La
toute récente publication en France, aux éditions du
Seuil, dans la merveilleuse traduction de Philippe Jacottet, de la
première moitié du grand ouvrage de l’Autrichien
Robert Musil (1880 – 1942), « L’homme sans qualités »,
rend, croyons-nous, assez d’actualité à la présente
étude, parue seulement en Suisse en pleine guerre (dans le
numéro consacré à l’Autriche par la revue
Lettres, Genève 1945), pour que nous ayons pu juger
utile de la reproduire ici. D’autant que l’œuvre de Musil, qui
n’est pas des plus faciles à aborder, n’est, comme on
vient de le voir, encore que partiellement accessible au public
français, ce qui ne laisse peut-être pas d’expliquer,
au moins en partie, l’embarras assez sensible de la critique.
Exception faite, en effet, d’une note pertinente de Jacottet
lui-même dans la Nouvelle NRF et de très
compréhensifs articles de Maurice Nadeau (Lettres
nouvelles et France-Observateur), — exceptions auxquelles
il convient de joindre l’essai, encore en cours de publication, de
Maurice Blanchot (également dans la Nouvelle NRF), —
les augures paraissent, dans l’ensemble, plutôt déconcertés,
— et nous ne nous étendrons pas sur l’incompréhension
majeure dont M. André Rousseaux, d’ordinaire plus heureux
quand même, a fort malencontreusement fait preuve en un
regrettable article du Figaro littéraire. — Centrées,
au contraire, sur la partie de l’œuvre qui n’a pas encore vu le
jour en français, les pages suivantes pourront, avons-nous
pensé, aider à mieux entrevoir dès maintenant
l’intention d’ensemble de l’un des plus grands écrivains
de cette Autriche (songeons à Rilke, à Hofmannsthal, à
Karl Kraus, à Kafka, à Trakl) qui aura été,
avant que les folies contemporaines ne l’écartèlent —
et nous voici bien avancés — entre les forces, disons plutôt
les faiblesses centrifuges des nationalismes balkanisants, la source
la plus féconde, la plus riche, la plus authentique des
lettres allemandes modernes.
Grande
à tant d’égards — poésie, nouvelle, ou
encore par ce qui si souvent l’apparente à la
méditation philosophique pure, — la littérature
de langue allemande, on l’a plus d’une fois remarqué, n’a
connu que bien tard la forme spécifiquement moderne du
roman, au sens que Français, Anglais ou Russes nous ont
habitués à donner à ce terme. Prussien de
naissance et de choix — tout arrive ! — mais Français
d’origine, l’incomparable Theodor Fontane (1819 – 1898) est à
peu près le seul écrivain allemand à qui
l’on puisse légitimement donner le titre de
romancier. Et certes, nous avons aujourd’hui l’œuvre célèbre
de Thomas Mann. Mais il ne serait pas impossible, ni même,
croyons-nous, injuste de montrer que, littérairement,
cet écrivain on ne peut plus remarquable est, bien
plutôt qu’un romancier, le continuateur de la haute
tradition goethéenne, la prose de Mann ayant avant tout le
mérite de maintenir les valeurs d’une culture savante de
l’intelligence et du cœur plus précieuse aujourd’hui
que jamais, il n’est pas besoin de dire pourquoi, mais dont il
n’est pas moins permis, pensons-nous, de se demander si elle
est bien l’expression la plus authentique, et vraiment vivante, de
l’esprit dans notre temps. Pour diverses raisons que je
n’entreprendrai point de rechercher ici et dont les principales
relèvent probablement de la structure sociale de l’Allemagne,
il semble en effet que l’«œuvre de longue haleine » en
prose, cela même qui, ailleurs, constitue le roman, soit, en
langue allemande, une réalité tout autre, quelque
chose, justement, de toujours plus ou moins tributaire de ce
qu’on appelle là-bas l’Entwicklungsroman, qui est
beaucoup moins, pour reprendre le mot de Balzac, une concurrence
faite à l’état civil, qu’une sorte de prétexte
en vue d’une méditation sur l’existence. Bien entendu, il
n’est pas question de rabaisser pareille entreprise, de contester,
par exemple, que le Wilhelm Meister ou, plus près de
nous et de notre façon de concevoir la création
romanesque, Der grüne Heinrich soient l’un et
l’autre d’irremplaçables chefs-d’œuvre. Il n’en
reste pas moins exact que cette sorte de méditation romancée
n’engendre jamais tout à fait ce que nous appelons,
d’ordinaire, des « romans» ; mais suscite des œuvres
d’un bien autre caractère, où s’incarne,
précisément, une forme de pensée et d’art qui
correspond à une sensibilité différente et
peut-être — il faut oser se le demander — esthétiquement
retardataire.
Rien,
assurément, n’est périlleux comme de telles
remarques, toujours trop générales et trop catégoriques
dès qu’on n’entreprend point de les suffisamment nuancer.
Si je me suis cependant hasardé à les formuler ici
d’une façon sommaire, c’est uniquement pour mieux faire
pressentir l’intérêt majeur qu’il convient
d’accorder à un écrivain de langue allemande mort à
Genève en avril 1942 : Robert Musil. Son œuvre, encore
beaucoup trop peu connue, se trouve en effet poser, avec une urgence
rare, ce « problème du roman », de cette forme
littéraire, donc, dont l’absence plus ou moins complète
distingua si longtemps la création littéraire dans
cette vaste zone de l’Europe qu’on appelait, jadis, les
Allemagnes. Vieux pluriel qui, d’ailleurs, reprend ici tout son
sens : comme la plupart des grands créateurs de ce siècle
(ou de la fin du précédent) — Hofmannsthal, Rilke,
Kafka, pour ne nommer que ces trois noms — Musil, lui non plus,
n’appartenait pas à l’Allemagne proprement dite, mais à
la vieille Autriche, à l’Autriche d’avant 14, pays d’une
tout autre structure, d’une tout autre histoire aussi ; double
circonstance qui permet peut-être de comprendre que ce n’est
probablement pas par hasard si, avec l’œuvre musilienne, le vrai
roman de langue allemande a trouvé hors des frontières
de l’ancien empire bismarckien la substance de sa plus
significative réalisation.
* * *
Pour
bien parler de Musil, il faudrait examiner de près sinon les
divers romans, nouvelles et pièces de théâtre
qu’on a de lui, du moins l’ensemble de son œuvre principale, Der
Mann ohne Eigenschaften (L’homme sans qualités), mais
cela seul réclamerait déjà une trop longue
étude. Je m’en tiendrai donc surtout au troisième
et dernier volume, publié en 1942 (le premier et le second
avaient paru en 1930 et en 1933, à Berlin) [[La
revue Mesures a donné jadis, en français,
quelques fragments de Musil, traduits en collaboration par Jean
Paulhan et Bernard Groethuyssen. Depuis l’édition de
Lausanne ci-dessus mentionnée, a récemment paru chez
Rowohlt une édition, qui prétend être plus
complète, de cette fin de l’ouvrage, mais dont on peut se
demander si elle est bien fidèle aux intentions de Musil. Le
livre, on le sait, est resté inachevé. Or, la
publication de Rowohlt rassemble en vrac tous les fragments laissés
par Musil et qu’il n’eût sans doute pas intégralement
retenus. Cela fausse assurément la perspective.]]. Publié,
d’ailleurs, est trop dire ; le volume porte uniquement la mention,
en français : Imprimerie centrale, Lausanne. C’est un livre
posthume. A l’origine, ce troisième tome était appelé
à composer la seconde partie de « L’homme sans
qualités », et cette seconde partie se trouvait déjà
entièrement imprimée lorsque Musil, que son travail ne
satisfaisait pas encore, suspendit l’édition pour remanier
le livre, tâche immense que la mort devait l’empêcher
de mener jusqu’au bout. Le volume imprimé à Lausanne
comporte donc un certain nombre de chapitres retravaillés,
d’autres, en plus grand nombre, qui n’ont pu l’être, plus
la première rédaction de quelques chapitres qui eussent
dû trouver place dans la toute dernière partie de
l’œuvre, encore en projet. Dans les deux premiers volumes, Musil
décrit, — on ne peut guère dire raconte, — comme
par fragments, l’existence du héros principal, Ulrich et,
autour de cette existence, la Vienne de l’ancienne Autriche d’avant
la première guerre mondiale, de cette Autriche que, né
en Carinthie à Klagenfurt, l’auteur, avec une ironie que
l’on pourrait souhaiter d’un autre goût, appelle « Kakanien »
(Kakanie, monarchie kk, c’est-à-dire königlich-kaiserlich,
royale et impériale), mais dont il parle avec une lucidité
qui n’exclut point la tendresse. Avant de devenir écrivain,
Musil, à l’origine, avait été officier de
l’armée autrichienne, puis, comme l’a dit dans son éloge
funèbre le pasteur zurichois Robert Lejeune, « dans sa
recherche d’un métier… qui fût en même temps
sa vocation [[Robert
Lejeune : Robert Musil, éditions Oprecht, Zurich-New
York.]] il fit en Allemagne des études mathématiques
et techniques, et finalement de philosophie pure. De façon
semblable, dans le livre, Ulrich a fait de hautes études de
mathématiques. Mais, mal persuadé que cette science
puisse donner à sa vie un sens irréfutable, de plus
assez fortuné, il vit, en somme, sans rien faire et comme en
attente de lui-même. Vivre, pourrait-on dire, qu’est-ce autre
chose qu’expliciter son caractère ? Or, Ulrich doute qu’il
en ait un. Habitué à la précision scientifique,
les traits qu’il pourrait à la rigueur découvrir en
lui-même lui paraissent encore trop indéterminés
pour qu’il puisse nourrir l’idée, courante mais
présomptueuse, d’être quelqu’un. C’est en ce sens
qu’il convient d’entendre le titre général de
l’ouvrage « L’homme sans qualités ». Et
c’est par pis-aller, par désœuvrement qu’il se laisse
entraîner à diverses aventures d’amour ou à
prendre part à certaine entreprise collective qui, sous
le nom de « Parallelaktion », consiste assez comiquement,
dans la bonne société viennoise, à chercher une
idée, ou, si l’on préfère, un mot d’ordre
capable d’assurer le meilleur accord des peuples rassemblés
sous l’égide de la monarchie danubienne et, peut-être,
de conférer à l’Autriche l’initiative dans le
maintien de la paix internationale. Telle est, très
schématiquement résumée, l’armature de ces
deux premiers volumes, qui composent donc, si l’on veut, par une
analogie seulement tout extérieure avec l’«Entwicklungsroman »
dont nous parlions plus haut, une espèce d’autobiographie
spirituelle transposée, en même temps qu’une peinture
de la société viennoise d’avant 14, sans parler de la
critique générale des idées de notre temps ni du
fourmillement de mille cas particuliers, entre autres l’analyse,
parfois longue, consacrée au criminel Moosbrugger et l’étude
presque clinique de la demi-folle Clarisse. A partir du second volume
se développe la patiente évocation de l’étrange
sentiment, faut-il dire de l’amour ? qui naît entre Ulrich et
sa sœur Agathe. Quant au troisième volume, le dernier, il est
en grande partie rempli par les conversations d’Agathe et d’Ulrich
et par les pages du journal où le frère cherche à
définir non seulement la nature de ce qu’il éprouve
envers sa sœur, mais du sentiment en général.
On
le voit, rien de moins naïvement « épique », de
moins facile à raconter que cette suite de livres, au point
que le résumé qu’on vient de lire, forcément
presque infidèle à force d’être simple, n’est
pas loin de friser la caricature. Peut-être fallait-il
cependant le donner quand même, ne fût-ce que pour
esquisser le cadre où viennent s’insérer les grands
thèmes qui font l’inestimable valeur d’une œuvre parfois
déroutante, mais toujours chargée, nourrie d’existence
et, en même temps, jusqu’à l’héroïsme,
de pensée.
* * *
Quelle
signification, demanderons-nous en premier lieu, convient-il de
dégager du thème principal de
l’«Eigenschaftslosigkeit », de l’indétermination,
de l’absence de soi, thème qui, s’il occupe surtout une
grande place dans le premier volume, n’en motive pas moins, on
vient de le voir, le titre de tout l’ouvrage ?
Je
ne crois pas qu’on ait jamais suggéré à cet
égard un rapprochement qui, d’abord, peut surprendre, et
cependant s’impose étrangement. Si étonnant que cela
puisse paraître, il est indubitable, en effet, que la pensée
du romancier Musil s’éclaire grandement dès qu’on
s’avise d’en comparer la position fondamentale à un cas,
très différent en apparence et pourtant analogue à
la racine, celui du poète le plus éclatant pour la
forme, le plus hardi par l’intelligence, de la France d’avant et
d’après 1914, Paul Valéry [[Dans
un assez ancien cahier de Témoins, j’ai déjà
indiqué ce rapprochement, pour moi-même inattendu. Jean
Paulhan, qui l’a signalé, a fait toutes réserves. Et
cependant…]]. Jusqu’au jour où,
après quelques écrits de jeunesse, il commença
de publier ses chefs‑d’oeuvre, le prestigieux auteur de
l’«Introduction à la méthode de Léonard
de Vinci » ne resta-t-il pas, lui aussi, tel l’Ulrich du roman
musilien, mais cela pendant vingt années, comme à
l’écart du monde et de soi, absorbé dans une
méditation en apparence sans objet ? L’analogie, même,
est si frappante que l’on peut se demander s’il n’y a pas là
le symptôme d’un grand fait inhérent à la vie
de l’esprit dans notre époque. Toutes les doctrines,
auparavant, y compris celle du scepticisme (qui est aussi, à
sa manière, un système) s’emparaient des hommes de
pensée, faisant d’eux les protagonistes de l’action ou des
polémiques. Au contraire, plus, après la fièvre
dreyfusienne, se prolonge la paix armée qui précède
les grandes guerres modernes, moins les convictions, les croyances
données semblent avoir de prise sur nombre d’intellectuels ;
bien plus, beaucoup sentent leur propre moi comme leur échapper
à eux-mêmes. On flotte, on cherche la « gratuité »,
on est comme en vacances du réel. Chez les uns, ce sera une
école de lâcheté, de fuite : l’aventure pour
l’aventure. Chez les plus exigeants, il s’agira tout au contraire
de travailler à trouver ce qui en vaut vraiment la peine. De
là, peut-être, chez deux esprits aigus comme Valéry
et Musil — Valéry est né en 1871, Musil en 1880 —
cette hésitation à découvrir leur être
propre. Qu’on veuille bien relire, par exemple, ces quelques lignes
de Valéry, qui pourraient servir de commentaire à la
position toute semblable de son cadet autrichien :
« Plus
une conscience est « consciente » plus son personnage, ses
opinions, ses actes, ses caractères, ses sentiments lui
apparaissent étranges, — étrangers…
« Il
faut bien que j’aie des opinions ; des habitudes, un nom, des
affections, des répulsions, un système du monde, comme
il faut bien que le mur de ma chambre ait une certaine couleur. Je
suis à tout ce que je suis, ce que la lumière est à
cette couleur. Elle pourrait éclairer quoi que ce soit.
— Comment
vous appelez-vous ?
— Je
ne sais pas.
—
Votre
âge?… je ne sais pas. Votre lieu de naissance ? sais pas.
Profession ? sais pas… C’est bien : vous êtes moi-même. »
[[Choses
tues.]]
Plus
absolus (c’est leur part de romantisme) que le Descartes de la
morale provisoire, Musil et Valéry, dans le commun « attentisme
de la personne » par quoi pourrait se définir leur
position première, dédaignent délibérément
ce qui est seulement humain, — mais en vertu d’une expectative
féconde, d’une quête des valeurs vraies dont, à
propos de « L’homme sans qualités », nous allons
chercher à préciser le sens.
Toutefois,
cette curieuse et non moins significative similitude qu’il n’est
pas interdit de relever entre Valéry et Musil conseille
peut-être de signaler dès maintenant un second trait
commun, de nature fort voisine, mais qui, à la différence
du premier, n’est pas sans entraîner des conséquences
assez négatives. Musil et Valéry, on vient de le voir,
mettent en doute le moi ; mais par une démarche de pensée
toute semblable et presque ingénue sous ses apparences
averties, l’un et l’autre transposent également ce doute
dans le domaine des réalités collectives, de
l’histoire. Peut-être y a‑t-il là, chez tous deux, un
effet de la formation mathématicienne, qui incline tant
d’esprits modelés par elle à ne voir dans les
sciences morales qu’un ensemble de conjectures ? Mais surtout, à
l’époque où Valéry et, plus tard, Musil, ont
médité sur les sciences exactes, celles-ci entraient ou
se débattaient dans une sorte de crise. Après le bel
optimisme du dix-neuvième siècle dans sa première
moitié, l’explication scientifique se heurte à des
problèmes inattendus, qui mettent en cause les notions les
plus fondamentales. Si bien que la méfiance envers soi-même
paraît dès lors le devoir premier de l’esprit. Or,
c’est bien le souci de ce devoir-là qui a dicté à
Valéry les pages célèbres où il proclame
son scepticisme historique, son refus de l’histoire. Et si, pour en
revenir à Musil, celui-ci ne nie pas l’histoire de façon
aussi radicale, du moins la considère-t-il comme une espèce
d’accident : « Si l’homme, écrit-il, a surtout pour
caractéristique de manifester des opinions, il en résulte
que, ne se manifestant jamais tout entier ni durablement, il s’y
reprendra sans cesse de mille façons toujours variées ;
et de là vient qu’il a une histoire. Si donc il en a une, ce
n’est que par faiblesse, me semble-t-il ; bien que les historiens,
évidemment, tiennent la faculté de faire, de produire
de l’histoire pour un mérite tout particulier ! » (Vol.
3, pp. 183 – 184).
S’il
n’y avait ici que l’exigence d’une méthode critique
comportant une mise au point de plus en plus serrée des
notions dont se sert l’histoire, et donc une saine attitude de
défense à l’égard des constructions trop
faciles, affectassent-elles l’objectivité la plus
« matérialiste », on ne pourrait qu’entièrement
approuver la position d’un Valéry ou d’un Musil. Mais le
scepticisme créateur qui, chez l’un et chez l’autre, dans
l’attention rigoureuse prêtée aux jeux de la pensée
pure comme aux fatalités des sentiments humains, donne sa
valeur insigne à leur commun « attentisme personnel »,
paraît, sur ce terrain, faire place à une critique
uniquement dissolvante. Quand Valéry, quand Musil parlent
d’histoire, toute l’acuité de leur regard n’empêche
point qu’ils semblent tous deux frappés d’une cécité
paradoxale. On a envie de dire qu’ils n’ont pas le sens de ce qui
bouge :
…
Cruel Zénon ! Zénon d’Elée,
M’as-tu
frappé de cette flèche ailée
Qui
vibre, vole, et qui ne vole pas ?
A
constater cette étonnante carence de deux grands esprits qui,
assurément, dans les années décisives de leur
formation, n’ont rien connu l’un de l’autre, l’on en vient à
penser que, du moins lorsqu’elle se refuse à entendre la
grande leçon qui, de Hegel et Marx jusqu’à Croce, se
dégage de l’historicisme, ou à accueillir le
vivifiant apport de la durée bergsonienne, l’intelligence de
certains hommes, — faut-il même dire d’une certaine classe ?
— tend, de nos jours, à démissionner devant la
réalité du devenir. [[Je
ne renie pas ces lignes, mais, depuis qu’elles furent écrites,
j’ai appris à mon tour à mettre davantage en doute
les prétendues lois du devenir social.]]
* * *
J’ai
déjà relevé qu’il n’y a rien de moins
naïvement épique que le roman musilien.
Beaucoup
de lecteurs, même, peuvent être gênés de ne
pas trouver chez Musil le souffle qui fait la force des grands
romanciers traditionnels. J’en ai entendu se plaindre de la
composition du livre, volontairement morcelée, vu que, presque
toujours, elle fait alterner comme dans certains romans américains
(Jules Romains, dans « Les hommes de bonne volonté »
revendique bien à tort l’invention du système), des
épisodes ne se suivant point les uns les autres, mais dont le
chevauchement obéit à une optique rappelant nettement
celle du film. Il est peu probable, cependant, que l’influence du
cinéma ait joué un rôle chez Musil : il avait bien
trop de défiance envers toutes les formules d’un modernisme
à programme. Le fait d’être arrivé de son côté
à cette composition « en marqueterie », traduit,
dans son cas, semble-t-il, quelque chose de bien plus profond. Si
Musil renonce à la forme épique ordinaire du récit
suivi, c’est en effet que le roman, chez lui, devient lui-même
un problème.
Pour
une première raison, d’abord. Comme on a pu le dire, en
France, à propos de la prodigieuse dissection psychologique
des livres de Proust, l’être humain, ou ses idées,
chez Musil, sont pour ainsi dire regardés à la loupe
d’une observation toute scientifique. La création purement
littéraire se trouve consciemment, volontairement comme
dissoute par l’influence de la science.
Mais
outre cela, chez Musil, de la même façon qu’on l’a
vu se produire en anglais dans l’œuvre de Joyce ou, en France,
avec « Les faux monnayeurs » de Gide, le devenir même
qui faisait le roman traditionnel est, à proprement parler,
mis en question. La vie en suspens du personnage principal, Ulrich,
l’étrange attente pour rien, aussi, par quoi pourrait se
définir l’existence du milieu autrichien, l’amour irréel
d’Ulrich et de sa sœur, tout cela est en effet, pour reprendre une
formule particulièrement significative du troisième
volume, « ein Geschehen ohne dass etwas geschieht », un
événement sans que rien arrive. Et si, comme l’écrit
Musil dans une admirable description d’un jardin viennois où,
par un jour d’été, tel arbre en fleurs, peu à
peu, se dépouille de ses pétales : « es geschah
wahrlich, ohne dass irgenderlei geschah » — cela advenait
vraiment sans que rien advint, — si, veut-on dire, nous sommes
pris, saisis par cette vie qui n’en est pas une et qui est de la
vie quand même, — comme la nôtre ? — notre adhésion,
notre fascination, certes, est bien due d’abord à l’étonnant
pouvoir évocatoire de l’écrivain, mais davantage
encore à l’intensité d’attention, d’interrogation
du penseur. La « modernité » de l’œuvre, — s’il
est permis d’user d’un mot qui sans doute n’eût guère
ravi Musil, mais qui semble ici légitime, — la problématique
du roman que cette œuvre institue, loin de résulter d’une
recherche uniquement formelle, exprime éminemment dans un
effort tout semblable à celui qui préside aux
réalisations des autres investigateurs à l’instant
nommés — Proust, Joyce, Gide — l’inquiétude et la
volonté de découverte propres à toutes les
manifestations véritablement vivantes qui, dans le domaine de
la vie de l’esprit, reflètent authentiquement notre tragique
époque de crise.
Une
telle tension, un tel radicalisme de la recherche ne va pas sans
péril. Bien souvent, — le cas extrême est celui de
Joyce — les œuvres qui s’en font l’instrument accusent, si
l’on ose dire, comme une rupture d’équilibre entre la
volonté d’innovation et le contenu humain. Musil n’a pas
toujours évité pareil risque. Nous le relevions déjà
plus haut, l’analyse de certains cas pathologiques menace, par
moments, de n’en plus finir, ce qui ne serait rien, mais une si
longue complaisance témoignée à l’exceptionnel
pourrait bien, est-on quelquefois tenté de songer, ôter
au livre cette portée générale que l’on est en
droit d’attendre de toute création d’importance. Encore ne
sont-ce là, dans l’ouvrage, que des composantes secondaires,
tandis qu’à voir le rôle grandissant, et bientôt
central, accordé à l’amour insolite du frère
et de la sœur, d’Ulrich et d’Agathe, le lecteur ne peut toujours
se défendre d’éprouver le sentiment que Musil,
écrivain si lucidement, si valeureusement hostile aux
prestiges de la mode, aux facilités voyantes de ce qu’on a
appelé, pour caractériser un certain berlinisme,
l’asphalte, est lui-même sur le point d’y succomber
à son tour. Mais, malgré tout ce qu’il garde
d’inachevé, le troisième volume montre, croyons-nous,
que la grandeur de Musil était trop vraie pour qu’il ne dût
point être donné à un esprit aussi
authentiquement supérieur de surmonter ce danger-là.
S’il avait eu le temps de terminer son œuvre, il est hors de doute
que, prenant dans l’ensemble la place qui devait leur revenir, un
grand nombre au moins des éléments apparemment
déconcertants du livre eussent, après coup, presque
toujours, été justifiés. Je n’en veux pour
gage que précisément cet inquiétant amour
d’Ulrich et d’Agathe dont, au fur et à mesure qu’on
avance de chapitre en chapitre, on cesse de sentir le caractère
déconcertant ou même inutilement sensationnel, pour
comprendre que, — soit consciemment, soit par le développement
organique de l’étrange thème, — Musil, en écartant
de prime abord, pour ses deux héros, les « réalisations »
de la vie normale, qui accomplissent évidemment, mais tant de
fois au prix de quelles confusions ! les amours ordinaires, s’est
génialement donné la possibilité d’entreprendre
ce que, tout au moins à ce degré d’approfondissement,
l’on n’avait jamais tenté : l’étude du sentiment
pur.
* * *
Etude
exacte de nos sentiments, refonte de l’expression littéraire,
est-ce à dire que Musil tendait quand même, au fond à
des recherches d’ordre spéculatif ou formel ? Oui et non.
Oui, si l’on veut prétendre qu’il y a spéculation,
ou formalisme, dès que la volonté de connaître,
ou de créer procède d’un esprit légitimement
bien résolu à ne souffrir d’autre tutelle que sa
propre loi. Non, si cette volonté ne cesse, aux yeux de celui
qu’elle anime, de poser le problème de l’homme. Or, en
dépit de certaines apparences, on ne saurait, à mon
avis, comprendre le message de Musil qu’à la condition de ne
jamais perdre de vue ce « contenu humain » auquel j’ai
déjà fait allusion. Terme vague s’il en est, — mais
comment moins imparfaitement désigner cet accroissement de
notre être que signifie toute grande œuvre, l’enrichissement
qu’elle apporte à la vue que nous prenons du monde et de
cette partie de nous-mêmes que nous appelons nos principes ? A
cet égard, il n’est pas exagéré de dire que,
même là où Musil semble le plus s’adresser à
notre seule intelligence, « L’homme sans qualités »
accumule l’une des plus belles récoltes humaines qu’un
grand esprit ait jamais faites.
Dans
le simple domaine de l’observation, tout d’abord, non seulement
le livre offre une peinture de mœurs d’une précision, d’une
acuité qui n’a peut-être d’égale que chez les
moralistes et mémorialistes de la France d’avant la
Révolution, mais encore, si étranger que fût
Musil, ainsi qu’on l’a vu plus haut, à l’histoire
créatrice, à l’histoire devenir, il avait un
sens étonnant de l’instant, du momentané, de tout
cela qui, pour lui, était « accident », modes
successives de la vie sociale ou pseudo-spirituelle, de même
qu’une faculté non moins surprenante de déceler les
traits principaux de notre monde moderne, qu’il n’aimait pas.
Seulement — et déjà, ici, le penseur, l’analyste
des opinions qui se partagent les êtres humains, intervient de
concert avec l’artiste — au peintre de mœurs s’associe, chez
l’auteur de « L’homme sans qualité », un
satirique d’autant plus mordant qu’il juge, peut-on dire, en
connaissance de cause : car loin d’en rester à l’observation
superficielle des milieux et des hommes, Musil, formé aux
disciplines de la philosophie et de la science ne cesse jamais de
voir à la fois et les êtres humains et l’espèce
de double souvent incongru dont les nantissent, quoi qu’ils en
aient, les idées qui logent dans leur tête. Dans
l’ouvrage déjà cité, Robert Lejeune donne
toute la place qui lui revient à la caricature que Musil
a tracée du « Grosschriftsteller » (il faudrait
traduire, mieux que par auteur à succès, le
grand-écrivain, avec un trait d’union), ce voyant ersatz
de l’ancien prince de l’esprit. D’une manière
générale, tout ce qu’il y a de faux, de creux,
d’ampoulé, de rhétorique, dirait Silone, dans la
plupart des vues et des croyances de nos contemporains — ou plutôt
des hommes d’avant 14, mais de qui devaient si naturellement
procéder les illuminés des totalitarismes d’aujourd’hui
— Musil, avec une cruelle maîtrise, le dépeint, le
dénonce. A côté d’Arnheim, le « grand-écrivain »
(on y a voulu voir un portrait de Rathenau), le plus vivant,
peut-être, des personnages en qui s’incarne ce moderne
carnaval des idées me semble le général Stum von
Bordwehr, brave imbécile que l’auteur, on le sent, ne peut
s’empêcher de dépeindre avec sympathie, et qui
n’en est que plus drôle.
Mais
ce serait rabaisser Musil, amoindrir la portée humaine de son
œuvre que de trop insister sur ce côté satirique,
quelque séduisant qu’il soit. L’esprit éminemment
sérieux de l’auteur de « Der Mann ohne Eigenschaften »,
si merveilleusement doué qu’il ait pu être pour la
perception du comique, cherchait bien plutôt à
faire, non point la caricature, mais le diagnostic de notre
monde. Le désordre des opinions, des sentiments moraux, des
croyances, Musil sait fort bien que tout cela s’il n’en découle
peut-être point va au moins de pair avec la profonde crise
intellectuelle que, pour la petite minorité des chercheurs,
manifeste l’état de nos connaissances et qui, chez lui-même,
engendra cet « attentisme » à la Valéry si
particulièrement révélateur. Sous ce rapport, il
conviendrait de s’étendre à loisir sur l’un des
derniers chapitres du troisième volume, qui met en scène
une conversation sur le génie échangée entre le
général Stum et Ulrich. Ce qui, à propos du
double exemple de la psychanalyse et de la théorie de la
relativité, est dit là, en particulier du « Zug
ins Grelle » (on ne peut guère traduire que par
« propension au tape-à‑l’œil ») de la plupart des
doctrines scientifiques actuelles, compte parmi les pages les plus
lucides qu’on ait écrites sur notre mal du siècle.
Antihistorique en profondeur, Musil, par un inattendu paradoxe de
tout son être, n’en est pas moins un très grand
historien, — peut-être vaudrait-il mieux dire : un prestigieux
généalogiste des idées.
Ce
« mal du siècle », moins fait aujourd’hui, dans le
domaine intellectuel, de doute que de fatigue, Musil ne l’a si
bien diagnostiqué que pour en avoir lui-même
profondément éprouvé les ravages, en même
temps que l’intense besoin de s’en libérer, mais sans se
mentir. La grandeur de l’œuvre musilienne, c’est d’être
l’écho de ce drame, tant il est vrai que toute œuvre
vraiment capitale nous apporte la présence d’un monde ou,
mieux encore, d’un homme. Car l’artiste digne de ce nom joue sa
vie dans son œuvre. Quelquefois, au sens le plus immédiat du
terme, l’œuvre tiendra lieu de la vie que l’artiste n’a point
vécue : cette vie, il se la joue. Tel Stendhal. (Et que le mot
d’immédiat ne fasse point penser que je rapetisse Bayle,
l’un des plus grands d’entre les grands, parce que l’un des
plus engagés.) Ou bien, et c’est le cas de Musil, en créant
son œuvre l’écrivain joue sa vie tout comme le chrétien
son salut, — parce que cette œuvre est avant tout, recherche de la
vérité, parce qu’elle est le seul moyen dont il
dispose pour essayer de n’avoir pas vécu pour rien, mais
pour le vrai. Ici encore, on songe à Proust, chez qui seul,
peut-être, il y ait aussi étroite identification entre
le travail créateur et cette quête de la vérité
— si l’on a du moins le droit de penser, ainsi que j’essayais
un jour d’en convaincre Jacques Rivière, qu’il est inexact
en profondeur d’affirmer, comme certain besoin dernier de s’en
tenir au seul esprit positif amenait l’auteur de tant de beaux
essais critiques à le prétendre, que l’œuvre de
Proust n’est pas « orientée ». Or, tout comme il
en va de l’intention majeure à laquelle nous devons « A
la recherche du temps perdu », l’effort de Musil aspire
également à reconnaître la vérité
tant intellectuelle que morale. — Sans doute, au premier abord, on
pourrait croire que Musil est essentiellement préoccupé
de connaissance intellectuelle, ou même seulement
psychologique, et il est certain que nombreuses sont les pages qui
apportent à ce domaine une contribution incomparable, à
tel titre qu’il conviendrait de longuement insister, par exemple,
sur les nombreux chapitres du troisième volume où,
dans le journal d’Ulrich, Musil se demande : qu’est-ce au juste
qu’un sentiment ? un acte ou un état ? quelque chose qui est
en nous-mêmes ou « hors » de nous, c’est-à-dire
quelque chose de non localisé dans le moi proprement dit, mais
qui serait fonction, résultante de notre comportement ?
D’ailleurs, ajoute Musil, prenons bien garde que nous ne savons
jamais au juste de quoi nous parlons quand nous énonçons
quoi que ce soit de tel sentiment vraiment éprouvé ;
nous aimons, par exemple, et n’aimons pas la même chose, le
même être, selon cette loi qui fait que tout sentiment,
comme tout fait psychique, n’est qu’un plus ou moins de concepts
limites qui ne sont jamais donnés. Mais, si la rigueur avec
laquelle cette question de la nature d’un sentiment se trouve ici
posée voisine bien avec la sorte d’esprit qui préside
à la science — et constitue de plus l’un des exemples les
plus nets de l’influence exercée par l’esprit scientifique
sur l’art musilien — l’anxiété, l’espèce
de fièvre à froid qui accompagne et peut-être
engendre la recherche de Musil lorsqu’il poursuit la détermination
psychologique du sentiment en général et, plus
particulièrement, de l’amour (au sens le plus vaste du
terme), répond à une interrogation qui ne relève
assurément pas du seul ordre de l’intelligence, de même
que, pour citer cet autre exemple également capital, les si
nombreuses pages consacrées au problème du génie
ne sont pas le fait d’une curiosité gratuite, mais bien
d’une âme passionnée, qui devine qu’il y va de son
existence même chaque fois qu’elle se demande : qu’est-ce
que l’esprit ? Car si Musil recherche avec une telle intensité
la vérité psychologique et intellectuelle, c’est
qu’il y a en lui le besoin beaucoup plus profond encore, et dont il
voudrait que des connaissances précises pussent apporter la
satisfaction, de posséder une vérité éthique,
une règle non seulement de pensée mais de vie. Faut-il
dire une croyance ? M. le pasteur Lejeune incline à le croire,
et il est exact que Musil, intellectuellement irréligieux,
semble, en de certaines périodes tout au moins, avoir comme
religieusement ressenti l’urgence des grands problèmes qui
le hantaient. Et dans cette phrase d’Agathe, où résonne
à ne s’y point tromper la voix même de l’auteur : « Je
suis tout ensemble pleine et vide d’amour », il y a, n’en
doutons point, l’écho d’une nostalgie. Si l’œuvre de
Musil avait pu trouver son achèvement, elle nous donnerait —
peut-être —, sur cette question centrale, une réponse.
Dans l’état où le livre se présente à
nous, il paraît en tout cas permis de supposer que, s’il y a
bien eu chez Musil nostalgie de la croyance, la rigueur qu’il
s’imposait l’eût fort probablement amené à
continuer de rêver le rêve qui définit sa vie, —
le rêve, voudrait-on dire, que la pensée purement
rationnelle et toute de précision puisse enfin, poussée
jusqu’au bout de la précision même, tenir lieu à
l’esprit clair de l’équilibre que d’autres âmes
ont trouvé, ou trouvent dans la foi. Or, un tel rêve
n’est pas celui de la religion : c’est le rêve de quelque
sagesse.
* * *
La
hardiesse aiguë, parfois presque impersonnelle, du penseur
n’empêche en rien, bien au contraire, que Musil soit en même
temps un maître ouvrier de la prose allemande, et nous
donnerions une idée bien incomplète de l’œuvre qu’il
a laissée si nous ne consacrions pas encore au moins quelques
mots, fussent-ils trop brefs, aux vertus de l’écrivain.
Dans
la prose de Musil, ce qui frappe le plus — et cela ne risque guère
de surprendre après ce que nous avons dit de la rigueur d’un
tel esprit —, c’est l’incomparable précision de la
phrase, une précision d’ingénieur, mais d’un
ingénieur doublé d’un mathématicien qui aime
et sait trouver les solutions élégantes. Certes, dans
le troisième volume, mais il faut songer qu’il n’est pas
vraiment fini, — cette élégance n’est pas atteinte
à tout coup. La précision, parfois, y menace de devenir
sécheresse. Les chapitres d’analyse abstraite, par exemple,
qui constituent le journal d’Ulrich, sont écrits dans une
langue à tel point scientifique que l’on en arrive à
craindre que, de roman, le livre ne tourne au traité. C’est
même là assurément l’une des raisons pour
lesquelles Musil avait suspendu l’édition du volume, qu’il
voulait, nous dit-on dans l’avertissement, refondre pour l’aérer.
Il n’en a pas eu le loisir. Mais ces pages effectivement assez
arides qui demeurent dans le livre ne sont-elles pas comme la rançon
d’une pensée infiniment ennoblie par l’exigence qu’elle
ne cessa de témoigner envers elle-même ?
Dans
l’œuvre de Musil un autre trait, mais qui n’est pas alors une
déficience, fait aussi parfois oublier que l’on a affaire à
un roman. Les portraits, les aperçus prennent, en plus d’un
endroit, un tour si incisif que, chose bien rare en allemand, on
évoque les prestigieuses épures de nos auteurs de
mémoires ou de nos moralistes. Si, de par l’actuelle
généralisation exagérée du terme, il
m’est arrivé de réclamer ici ou ailleurs au nom du
vrai roman, cela ne signifie pas du tout que je veuille du « roman »
toujours et à tout prix. C’est au pseudo-roman que j’en
ai. Bien des ouvrages médiocres publiés depuis cent ans
eussent été au moins passables si, au lieu de céder
à la mode de romancer tous les sujets, leurs auteurs s’étaient
contentés, comme on eût fait jadis, de nous donner des
réflexions, des silhouettes ou des maximes. A la condition,
bien entendu, d’y mettre tant soit peu d’esprit. Aussi, lorsque
dans son roman, qui est un roman véritable, il arrive à
Musil d’écrire des pages de « moraliste », ne
m’avisé-je point de m’en plaindre. Outre le plaisir que
ces pages dispensent, elles pourraient être un précieux
exemple : aider, veux-je dire, bien des écrivains qui valent
mieux que ce qu’ils font à décrasser leurs livres à
venir de ce réalisme en trompe‑l’œil qu’ils prennent
naïvement pour de la vérité.
Précision,
rigueur, acuité, voilà bien ce qui, de la façon
la plus constante, la plus évidente, définit le style
musilien. Ces qualités, pourtant, sont loin d’être les
seules. Sous leur éclat comme vernissé, il en existe
une autre, plus précieusement admirable, et qui traduit mieux
encore la nature essentielle de l’âme de Musil, le don qu’il
avait de rester lucide devant le mystère, d’accueillir les
yeux ouverts cette part — étrange — du réel, qui se
dérobe à notre seule intelligence et que le livre
appelle « le clair de lune en plein jour », Mondstrahlen
bei Tag. Peut-être en devinera-t-on quelque chose (malgré
l’inévitable insuffisance de toute traduction) en lisant les
lignes suivantes, qui sont parmi les plus belles que Musil ait
écrites :
« Venu
d’un groupe d’arbres qui avait été en fleurs, un
muet courant de terne florale écume, de pétales,
flottait dans le soleil ; et le souffle qui le portait était si
ténu qu’aucune feuille ne faisait un mouvement. Il ne
projetait point d’ombre sur le vert du gazon, mais l’herbe
semblait s’assombrir de l’intérieur, tel un œil.
Prodiguement revêtus de tendre feuillage par le jeune été,
les arbres et les massifs dressés de part et d’autre ou
formant le fond du tableau, donnaient l’impression de spectateurs
frappés d’étonnement et qui, en arrêt et
surpris dans leurs gais atours, eussent assisté à ce
cortège funèbre de la nature en fête. Le
printemps et l’automne, le langage et le silence de la nature, les
deux magies, également, de la vie et de la mort se
confondaient ; on eût dit que les cœurs s’étaient
arrêtés, qu’ils avaient quitté les corps pour
se joindre au silencieux cortège en suspens dans l’espace.
« Le cœur, alors, me fut ôté de la poitrine »,
a dit un mystique : Agathe se souvenait de ces mots-là. »
Musil
a dit : « Peut-être qu’en ce monde, même la beauté
n’existe pas, mais seulement quelque gravité sereine,
presque indéfinissable, et que son nom ne vient à
naître que par la réfraction de cette sereine gravité
dans l’atmosphère ordinaire. » Ce sentiment du beau
comme du signe d’autre chose, nous le retrouvons dans de nombreux,
dans d’admirables passages, tel celui du jardin que l’on a pu
lire à l’instant, chaque fois que Musil sait être,
dans sa prose, un des plus grands artistes, un poète, un
incomparable peintre chez qui, tout comme il rêva qu’elle pût
un jour, dans le domaine de la pensée, se transmuer en
sagesse, la précision, merveilleusement, miraculeusement
reflète cette « gravité sereine » dont ce que
nous appelons la beauté est pour nous, tout ensemble, le voile
et le visage.
J.
P. Samson