La Presse Anarchiste

Lectures

Curieuses
constantes natio­nales (je ne dis pas natio­na­listes): François
Bon­dy rele­vait, dans l’article qu’il a consa­cré à
ce livre dans la Nou­velle Gazette de Zurich, que la critique,
en France, semble avoir sur­tout appré­cié, de tous les
essais qui s’y trouvent ras­sem­blés, outre celui sur T. E.
Law­rence (que je ne peux juger, n’ayant jamais été
atti­ré par le « cas » de cet obsé­dé de
la renais­sance arabe et de son propre mythe), l’étude sur
Freud dont il se trouve que moi aus­si — « Je suis François,
ce dont me poise »
— ai déjà eu la joie de
dire ici tout le bien que j’en pense, et qui, par son excellence,
me paraît domi­ner l’ensemble, du reste remar­quable, de
l’ouvrage, lequel ne souffre peut-être que du défaut,
qui est en somme une qua­li­té, d’être presque trop
four­millant d’idées, dont les conjonc­tions font, par­fois, si
j’ose écrire, cli­gner le cer­veau du lec­teur, comme les
char­bons d’une lampe à arc les yeux de qui les regarde.
Lec­ture indis­pen­sable, d’ailleurs, pour qui­conque s’efforce de
déchif­frer la réa­li­té si com­plexe de notre monde
en crise. Tout ce qui est dit là de la « gauche »,
de la concep­tion poli­cière de l’histoire, du sno­bisme, de la
haine (ain­si s’intitulent les pages consa­crées à
l’antisémitisme), est d’une éclai­rante pénétration.
Comme je l’ai écrit à l’ami Sper­ber, un élément,
tou­te­fois — secon­daire si l’on veut, mais pas tant que cela, on
va le voir — m’a, à tort ou à rai­son, étonné.
« On mesure, écrit-il, faci­le­ment la misère et la
gran­deur de l’humanité par le fait que ses progrès
les plus consi­dé­rables ne sont d’habitude que les résultats
indi­rects d’échecs recon­nus et péni­ble­ment réparés,
cepen­dant que des échecs, mécon­nus et durables,
conti­nuent à être pro­cla­més triomphes sans
pareils. » Ain­si for­mu­lées, rien de plus fon­dé que
ces réflexions, qui s’appliqueraient si bien, par exemple, à
tous les pseu­do-triomphes des césa­rismes au cours de
l’histoire. Mais Sper­ber — et peut-être est-ce tout à
fait légi­time — pour­suit : « La splen­deur même des
cathé­drales, tom­beaux royaux de l’espérance éteinte
(Sper­ber entend l’avènement du royaume de Dieu sur la terre
atten­du par les pre­miers chré­tiens comme, avec une nuance de
sen­si­bi­li­té déjà bien dif­fé­rente, la fin
du monde fut l’obsession de ceux d’avant l’an mil), forteresses
de l’eccle­sia triom­phans, annon­çaient que la défaite
du chris­tia­nisme escha­to­lo­gique était consommée. »
Or, tout comme il est bien natu­rel que Sper­ber, fils du peuple de
Jah­veh, voie sur­tout, dans le chris­tia­nisme, l’aspect qui le
rap­proche le plus de l’attente mes­sia­nique des pro­phètes et
aus­si de celle des Gali­léens des pre­miers siècles, sans
doute est-il éga­le­ment nor­mal qu’un extrême-occidental
de ma sorte, plus fami­lier dès l’enfance avec les splendeurs
des cathé­drales et les sou­ve­nirs du temps de saint Louis,
incline à trou­ver que quelques traces de chris­tia­ni­sa­tion ne
se sont peut-être jamais mieux fait sen­tir dans notre triste
espèce qu’à l’époque qui va de la pure
cha­ri­té de saint Fran­çois d’Assise au pitoyable amour
du pécheur, du voyou de génie que fut François
Vil­lon. Je me rends d’ailleurs fort bien compte que je définis
ici une dif­fé­rence de réac­tion qui n’est pas du tout
seule­ment esthé­tique et sen­ti­men­tale. Au point de vue
idéo­lo­gi­co-théo­lo­gique, un Blum­hardt, qui, chez les
pro­tes­tants, est à l’origine de la sécu­la­ri­sa­tion de
la « pro­messe » propre aux socia­listes reli­gieux de la
nuance Ragaz, lequel Ragaz n’a pas été sans
influen­cer Silone, de même qu’au risque d’ailleurs de
fri­ser l’hérésie un Teil­hard de Char­din chez les
catho­liques, nous montrent assez que le « christianisme
escha­to­lo­gique » pour­rait renaître. Mais ceci est affaire
des croyants. Tan­dis que ce que je disais à Sper­ber sur le
sujet rejoint, par ana­lo­gie, la façon très concrète
dont on peut ima­gi­ner l’avenir socia­liste des hommes ici-bas. Entre
le pri­mat — escha­to­lo­gique donc — accor­dé aux fins
der­nières telles que les pro­clament les doctrines
révo­lu­tion­naires apo­ca­lyp­tiques, et les petits accommodements
des réfor­mismes de toute obser­vance, il y a peut-être
place pour la fidé­li­té aux valeurs que rassemble
le socia­lisme (en don­nant à ce mot son sens le plus général).
Après tout, un homme comme Brup­ba­cher, bakou­ni­nien dans l’âme,
n’en mili­ta pas moins long­temps (inutile de pré­ci­ser que je
ne donne pas cette appar­te­nance en exemple) dans les for­ma­tions de la
Seconde Inter­na­tio­nale, sur laquelle il ne se fai­sait pour­tant point
d’illusions. Comme je l’ai écrit à Sper­ber : « C’est
quand on sait que la jus­tice abso­lue n’est pas de ce monde qu’il
vaut peut-être vrai­ment la peine de s’efforcer à
chaque ins­tant de la rap­pro­cher davan­tage de lui, ou lui d’elle —
mutuelles asymptotes…»

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