« Il
faut bien que j’aie des opi­nions ; des habi­tudes, un nom, des
affec­tions, des répul­sions, un sys­tème du monde, comme
il faut bien que le mur de ma chambre ait une cer­taine cou­leur. Je
suis à tout ce que je suis, ce que la lumière est à
cette cou­leur. Elle pour­rait éclai­rer quoi que ce soit.

 — Com­ment
vous appelez-vous ?

 — Je
ne sais pas.


Votre
âge?… je ne sais pas. Votre lieu de nais­sance ? sais pas.
Pro­fes­sion ? sais pas… C’est bien : vous êtes moi-même. »
[[Choses
tues.]]

Plus
abso­lus (c’est leur part de roman­tisme) que le Des­cartes de la
morale pro­vi­soire, Musil et Valé­ry, dans le com­mun « attentisme
de la per­sonne » par quoi pour­rait se défi­nir leur
posi­tion pre­mière, dédaignent délibérément
ce qui est seule­ment humain, — mais en ver­tu d’une expectative
féconde, d’une quête des valeurs vraies dont, à
pro­pos de « L’homme sans qua­li­tés », nous allons
cher­cher à pré­ci­ser le sens.

Tou­te­fois,
cette curieuse et non moins signi­fi­ca­tive simi­li­tude qu’il n’est
pas inter­dit de rele­ver entre Valé­ry et Musil conseille
peut-être de signa­ler dès main­te­nant un second trait
com­mun, de nature fort voi­sine, mais qui, à la différence
du pre­mier, n’est pas sans entraî­ner des conséquences
assez néga­tives. Musil et Valé­ry, on vient de le voir,
mettent en doute le moi ; mais par une démarche de pensée
toute sem­blable et presque ingé­nue sous ses apparences
aver­ties, l’un et l’autre trans­posent éga­le­ment ce doute
dans le domaine des réa­li­tés col­lec­tives, de
l’histoire. Peut-être y a‑t-il là, chez tous deux, un
effet de la for­ma­tion mathé­ma­ti­cienne, qui incline tant
d’esprits mode­lés par elle à ne voir dans les
sciences morales qu’un ensemble de conjec­tures ? Mais sur­tout, à
l’époque où Valé­ry et, plus tard, Musil, ont
médi­té sur les sciences exactes, celles-ci entraient ou
se débat­taient dans une sorte de crise. Après le bel
opti­misme du dix-neu­vième siècle dans sa première
moi­tié, l’explication scien­ti­fique se heurte à des
pro­blèmes inat­ten­dus, qui mettent en cause les notions les
plus fon­da­men­tales. Si bien que la méfiance envers soi-même
paraît dès lors le devoir pre­mier de l’esprit. Or,
c’est bien le sou­ci de ce devoir-là qui a dic­té à
Valé­ry les pages célèbres où il proclame
son scep­ti­cisme his­to­rique, son refus de l’histoire. Et si, pour en
reve­nir à Musil, celui-ci ne nie pas l’histoire de façon
aus­si radi­cale, du moins la consi­dère-t-il comme une espèce
d’accident : « Si l’homme, écrit-il, a sur­tout pour
carac­té­ris­tique de mani­fes­ter des opi­nions, il en résulte
que, ne se mani­fes­tant jamais tout entier ni dura­ble­ment, il s’y
repren­dra sans cesse de mille façons tou­jours variées ;
et de là vient qu’il a une his­toire. Si donc il en a une, ce
n’est que par fai­blesse, me semble-t-il ; bien que les historiens,
évi­dem­ment, tiennent la facul­té de faire, de produire
de l’histoire pour un mérite tout par­ti­cu­lier ! » (Vol.
3, pp. 183 – 184).

S’il
n’y avait ici que l’exigence d’une méthode critique
com­por­tant une mise au point de plus en plus ser­rée des
notions dont se sert l’histoire, et donc une saine atti­tude de
défense à l’égard des construc­tions trop
faciles, affec­tassent-elles l’objectivité la plus
« maté­ria­liste », on ne pour­rait qu’entièrement
approu­ver la posi­tion d’un Valé­ry ou d’un Musil. Mais le
scep­ti­cisme créa­teur qui, chez l’un et chez l’autre, dans
l’attention rigou­reuse prê­tée aux jeux de la pensée
pure comme aux fata­li­tés des sen­ti­ments humains, donne sa
valeur insigne à leur com­mun « atten­tisme personnel »,
paraît, sur ce ter­rain, faire place à une critique
uni­que­ment dis­sol­vante. Quand Valé­ry, quand Musil parlent
d’histoire, toute l’acuité de leur regard n’empêche
point qu’ils semblent tous deux frap­pés d’une cécité
para­doxale. On a envie de dire qu’ils n’ont pas le sens de ce qui
bouge :


Cruel Zénon ! Zénon d’Elée,

M’as-tu
frap­pé de cette flèche ailée

Qui
vibre, vole, et qui ne vole pas ?

A
consta­ter cette éton­nante carence de deux grands esprits qui,
assu­ré­ment, dans les années déci­sives de leur
for­ma­tion, n’ont rien connu l’un de l’autre, l’on en vient à
pen­ser que, du moins lorsqu’elle se refuse à entendre la
grande leçon qui, de Hegel et Marx jusqu’à Croce, se
dégage de l’historicisme, ou à accueillir le
vivi­fiant apport de la durée berg­so­nienne, l’intelligence de
cer­tains hommes, — faut-il même dire d’une cer­taine classe ?
 — tend, de nos jours, à démis­sion­ner devant la
réa­li­té du deve­nir. [[Je
ne renie pas ces lignes, mais, depuis qu’elles furent écrites,
j’ai appris à mon tour à mettre davan­tage en doute
les pré­ten­dues lois du deve­nir social.]]

   *   *   *

J’ai
déjà rele­vé qu’il n’y a rien de moins
naï­ve­ment épique que le roman musilien.

Beau­coup
de lec­teurs, même, peuvent être gênés de ne
pas trou­ver chez Musil le souffle qui fait la force des grands
roman­ciers tra­di­tion­nels. J’en ai enten­du se plaindre de la
com­po­si­tion du livre, volon­tai­re­ment mor­ce­lée, vu que, presque
tou­jours, elle fait alter­ner comme dans cer­tains romans américains
(Jules Romains, dans « Les hommes de bonne volonté »
reven­dique bien à tort l’invention du sys­tème), des
épi­sodes ne se sui­vant point les uns les autres, mais dont le
che­vau­che­ment obéit à une optique rap­pe­lant nettement
celle du film. Il est peu pro­bable, cepen­dant, que l’influence du
ciné­ma ait joué un rôle chez Musil : il avait bien
trop de défiance envers toutes les for­mules d’un modernisme
à pro­gramme. Le fait d’être arri­vé de son côté
à cette com­po­si­tion « en mar­que­te­rie », traduit,
dans son cas, semble-t-il, quelque chose de bien plus pro­fond. Si
Musil renonce à la forme épique ordi­naire du récit
sui­vi, c’est en effet que le roman, chez lui, devient lui-même
un problème.

Pour
une pre­mière rai­son, d’abord. Comme on a pu le dire, en
France, à pro­pos de la pro­di­gieuse dis­sec­tion psychologique
des livres de Proust, l’être humain, ou ses idées,
chez Musil, sont pour ain­si dire regar­dés à la loupe
d’une obser­va­tion toute scien­ti­fique. La créa­tion purement
lit­té­raire se trouve consciem­ment, volon­tai­re­ment comme
dis­soute par l’influence de la science.

Mais
outre cela, chez Musil, de la même façon qu’on l’a
vu se pro­duire en anglais dans l’œuvre de Joyce ou, en France,
avec « Les faux mon­nayeurs » de Gide, le deve­nir même
qui fai­sait le roman tra­di­tion­nel est, à pro­pre­ment parler,
mis en ques­tion. La vie en sus­pens du per­son­nage prin­ci­pal, Ulrich,
l’étrange attente pour rien, aus­si, par quoi pour­rait se
défi­nir l’existence du milieu autri­chien, l’amour irréel
d’Ulrich et de sa sœur, tout cela est en effet, pour reprendre une
for­mule par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tive du troisième
volume, « ein Ges­che­hen ohne dass etwas ges­chieht », un
évé­ne­ment sans que rien arrive. Et si, comme l’écrit
Musil dans une admi­rable des­crip­tion d’un jar­din vien­nois où,
par un jour d’été, tel arbre en fleurs, peu à
peu, se dépouille de ses pétales : « es ges­chah
wahr­lich, ohne dass irgen­der­lei ges­chah » —
cela advenait
vrai­ment sans que rien advint, — si, veut-on dire, nous sommes
pris, sai­sis par cette vie qui n’en est pas une et qui est de la
vie quand même, — comme la nôtre ? — notre adhésion,
notre fas­ci­na­tion, certes, est bien due d’abord à l’étonnant
pou­voir évo­ca­toire de l’écrivain, mais davantage
encore à l’intensité d’attention, d’interrogation
du pen­seur. La « moder­ni­té » de l’œuvre, — s’il
est per­mis d’user d’un mot qui sans doute n’eût guère
ravi Musil, mais qui semble ici légi­time, — la pro­blé­ma­tique
du roman
que cette œuvre ins­ti­tue, loin de résul­ter d’une
recherche uni­que­ment for­melle, exprime émi­nem­ment dans un
effort tout sem­blable à celui qui pré­side aux
réa­li­sa­tions des autres inves­ti­ga­teurs à l’instant
nom­més — Proust, Joyce, Gide — l’inquiétude et la
volon­té de décou­verte propres à toutes les
mani­fes­ta­tions véri­ta­ble­ment vivantes qui, dans le domaine de
la vie de l’esprit, reflètent authen­ti­que­ment notre tragique
époque de crise.

Une
telle ten­sion, un tel radi­ca­lisme de la recherche ne va pas sans
péril. Bien sou­vent, — le cas extrême est celui de
Joyce — les œuvres qui s’en font l’instrument accusent, si
l’on ose dire, comme une rup­ture d’équilibre entre la
volon­té d’innovation et le conte­nu humain. Musil n’a pas
tou­jours évi­té pareil risque. Nous le rele­vions déjà
plus haut, l’analyse de cer­tains cas patho­lo­giques menace, par
moments, de n’en plus finir, ce qui ne serait rien, mais une si
longue com­plai­sance témoi­gnée à l’exceptionnel
pour­rait bien, est-on quel­que­fois ten­té de son­ger, ôter
au livre cette por­tée géné­rale que l’on est en
droit d’attendre de toute créa­tion d’importance. Encore ne
sont-ce là, dans l’ouvrage, que des com­po­santes secondaires,
tan­dis qu’à voir le rôle gran­dis­sant, et bientôt
cen­tral, accor­dé à l’amour inso­lite du frère
et de la sœur, d’Ulrich et d’Agathe, le lec­teur ne peut toujours
se défendre d’éprouver le sen­ti­ment que Musil,
écri­vain si luci­de­ment, si valeu­reu­se­ment hos­tile aux
pres­tiges de la mode, aux faci­li­tés voyantes de ce qu’on a
appe­lé, pour carac­té­ri­ser un cer­tain berlinisme,
l’asphalte, est lui-même sur le point d’y succomber
à son tour. Mais, mal­gré tout ce qu’il garde
d’inachevé, le troi­sième volume montre, croyons-nous,
que la gran­deur de Musil était trop vraie pour qu’il ne dût
point être don­né à un esprit aussi
authen­ti­que­ment supé­rieur de sur­mon­ter ce danger-là.
S’il avait eu le temps de ter­mi­ner son œuvre, il est hors de doute
que, pre­nant dans l’ensemble la place qui devait leur reve­nir, un
grand nombre au moins des élé­ments apparemment
décon­cer­tants du livre eussent, après coup, presque
tou­jours, été jus­ti­fiés. Je n’en veux pour
gage que pré­ci­sé­ment cet inquié­tant amour
d’Ulrich et d’Agathe dont, au fur et à mesure qu’on
avance de cha­pitre en cha­pitre, on cesse de sen­tir le caractère
décon­cer­tant ou même inuti­le­ment sen­sa­tion­nel, pour
com­prendre que, — soit consciem­ment, soit par le développement
orga­nique de l’étrange thème, — Musil, en écartant
de prime abord, pour ses deux héros, les « réalisations »
de la vie nor­male, qui accom­plissent évi­dem­ment, mais tant de
fois au prix de quelles confu­sions ! les amours ordi­naires, s’est
génia­le­ment don­né la pos­si­bi­li­té d’entreprendre
ce que, tout au moins à ce degré d’approfondissement,
l’on n’avait jamais ten­té : l’étude du sentiment
pur.

   *   *   *

Etude
exacte de nos sen­ti­ments, refonte de l’expression littéraire,
est-ce à dire que Musil ten­dait quand même, au fond à
des recherches d’ordre spé­cu­la­tif ou for­mel ? Oui et non.
Oui, si l’on veut pré­tendre qu’il y a spéculation,
ou for­ma­lisme, dès que la volon­té de connaître,
ou de créer pro­cède d’un esprit légitimement
bien réso­lu à ne souf­frir d’autre tutelle que sa
propre loi. Non, si cette volon­té ne cesse, aux yeux de celui
qu’elle anime, de poser le pro­blème de l’homme. Or, en
dépit de cer­taines appa­rences, on ne sau­rait, à mon
avis, com­prendre le mes­sage de Musil qu’à la condi­tion de ne
jamais perdre de vue ce « conte­nu humain » auquel j’ai
déjà fait allu­sion. Terme vague s’il en est, — mais
com­ment moins impar­fai­te­ment dési­gner cet accrois­se­ment de
notre être que signi­fie toute grande œuvre, l’enrichissement
qu’elle apporte à la vue que nous pre­nons du monde et de
cette par­tie de nous-mêmes que nous appe­lons nos prin­cipes ? A
cet égard, il n’est pas exa­gé­ré de dire que,
même là où Musil semble le plus s’adresser à
notre seule intel­li­gence, « L’homme sans qualités »
accu­mule l’une des plus belles récoltes humaines qu’un
grand esprit ait jamais faites.

Dans
le simple domaine de l’observation, tout d’abord, non seulement
le livre offre une pein­ture de mœurs d’une pré­ci­sion, d’une
acui­té qui n’a peut-être d’égale que chez les
mora­listes et mémo­ria­listes de la France d’avant la
Révo­lu­tion, mais encore, si étran­ger que fût
Musil, ain­si qu’on l’a vu plus haut, à l’histoire
créa­trice, à l’histoire­ deve­nir, il avait un
sens éton­nant de l’instant, du momen­ta­né, de tout
cela qui, pour lui, était « acci­dent », modes
suc­ces­sives de la vie sociale ou pseu­do-spi­ri­tuelle, de même
qu’une facul­té non moins sur­pre­nante de déce­ler les
traits prin­ci­paux de notre monde moderne, qu’il n’aimait pas.
Seule­ment — et déjà, ici, le pen­seur, l’analyste
des opi­nions qui se par­tagent les êtres humains, inter­vient de
concert avec l’artiste — au peintre de mœurs s’associe, chez
l’auteur de « L’homme sans qua­lité », un
sati­rique d’autant plus mor­dant qu’il juge, peut-on dire, en
connais­sance de cause : car loin d’en res­ter à l’observation
superfi­cielle des milieux et des hommes, Musil, for­mé aux
dis­ci­plines de la phi­lo­so­phie et de la science ne cesse jamais de
voir à la fois et les êtres humains et l’espèce
de double sou­vent incon­gru dont les nan­tissent, quoi qu’ils en
aient, les idées qui logent dans leur tête. Dans
l’ouvrage déjà cité, Robert Lejeune donne
toute la place qui lui revient à la cari­cature que Musil
a tra­cée du « Gros­schrifts­tel­ler » (il faudrait
tra­duire, mieux que par auteur à suc­cès, le
grand-écri­vain, avec un trait d’union), ce voyant ersatz
de l’ancien prince de l’esprit. D’une manière
géné­rale, tout ce qu’il y a de faux, de creux,
d’ampoulé, de rhé­to­rique, dirait Silone, dans la
plu­part des vues et des croyances de nos contem­po­rains — ou plutôt
des hommes d’avant 14, mais de qui devaient si naturellement
pro­cé­der les illu­mi­nés des tota­li­ta­rismes d’aujourd’hui
 — Musil, avec une cruelle maî­trise, le dépeint, le
dénonce. A côté d’Arnheim, le « grand-écrivain »
(on y a vou­lu voir un por­trait de Rathe­nau), le plus vivant,
peut-être, des per­son­nages en qui s’incarne ce moderne
car­na­val des idées me semble le géné­ral Stum von
Bord­wehr, brave imbé­cile que l’auteur, on le sent, ne peut
s’empêcher de dépeindre avec sym­pathie, et qui
n’en est que plus drôle.

Mais
ce serait rabais­ser Musil, amoin­drir la por­tée humaine de son
œuvre que de trop insis­ter sur ce côté satirique,
quelque sédui­sant qu’il soit. L’esprit éminemment
sérieux de l’auteur de « Der Mann ohne Eigenschaften »,
si mer­veilleu­se­ment doué qu’il ait pu être pour la
per­ception du comique, cher­chait bien plu­tôt à
faire, non point la cari­cature, mais le diag­nos­tic de notre
monde. Le désordre des opi­nions, des sen­ti­ments moraux, des
croyances, Musil sait fort bien que tout cela s’il n’en découle
peut-être point va au moins de pair avec la pro­fonde crise
intel­lec­tuelle que, pour la petite mino­ri­té des chercheurs,
mani­feste l’état de nos connais­sances et qui, chez lui-même,
engen­dra cet « atten­tisme » à la Valé­ry si
par­ti­cu­liè­re­ment révé­la­teur. Sous ce rap­port, il
convien­drait de s’étendre à loi­sir sur l’un des
der­niers cha­pitres du troi­sième volume, qui met en scène
une conver­sa­tion sur le génie échan­gée entre le
géné­ral Stum et Ulrich. Ce qui, à pro­pos du
double exemple de la psy­cha­na­lyse et de la théo­rie de la
rela­ti­vi­té, est dit là, en par­ti­cu­lier du « Zug
ins Grelle
» (on ne peut guère tra­duire que par
« pro­pen­sion au tape-à‑l’œil ») de la plu­part des
doc­trines scien­ti­fiques actuelles, compte par­mi les pages les plus
lucides qu’on ait écrites sur notre mal du siècle.
Anti­his­to­rique en pro­fon­deur, Musil, par un inat­ten­du para­doxe de
tout son être, n’en est pas moins un très grand
his­to­rien, — peut-être vau­drait-il mieux dire : un prestigieux
généa­lo­giste des idées.

Ce
« mal du siècle », moins fait aujourd’hui, dans le
domaine intel­lectuel, de doute que de fatigue, Musil ne l’a si
bien diag­nos­ti­qué que pour en avoir lui-même
pro­fon­dé­ment éprou­vé les ravages, en même
temps que l’intense besoin de s’en libé­rer, mais sans se
men­tir. La gran­deur de l’œuvre musi­lienne, c’est d’être
l’écho de ce drame, tant il est vrai que toute œuvre
vrai­ment capi­tale nous apporte la pré­sence d’un monde ou,
mieux encore, d’un homme. Car l’artiste digne de ce nom joue sa
vie dans son œuvre. Quel­que­fois, au sens le plus immé­diat du
terme, l’œuvre tien­dra lieu de la vie que l’artiste n’a point
vécue : cette vie, il se la joue. Tel Sten­dhal. (Et que le mot
d’immédiat ne fasse point pen­ser que je rape­tisse Bayle,
l’un des plus grands d’entre les grands, parce que l’un des
plus enga­gés.) Ou bien, et c’est le cas de Musil, en créant
son œuvre l’écrivain joue sa vie tout comme le chrétien
son salut, — parce que cette œuvre est avant tout, recherche de la
véri­té, parce qu’elle est le seul moyen dont il
dis­pose pour essayer de n’avoir pas vécu pour rien, mais
pour le vrai. Ici encore, on songe à Proust, chez qui seul,
peut-être, il y ait aus­si étroite iden­ti­fi­ca­tion entre
le tra­vail créa­teur et cette quête de la vérité
 — si l’on a du moins le droit de pen­ser, ain­si que j’essayais
un jour d’en convaincre Jacques Rivière, qu’il est inexact
en pro­fon­deur d’affirmer, comme cer­tain besoin der­nier de s’en
tenir au seul esprit posi­tif ame­nait l’auteur de tant de beaux
essais cri­tiques à le pré­tendre, que l’œuvre de
Proust n’est pas « orien­tée ». Or, tout comme il
en va de l’intention majeure à laquelle nous devons « A
la recherche du temps per­du », l’effort de Musil aspire
éga­le­ment à recon­naître la vérité
tant intel­lec­tuelle que morale. — Sans doute, au pre­mier abord, on
pour­rait croire que Musil est essen­tiel­le­ment préoccupé
de connais­sance intel­lec­tuelle, ou même seulement
psy­cho­lo­gique, et il est cer­tain que nom­breuses sont les pages qui
apportent à ce domaine une contri­bu­tion incom­pa­rable, à
tel titre qu’il convien­drait de lon­gue­ment insis­ter, par exemple,
sur les nom­breux cha­pitres du troi­sième volume où,
dans le jour­nal d’Ulrich, Musil se demande : qu’est-ce au juste
qu’un sen­ti­ment ? un acte ou un état ? quelque chose qui est
en nous-mêmes ou « hors » de nous, c’est-à-dire
quelque chose de non loca­li­sé dans le moi pro­pre­ment dit, mais
qui serait fonc­tion, résul­tante de notre comportement ?
D’ailleurs, ajoute Musil, pre­nons bien garde que nous ne savons
jamais au juste de quoi nous par­lons quand nous énonçons
quoi que ce soit de tel sen­ti­ment vrai­ment éprouvé ;
nous aimons, par exemple, et n’aimons pas la même chose, le
même être, selon cette loi qui fait que tout sentiment,
comme tout fait psy­chique, n’est qu’un plus ou moins de concepts
limites qui ne sont jamais don­nés. Mais, si la rigueur avec
laquelle cette ques­tion de la nature d’un sen­ti­ment se trouve ici
posée voi­sine bien avec la sorte d’esprit qui préside
à la science — et consti­tue de plus l’un des exemples les
plus nets de l’influence exer­cée par l’esprit scientifique
sur l’art musi­lien — l’anxiété, l’espèce
de fièvre à froid qui accom­pagne et peut-être
engendre la recherche de Musil lorsqu’il pour­suit la détermination
psy­cho­lo­gique du sen­ti­ment en géné­ral et, plus
par­ti­cu­liè­re­ment, de l’amour (au sens le plus vaste du
terme), répond à une inter­ro­ga­tion qui ne relève
assu­ré­ment pas du seul ordre de l’intelligence, de même
que, pour citer cet autre exemple éga­le­ment capi­tal, les si
nom­breuses pages consa­crées au pro­blème du génie
ne sont pas le fait d’une curio­si­té gra­tuite, mais bien
d’une âme pas­sion­née, qui devine qu’il y va de son
exis­tence même chaque fois qu’elle se demande : qu’est-ce
que l’esprit ? Car si Musil recherche avec une telle intensité
la véri­té psy­cho­lo­gique et intel­lec­tuelle, c’est
qu’il y a en lui le besoin beau­coup plus pro­fond encore, et dont il
vou­drait que des connais­sances pré­cises pussent appor­ter la
satis­fac­tion, de pos­sé­der une véri­té éthique,
une règle non seule­ment de pen­sée mais de vie. Faut-il
dire une croyance ? M. le pas­teur Lejeune incline à le croire,
et il est exact que Musil, intel­lec­tuel­le­ment irréligieux,
semble, en de cer­taines périodes tout au moins, avoir comme
reli­gieu­se­ment res­sen­ti l’urgence des grands pro­blèmes qui
le han­taient. Et dans cette phrase d’Agathe, où résonne
à ne s’y point trom­per la voix même de l’auteur : « Je
suis tout ensemble pleine et vide d’amour », il y a, n’en
dou­tons point, l’écho d’une nos­tal­gie. Si l’œuvre de
Musil avait pu trou­ver son achè­ve­ment, elle nous donnerait —
peut-être —, sur cette ques­tion cen­trale, une réponse.
Dans l’état où le livre se pré­sente à
nous, il paraît en tout cas per­mis de sup­po­ser que, s’il y a
bien eu chez Musil nos­tal­gie de la croyance, la rigueur qu’il
s’imposait l’eût fort pro­ba­ble­ment ame­né à
conti­nuer de rêver le rêve qui défi­nit sa vie, —
le rêve, vou­drait-on dire, que la pen­sée purement
ration­nelle et toute de pré­ci­sion puisse enfin, poussée
jusqu’au bout de la pré­ci­sion même, tenir lieu à
l’esprit clair de l’équilibre que d’autres âmes
ont trou­vé, ou trouvent dans la foi. Or, un tel rêve
n’est pas celui de la reli­gion : c’est le rêve de quelque
sagesse.

   *   *   *

La
har­diesse aiguë, par­fois presque imper­son­nelle, du penseur
n’empêche en rien, bien au contraire, que Musil soit en même
temps un maître ouvrier de la prose alle­mande, et nous
don­ne­rions une idée bien incom­plète de l’œuvre qu’il
a lais­sée si nous ne consa­crions pas encore au moins quelques
mots, fussent-ils trop brefs, aux ver­tus de l’écrivain.

Dans
la prose de Musil, ce qui frappe le plus — et cela ne risque guère
de sur­prendre après ce que nous avons dit de la rigueur d’un
tel esprit —, c’est l’incomparable pré­ci­sion de la
phrase, une pré­ci­sion d’ingénieur, mais d’un
ingé­nieur dou­blé d’un mathé­ma­ti­cien qui aime
et sait trou­ver les solu­tions élé­gantes. Certes, dans
le troi­sième volume, mais il faut son­ger qu’il n’est pas
vrai­ment fini, — cette élé­gance n’est pas atteinte
à tout coup. La pré­ci­sion, par­fois, y menace de devenir
séche­resse. Les cha­pitres d’analyse abs­traite, par exemple,
qui consti­tuent le jour­nal d’Ulrich, sont écrits dans une
langue à tel point scien­ti­fique que l’on en arrive à
craindre que, de roman, le livre ne tourne au trai­té. C’est
même là assu­ré­ment l’une des rai­sons pour
les­quelles Musil avait sus­pen­du l’édition du volume, qu’il
vou­lait, nous dit-on dans l’avertissement, refondre pour l’aérer.
Il n’en a pas eu le loi­sir. Mais ces pages effec­ti­ve­ment assez
arides qui demeurent dans le livre ne sont-elles pas comme la rançon
d’une pen­sée infi­ni­ment enno­blie par l’exigence qu’elle
ne ces­sa de témoi­gner envers elle-même ?

Dans
l’œuvre de Musil un autre trait, mais qui n’est pas alors une
défi­cience, fait aus­si par­fois oublier que l’on a affaire à
un roman. Les por­traits, les aper­çus prennent, en plus d’un
endroit, un tour si inci­sif que, chose bien rare en alle­mand, on
évoque les pres­ti­gieuses épures de nos auteurs de
mémoires ou de nos mora­listes. Si, de par l’actuelle
géné­ra­li­sa­tion exa­gé­rée du terme, il
m’est arri­vé de récla­mer ici ou ailleurs au nom du
vrai roman, cela ne signi­fie pas du tout que je veuille du « roman »
tou­jours et à tout prix. C’est au pseu­do-roman que j’en
ai. Bien des ouvrages médiocres publiés depuis cent ans
eussent été au moins pas­sables si, au lieu de céder
à la mode de roman­cer tous les sujets, leurs auteurs s’étaient
conten­tés, comme on eût fait jadis, de nous don­ner des
réflexions, des sil­houettes ou des maximes. A la condition,
bien enten­du, d’y mettre tant soit peu d’esprit. Aus­si, lorsque
dans son roman, qui est un roman véri­table, il arrive à
Musil d’écrire des pages de « mora­liste », ne
m’avisé-je point de m’en plaindre. Outre le plai­sir que
ces pages dis­pensent, elles pour­raient être un précieux
exemple : aider, veux-je dire, bien des écri­vains qui valent
mieux que ce qu’ils font à décras­ser leurs livres à
venir de ce réa­lisme en trompe‑l’œil qu’ils prennent
naï­ve­ment pour de la vérité.

Pré­ci­sion,
rigueur, acui­té, voi­là bien ce qui, de la façon
la plus constante, la plus évi­dente, défi­nit le style
musi­lien. Ces qua­li­tés, pour­tant, sont loin d’être les
seules. Sous leur éclat comme ver­nis­sé, il en existe
une autre, plus pré­cieu­se­ment admi­rable, et qui tra­duit mieux
encore la nature essen­tielle de l’âme de Musil, le don qu’il
avait de res­ter lucide devant le mys­tère, d’accueillir les
yeux ouverts cette part — étrange — du réel, qui se
dérobe à notre seule intel­li­gence et que le livre
appelle « le clair de lune en plein jour », Mond­strah­len
bei Tag.
Peut-être en devi­ne­ra-t-on quelque chose (mal­gré
l’inévitable insuf­fi­sance de toute tra­duc­tion) en lisant les
lignes sui­vantes, qui sont par­mi les plus belles que Musil ait
écrites :

« Venu
d’un groupe d’arbres qui avait été en fleurs, un
muet cou­rant de terne flo­rale écume, de pétales,
flot­tait dans le soleil ; et le souffle qui le por­tait était si
ténu qu’aucune feuille ne fai­sait un mou­ve­ment. Il ne
pro­je­tait point d’ombre sur le vert du gazon, mais l’herbe
sem­blait s’assombrir de l’intérieur, tel un œil.
Pro­di­gue­ment revê­tus de tendre feuillage par le jeune été,
les arbres et les mas­sifs dres­sés de part et d’autre ou
for­mant le fond du tableau, don­naient l’impression de spectateurs
frap­pés d’étonnement et qui, en arrêt et
sur­pris dans leurs gais atours, eussent assis­té à ce
cor­tège funèbre de la nature en fête. Le
prin­temps et l’automne, le lan­gage et le silence de la nature, les
deux magies, éga­le­ment, de la vie et de la mort se
confon­daient ; on eût dit que les cœurs s’étaient
arrê­tés, qu’ils avaient quit­té les corps pour
se joindre au silen­cieux cor­tège en sus­pens dans l’espace.
« Le cœur, alors, me fut ôté de la poitrine »,
a dit un mys­tique : Agathe se sou­ve­nait de ces mots-là. »

Musil
a dit : « Peut-être qu’en ce monde, même la beauté
n’existe pas, mais seule­ment quelque gra­vi­té sereine,
presque indé­fi­nis­sable, et que son nom ne vient à
naître que par la réfrac­tion de cette sereine gravité
dans l’atmosphère ordi­naire. » Ce sen­ti­ment du beau
comme du signe d’autre chose, nous le retrou­vons dans de nombreux,
dans d’admirables pas­sages, tel celui du jar­din que l’on a pu
lire à l’instant, chaque fois que Musil sait être,
dans sa prose, un des plus grands artistes, un poète, un
incom­pa­rable peintre chez qui, tout comme il rêva qu’elle pût
un jour, dans le domaine de la pen­sée, se trans­muer en
sagesse, la pré­ci­sion, mer­veilleu­se­ment, miraculeusement
reflète cette « gra­vi­té sereine » dont ce que
nous appe­lons la beau­té est pour nous, tout ensemble, le voile
et le visage.

J.
P. Samson

La Presse Anarchiste