La Presse Anarchiste

Les événements de mai

[(

En
juil­let, nous fai­sions appel, par cir­cu­laire, à un certain
nom­bre de nos lecteurs pour faire le point sur le mou­ve­ment de mai :
leur par­tic­i­pa­tion, les com­porte­ments qu’ils ont observés,
les besoins de struc­tures nou­velles, les mod­i­fi­ca­tions de leurs
con­cep­tions et con­vic­tions et leur atti­tude face à une reprise
éventuelle à la rentrée.

Env­i­ron
10 pour cent des gens touchés ont répon­du à
cette « enquête ».

Pour
des raisons finan­cières et faute de place dans la revue, nous
ne pou­vons tout pub­li­er ; nous ne présen­tons ici que les textes
qui nous ont paru car­ac­téris­tiques ; cepen­dant nous pourrions
envis­ager de ronéo­typer une syn­thèse des autres
répons­es si cer­tains d’entre vous en man­i­fes­taient le désir.
De toute façon, ce dossier reste ouvert.

)]


Lancer des pavés aux flics…

Avant
mai, j’ignorais tout de l’anarchisme et ne me posais pas de
ques­tions sur la violence.

J’ai
par­ticipé aux événe­ments de mai. Le 6 mai nous
avons man­i­festé tout l’après-midi, et le soir, vers 9
heures, nous avons été matraqués. Mon mari a été
emmené à Beau­jon tan­dis que moi, saig­nant abondamment,
j’étais con­duite à une phar­ma­cie qui m’a expédiée
à l’hôpital Cochin. Ma réac­tion ensuite a été
de vouloir à tout prix aller aux autres man­i­fes­ta­tions pour
lancer des pavés aux flics, atta­quer, me faire tuer au besoin,
enfin répon­dre à ce matraquage. Je ne le pou­vais pas
car mon mari était revenu de Beau­jon avec un traumatisme
crânien s’accompagnant d’idées de sui­cide, de
symp­tômes para­noïaques en plus. Je me suis contentée
de la man­i­fes­ta­tion du 13 mai, de quelques assemblées
générales, et, surtout, nous nous sommes informés
auprès des divers « grou­pus­cules » pour comprendre
quelque chose aux divers­es ten­dances. Ce qui m’a, finale­ment, fait
pren­dre la réso­lu­tion de ne jamais appartenir à aucun
par­ti ou groupe poli­tique. L’état de mon mari allant en
s’aggravant, nous avons dû par­tir pour qu’il se repose au
calme. La vio­lence ne me posait tou­jours pas de ques­tions : J’étais
tou­jours aus­si furieuse de ne pas pou­voir par­ticiper, et d’une
manière vio­lente, aux man­i­fes­ta­tions. Lorsque nous sommes
revenus à Paris, j’ai ten­té de retourn­er à
quelques assem­blées générales et commissions,
mais je n’y com­pre­nais plus rien, je n’arrivais pas à
com­pren­dre ce qui s’était passé en mon absence. J’ai
été moi-même malade, et j’ai commencé,
pour la pre­mière fois, à réfléchir
sérieuse­ment sur la violence.

Si,
le 6 mai, j’ai été man­i­fester avec les étudiants,
c’était que leur révolte me fai­sait espérer
que je m’étais peut-être trompée : qu’il y
avait encore de l’espoir en Europe, et que c’était une
occa­sion de faire com­pren­dre à tous ces gens qui ne vivent que
pour gag­n­er du fric en faisant un tra­vail dont ils se foutent et qui
les use jusqu’à l’âge de la retraite que la vie
c’était quelque chose qui valait le coup, qu’il fal­lait la
pren­dre et en jouir au max­i­mum et comme on l’entend, au lieu de la
laiss­er dis­tiller goutte à goutte dans les car­cans de la
société.

Le
mou­ve­ment a été pour moi un mou­ve­ment d’amour : enfin
on était ensem­ble, on mar­chait ensem­ble, on cri­ait ensemble,
on se ser­rait ensem­ble — quant aux CRS, c’étaient des
choses noires et pas belles qui ne ressem­blaient pas du tout à
des hommes. L’occupation de la Sor­bonne a été le
moment cul­mi­nant de ce défoule­ment d’amour — on voyait
même des JCR par­ler avec des types d’Occident. Aux
assem­blées, cha­cun avait la parole, il n’y avait plus de
« droit », et cepen­dant, plus on pre­nait ses ais­es et plus
on se sen­tait comme les autres, sol­idaire des autres. On était
libre et tout sem­blait pos­si­ble. On ne se dis­ait plus : l’idéal
ce serait tel com­porte­ment, ou bien encore on ne posait pas à
l’avance un idéal de « struc­tures », mais tout se
créait au fur et à mesure et l’on sen­tait que cela
prendrait beau­coup de temps, mais qu’il fal­lait être patient,
se libér­er de tout idéal, car tout idéal est
dog­ma­tique, mais écouter et pro­pos­er au fur et à mesure
que le mou­ve­ment avançait. Com­porte­ments et struc­tures se
créaient peu à peu, il ne fal­lait rien précipiter
ni établir d’avance, seule­ment se laiss­er aller en
faisant cepen­dant atten­tion de demeur­er tou­jours aus­si libre et
spontané.

Avant
les événe­ments de mai, je ne m’intéressais
guère qu’à Cuba. Je savais qu’il y avait des gens
qui se dis­aient « anar­chistes » mais je ne savais pas du
tout ce que cela sig­nifi­ait — un peu exo­tique et vieillot —
j’ignorais même les mar­mites de Ravachol.

Lorsque,
au cours de notre espèce d’enquête auprès des
dif­férents « grou­pus­cules », nous avons rencontré
des anar­chistes, j’ai été « séduite »,
« séduit»» est le mot car j’en étais
arrivée, à force d’entendre tant de théories
toutes aus­si logiques, sincères et sures d’elles-mêmes
les unes que les autres, à me fier plutôt à la
façon dont le type me par­lait et par­lait des autres groupes
plutôt qu’à ce qu’il me dis­ait ! J’ai alors décidé
de lire des bouquins sur l’anarchisme.

Et
puis aus­si j’ai com­mencé à me deman­der alors si
l’esprit, le sens du mou­ve­ment de mai et ce qui me plai­sait en lui
n’étaient pas fon­cière­ment, essentiellement
anar­chistes, et cela, je le pense encore.

Quant
à la non-vio­lence, bien que mem­bre du Ser­vice civil
inter­na­tion­al, cela ne m’intéressait pas du tout avant.
Cepen­dant, au moment de la crise de mon mari, le jour le plus
dra­ma­tique, je me suis mise à penser bru­tale­ment que le seul
absolu pos­si­ble vers lequel on peut ten­dre ne pou­vait être que
l’amour et que ce qu’il demandait était incompréhensible
et surtout imprévis­i­ble. C’en était désespérant,
et le jour d’après, je ne voulais plus y penser. Ce n’est
qu’à mon retour que j’ai fait la relation
amour-non-vio­lence-anar­chie. Et j’ai essayé de penser qu’il
pou­vait être pos­si­ble de se promet­tre de ne jamais user de
vio­lence tout en s’engageant comme on en a envie.

Je
souhaite faire quelque chose pour le mou­ve­ment de mai s’il reprend
en octo­bre. Mais je ne sais pas quoi : si j’allais dans une
man­i­fes­ta­tion, cela ne servi­rait à rien que je dise aux
man­i­fes­tants de ne pas lancer de pavés sur les flics. Seule,
je ne peux rien faire dans une man­i­fes­ta­tion vio­lente et j’en suis
com­plice. Cela me sem­ble même dif­fi­cile de par­ticiper à
un comité d’action où j’aurais à distribuer
dés tracts dis­ant « les man­i­fes­tants ont rai­son, allez
vous join­dre à eux ».

Il
me sem­ble qu’il faudrait une action par­al­lèle à
l’action vio­lente, une action qui vise les mêmes fins mais
par d’autres moyens et qui réus­sisse à entraîner
peu à peu les gens.

C.
P.


si un noy­au de non-vio­lents avait existé…

Étant
étu­di­ant, j’ai bien sûr par­ticipé aux
événe­ments du mois de mai, puis à ceux du
fes­ti­val d’Avignon au mois d’août.

Mois
de mai.


Par­tic­i­pa­tion
à l’occupation du Col­lège littéraire
uni­ver­si­taire d’Avignon (annexe de la fac­ulté d’Aix)
jusqu’à la fin de la grève de la SNCF, qui s’est
traduite par :


l’ouverture
de l’amphithéâtre à tous, avec organ­i­sa­tion de
tri­bunes libres.


des
con­tacts plus directs avec les ouvri­ers, lors du ramas­sage des
ordures ménagères avec les boueux grévistes « au
ser­vice de la population ».

le
rav­i­taille­ment de cer­taines usines ou entre­pris­es en grève
(Pechiney, Fer­rovi­aire) en pommes de terre distribuées
gra­tu­ite­ment par les paysans de Châteaurenard.


la
vis­ite d’un comité d’occupation (CGT) de la Ferroviaire,
qui a mon­tré claire­ment la dif­férence de mentalité
qui peut exis­ter entre le « mil­i­tant de base » et le « bonze
syndical ».


l’ébauche
de créa­tion d’un comité de liai­son entre grévistes
sur le plan départemental.


Les
com­mu­ni­ca­tions rétablies, j’ai pu me ren­dre à mon
lieu de tra­vail habituel, la fac­ulté des sci­ences de
Mar­seille, où, con­traire­ment à Avi­gnon, le rôle
des étu­di­ants était déter­mi­nant. J’ai assisté
et par­ticipé à des assem­blées générales,
à la com­mis­sion « péd­a­gogie », à des
dis­cus­sions lors de débats ou bien par petits groupes, au
comité de grève CAPES agrég. (en particulier
j’ai pris part à des piquets de grève).

Mois
d’août.

Habi­tant
très près d’Avignon, j’ai pu pren­dre part ou
assis­ter aux dis­cus­sions, impro­vi­sa­tions et man­i­fes­ta­tions qui ont pu
avoir lieu.

Si
dans le Sud-Est les CRS ne s’étaient jamais montrés
en mai (ce qui fait que ce mois a été très
calme), l’arrivée d’une bonne cen­taine de jeunes Parisiens
(que la presse bap­ti­sa les « contesta­taire ») nous a
per­mis de les voir arriv­er armés au grand complet.

Com­porte­ments

Je
ne crois pas que ce mou­ve­ment ait été révélateur
de com­porte­ments nou­veaux, du moins dans la région. Il est
cer­tain que de nom­breux indi­vidus ont pu se com­porter d’une façon
nou­velle, mais dans l’ensemble je n’ai pas remar­qué de
choses réelle­ment « neuves ».

A
Avi­gnon, les étu­di­ants, très peu nom­breux, ont dû
man­i­fester avec les cen­trales syn­di­cales ouvrières et
enseignantes, le maire d’Avignon, les députés du
départe­ment et les groupe­ments poli­tiques de gauche ;
man­i­fes­ta­tions telle­ment inté­grées que je n’y ai pas
par­ticipé et n’en ai aucun regret.

A
Mar­seille, la seule man­i­fes­ta­tion à laque­lle j’ai participé
(le 13 mai) était égale­ment dans ce style, mais
d’autres furent plus orig­i­nales. Le sys­tème d’organisation
des comités de grève et d’occupation ne m’a pas
sem­blé être quelque chose de très nou­veau. Ce qui
est intéres­sant de not­er, c’est sa généralisation
et le rôle des non-syn­diqués. Dans les usines
l’autogestion ne m’a paru que rarement et par­tielle­ment réalisée
sauf pen­dant une courte péri­ode à Nantes. Le nom­bre de
par­tic­i­pants act­ifs est resté tou­jours réduit, surtout
dans les fac­ultés. La grève — ou plutôt le
boy­cottage — des con­cours par les étu­di­ants me paraît
être assez nou­velle et a désem­paré les
« autorités » au moins au début, ce que très
peu d’enseignants ont compris.


Par
con­tre, le besoin de struc­tures nou­velles s’est exprimé
à tous les niveaux, les mod­i­fi­ca­tions de struc­tures passant
bien avant les reven­di­ca­tions salar­i­ales, ce qui est assez
inhabituel.

1)
Dans les étab­lisse­ments sco­laires, le besoin de gestion
de ces derniers par les seuls util­isa­teurs (étu­di­ants,
per­son­nel tech­nique, assis­tants, pro­fesseurs) se traduit par la
for­ma­tion d’assemblées illé­gales (assem­blées
con­sti­tu­antes des fac­ultés par exem­ple) prenant des décisions
notam­ment sur les travaux réal­isés en commissions
(élab­o­ra­tion de nou­velles struc­tures de ges­tion, méthodes
péd­a­gogiques nou­velles, etc.);

2)
Dans les usines, prise en charge de ces dernières par
les comités de grève ;

3)
Lors du fes­ti­val, la néces­sité de rendre
acces­si­ble le théâtre aux tra­vailleurs a été
mise en évi­dence par plusieurs troupes et surtout par le
Liv­ing The­atre à Avignon.

Mes
con­vic­tions
n’ont pas, dans leur ensem­ble, été
notable­ment modifiées.

a)
En ce qui con­cerne l’anarchisme, ces dernières ont
été ren­for­cées, le rôle des partis
poli­tiques et des syn­di­cats, inté­grés, ayant été
claire­ment mon­tré. Seul le PSU a pris par­ti pour les étudiants
pour… récupér­er leurs voix. D’ailleurs de
nom­breuses expéri­ences et dis­cus­sions qui ont eu lieu lors de
ces événe­ments furent lib­er­taires. Le rôle des
élec­tions n’a pas été dénoncé,
pour une fois, par les seuls anar­chistes… Reven­di­ca­tion de
l’autogestion…

b)
En ce qui con­cerne la vio­lence, il est cer­tain que les
pre­mières man­i­fes­ta­tions et bar­ri­cades amenèrent une
prise de con­science face aux bru­tal­ités policières
qu’elles révélèrent et beau­coup de gens
approu­vèrent. Mais ce phénomène se répéta
si régulière­ment qu’il y eut rup­ture entre
man­i­fes­tants et population.

c)
En ce qui con­cerne la non-vio­lence, je per­siste à
croire que c’est une « tech­nique » à préférer
aux méth­odes vio­lentes, sous toutes leurs formes pour les
raisons suivantes :

Une
man­i­fes­ta­tion non vio­lente suff­isam­ment engagée peut
déclencher une prise de con­science peut-être aussi
impor­tante que les bar­ri­cades de mai.

Elle
évite la rup­ture entre man­i­fes­tants et observateurs.
L’inconvénient, c’est qu’elle néces­site une
pré­pa­ra­tion : on se défend vio­lem­ment instinctivement.
Le com­porte­ment non vio­lent s’acquiert par la réflex­ion et
l’entraînement.

d)
La révo­lu­tion me paraît de plus en plus difficile
à réalis­er lorsque je pense à la force
matérielle et psy­chologique (radio, presse) que détient
le gou­verne­ment ; à la com­plex­ité de l’économie,
surtout de l’industrie, qui rendrait l’autogestion certainement
dif­fi­cile à réalis­er, le prob­lème des liaisons
entre entre­pris­es et celui des marchés étant
essen­tiels ; à la présence de couch­es moyennes
impor­tantes (petits com­merçants, fonc­tion­naires aisés)
pas du tout favor­ables à de tels changements.

Si
le mou­ve­ment reprend, je m’y associerai et par­ticiperai, comme aux
mois de mai-juin-août, à tout ce qui me convient.
Par­ticiper directe­ment à une action vio­lente me paraît
exclu, mais il y a tou­jours des pos­si­bil­ités de tra­vailler à
un mou­ve­ment sans utilis­er la violence.

Il
serait cepen­dant souhaitable d’établir une liai­son entre
non-vio­lents désireux de par­ticiper à un mouvement
révo­lu­tion­naire afin d’essayer de réalis­er des
actions plus spé­ci­fique­ment non vio­lentes. En mai, je me suis
trou­vé « noyé » par­mi des gens n’ayant
aucune con­fi­ance en la non-vio­lence et n’ai pu qu’accepter leurs
propo­si­tions dans la mesure où elles me convenaient.

Si
un noy­au de non-vio­lents avait existé, une action aurait été
pos­si­ble. Ain­si au fes­ti­val d’Avignon, les groupes parisiens
(appelés con­tes­tataires dans la presse) ont fini par adopter
les tech­niques non vio­lentes, sous l’impulsion des gars du Living
The­atre bien qu’au début ils aient été opposés
à de telles formes d’action. Mais pour qu’une action non
vio­lente puisse intéress­er des vio­lents « sincères »
encore faut-il que les actions que nous pro­posons soient suffisamment
engagées. Peut-être jugent-ils les non-violents
seule­ment d’après ceux qui sont trop soucieux de la légalité
comme il en existe. Beau­coup de ces derniers d’ailleurs, me
sem­ble-t-il, ont refusé de par­ticiper aux événements,
ne voy­ant que les bar­ri­cades et les dépré­da­tions de
tout ordre.

Il
est regret­table que l’organisation de groupes d’action non
vio­lente ébauchée à Aix, il y a deux ans, n’ait
pu se pour­suiv­re et ait été aban­don­née. Ils
auraient pu con­stituer des noy­aux autour desquels auraient pu
s’agglomérer peut-être de nom­breuses personnes.

C.
R.


trou­ver un déto­na­teur non violent…

Nous
avons, ma femme et moi, par­ticipé aux événements
de mai en tant qu’instituteurs syn­di­cal­istes grévistes. Nous
avons ain­si par­ticipé à de nom­breuses réunions,
non seule­ment d’enseignants, mais aus­si d’étudiants et
d’ouvriers à Caen.

Ce
mou­ve­ment nous a sur­pris et ent­hou­si­as­més, par son ampleur, sa
force et par la façon dont la société fut
totale­ment remise en ques­tion par les étu­di­ants. Nous ne
pen­sions pas qu’il y eût de telles poten­tial­ités dans
la jeunesse. Mal­heureuse­ment, si les étu­di­ants en vinrent
rapi­de­ment à pos­er le prob­lème de l’autogestion et à
agir pour la met­tre en pra­tique, il n’en fut pas de même chez
les ouvri­ers et chez les insti­tu­teurs en général. Au
lieu de s’orienter vers la grève ges­tion­naire, on s’en
tint à une atti­tude con­tes­tataire et néga­tive dont les
appareils et M. Séguy ne purent que se réjouir après
avoir tout fait, évidem­ment, pour obtenir ce résultat.

Mal­gré
tout, je pense que l’aspiration à un change­ment total, à
la dig­nité humaine, était générale, mais
devant l’absence totale d’éducation syn­di­cal­iste, les
tra­vailleurs n’ont pas eu le temps de pren­dre con­science de ce
qu’ils voulaient réelle­ment. Quand ils com­mencèrent à
en pren­dre con­science, il était trop tard ; les bureaucrates
avaient tout repris en main…

Les
événe­ments de mai n’ont donc fait que con­firmer ce
que nous pen­sions déjà, à savoir qu’une
révo­lu­tion ne s’improvise pas ; elle se pré­pare. En ce
sens d’ailleurs, ce qui s’est passé a été
posi­tif, car il s’est créé une sen­si­bil­i­sa­tion aux
prob­lèmes de la con­struc­tion révo­lu­tion­naire dont nous
aurons à prof­iter pour essay­er d’entreprendre cette
édu­ca­tion qui, comme en 36, a ter­ri­ble­ment manqué.
Quant à la vio­lence, si les man­i­fes­ta­tions qui la suscitèrent
servirent, comme il a été dit, de déto­na­teur au
mou­ve­ment, elles furent impuis­santes, évidem­ment, à
pro­mou­voir les capac­ités ges­tion­naires et admin­is­tra­tives des
tra­vailleurs. La prise en main de ses pro­pres affaires n’a rien à
voir avec la vio­lence, et la grève générale
ges­tion­naire me sem­ble essen­tielle­ment non vio­lente. Il resterait à
trou­ver un « déto­na­teur » non vio­lent. La tâche
est ren­due encore plus dif­fi­cile par la bureau­crati­sa­tion des
organ­i­sa­tions ouvrières qui ne fer­ont rien, bien au contraire,
pour déclencher un mou­ve­ment général. Alors, la
ques­tion reste posée.

Mais,
de toute façon, le tra­vail d’éducation à
entre­pren­dre me parait être encore la meilleure action à
la fois anar­chiste et non vio­lente.

J.-P.
B.


une syn­thèse de toutes les aspirations…

A
aucun moment il ne m’a sem­blé pos­si­ble de ne pas participer
aux événe­ments de mai, par con­tre dès le début,
je me suis demandé de quelle manière le faire. Après
avoir hésité à mon­ter à Paris où
il sem­blait que tout allait se jouer, j’ai pen­sé qu’il
était plus utile d’essayer de le faire dans, autour et avec
son entourage immédiat.

Dans
la pra­tique, cela s’est traduit par une suc­ces­sion de petits faits
sans reten­tisse­ment impor­tant, mais bien adap­tés à
l’échelle d’un indi­vidu isolé puisqu’il ne
m’était pas pos­si­ble d’agir dans mon milieu professionnel.

Seule
excep­tion, dans les tout pre­miers jours de mai, à l’occasion
d’une réu­nion ANV élargie, nous avons décidé
de nous munir de deux mag­né­to­phones et d’interpeller les
gens en leur deman­dant leur point de vue sur « les barricade ».
Le mag­né­to­phone était le pré­texte pour provoquer
le dia­logue sur la voie publique, nous avons assez bien réussi
et pen­dant deux ou trois heures nous avons provo­qué un
attroupe­ment où nous étions les ani­ma­teurs d’une
sorte de tri­bune libre improvisée.

En
dehors de cette action spécifique :


Expli­ca­tion
de la grève des enseignants et des prob­lèmes de
l’enseignement dans le cadre de l’association des parents
d’élèves.


Con­tacts
avec le comité d’action cul­turel d’Aix.


Con­tacts
et par­tic­i­pa­tion à un comité d’action révolutionnaire
qui fut très éphémère et assez stérile
car noy­auté par les JCR.


Lance­ment
d’une tri­bune libre per­ma­nente d’abord, biheb­do­madaire ensuite
qui s’est ter­minée par las­si­tude des participants.


Présence
aux man­i­fes­ta­tions impor­tantes (deux à Toulon).

Il
me sem­ble, si on se réfère quelque peu à
l’histoire sociale et révo­lu­tion­naire, qu’il n’y a pas
eu autant de formes d’actions origi­nales que ce qu’on a bien
pu dire et écrire. Par con­tre, au niveau
de l’état
d’esprit, bien que la stim­u­la­tion soit par­tie d’une petite
minorité agis­sante, il appa­raît une prise de conscience
assez révolu­tionnaire et éten­due de quantité
d’individus con­sid­érés habituelle­ment comme
amor­phes. Un cer­tain car­can de bar­rières men­tales a
pu
sauter pen­dant quelques jours se traduisant par :


la
con­tes­ta­tion glob­ale de toutes les formes d’aliénation
depuis l’exploitation économique jusqu’au niveau des
com­porte­ments indi­vidu­els en pas­sant par les prob­lèmes de
récupération.

Cela
me paraît réelle­ment nou­veau et en tout cas très
posi­tif ; dans l’action s’est créée une synthèse
des aspi­ra­tions marx­istes, anar­chistes, situationnistes,
sur­réal­istes, etc., amenant un cli­mat de « fête
révo­lu­tion­naire » qui a rompu les fron­tières de
l’individu et des éti­quettes et a ren­du pos­si­ble un dialogue
per­ma­nent posi­tif (voir compte ren­du de cer­taines com­mis­sions de
tra­vail et en par­ti­c­uli­er celle du C. A. « Nous sommes en
marche »).

Mes
con­cep­tions et con­vic­tions n’ont pas été vraiment
mod­i­fiées, mais plutôt com­plétées et
enrichies en par­ti­c­uli­er sur :


les
pos­si­bil­ités des minorités agis­santes que je
sous-estimais ;


la
néces­sité de rad­i­calis­er les posi­tions et actions pour
avoir une audience ;


la
néces­sité de trou­ver des formes d’action originales,
actives, rad­i­cales et non vio­lentes afin de pou­voir sor­tir de
l’alternative vio­lence active — non-vio­lence passive.

Le
mou­ve­ment de mai a béné­fi­cié de l’effet de
sur­prise, il peut en être dif­fi­cile­ment de même dans
l’avenir. L’organisation de la répres­sion, le regroupement
des forces réac­tion­naires autour du gaullisme, le jeu du PC,
ain­si que la sit­u­a­tion inter­na­tionale ren­dent peu plau­si­ble et très
utopique la vision d’une révo­lu­tion réus­sis­sant en
France.

Par
con­tre, il me sem­ble que nous devons par­ticiper partout où
cela est pos­si­ble aux mou­ve­ments de con­tes­ta­tion et y pro­pos­er des
formes d’action telles que la désobéis­sance civile.
Il me paraît souhaitable égale­ment d’améliorer
notre coor­di­na­tion et d’envisager éventuelle­ment des actions
en tant que groupe et pour cela de nous regrouper dans un lieu pour
une action spé­ci­fique lors d’événements
graves.

M.
V.


spontanéité…

Je
passerai rapi­de­ment sur les raisons de ma non-par­tic­i­pa­tion aux
événe­ments de mai dernier. J’y ai été
con­traint par ma sit­u­a­tion géo­graphique et pro­fes­sion­nelle. En
un sens cette absten­tion m’a été désagréable
du fait qu’ayant « prêché » pen­dant de
nom­breuses années dans le sens qu’a en par­tie pris ce
mou­ve­ment, je n’ai pu y être asso­cié sur le moment.
D’un côté, j’ai pu suiv­re plus objec­tive­ment le
déroule­ment des événe­ments puisque n’y étant
pas impliqué directement.

Je
crois que la vio­lence de fait qui a sévi dans l’action en
mai doit être non seule­ment accep­tée comme nor­male mais
encore comme pos­i­tive mal­gré ses erreurs tac­tiques (manque de
pré­pa­ra­tion, manque de ligne de direc­tion chez les
ini­ti­a­teurs, etc.) ne serait-ce que par la décou­verte chez
tout un cha­cun de sa force pro­pre et de la faib­lesse d’un pouvoir
qui se veut représen­tatif et fort, mais qui en est réduit
à la répres­sion vio­lente et incontrôlée
plutôt qu’à toute autre méth­ode de riposte ou
d’adaptation. Répres­sion encore aggravée du fait de
l’inadaptation de ce pou­voir à la forme inhabituelle,
spon­tanée et non amé­nagée aux formes classiques
des encadrements poli­tiques et syn­di­caux d’opposition et de
con­tes­ta­tion con­nus, tolérés et ain­si récupérés
en per­ma­nence et en totalité.

Le
plus grave dan­ger qui pour­rait en résul­ter serait, à
mon avis, la réédi­tion sys­té­ma­tique et à
pri­ori (la théori­sa­tion en fait) de ces mêmes tactiques
dans les actions prochaines qui ne devraient pas tarder à
réap­pa­raître. On peut con­sid­ér­er les moyens
d’action util­isés en mai comme une nécessité
his­torique du moment, comme la résul­tante et le prolongement
logique d’un sys­tème de pen­sée con­formiste, figé
par l’habitude, le manque d’imagination dû au
con­di­tion­nement men­tal des acteurs et à leur intégration
con­sciente ou non dans le sys­tème régnant.

Les
atti­tudes divers­es apparues dans le cadre de ce mou­ve­ment ne me
sem­blent pas une con­damna­tion de la non-vio­lence qui reste à
mon sens val­able pour ceux qui y sont pré­parés et
décidés et souhaitable dans le cas d’une éventuelle
action orig­i­nale due à leur ini­tia­tive. Par con­tre, la riposte
non vio­lente aux actes du pou­voir me parait irréelle et
illu­soire, voire impos­si­ble à pra­ti­quer devant la forme même
des forces de répres­sion. Vaut-il mieux alors s’abstenir ? Là
je ne réponds pas, du moins pas encore mais la ques­tion reste
sérieuse et pres­sante. Elle devrait être soulevée
et résolue par ceux qui, comme nous, se récla­ment de la
non-violence.

En
mai, quelques-uns d’entre nous se sont lais­sés aller au gré
du mou­ve­ment au nom de la spon­tanéité (plutôt
d’ailleurs au nom de rien, mais parce que trau­ma­tisés par
leur inac­tiv­ité habituelle), or la spontanéité
ne peut se révéler béné­fique et positive
que comme pro­longe­ment pra­tique de nos acquis individuels
indis­pens­ables en tant qu’engagés per­ma­nents dans la
con­tes­ta­tion. A ce niveau, elle pour­ra appa­raître comme une
néces­sité vitale chez l’être sain et désireux
de met­tre enfin sa vie au dia­pa­son de ses idées, et deviendra
la seule issue logique faute de quoi les notions théoriques
emma­gas­inées devien­dront objets de musée, cadavres.

Elle
sera ou devien­dra syn­onyme de vie car remise en ques­tion permanente
et dépasse­ment incon­scient de l’héritage de la veille
même si celui-ci nous sem­blait logique jusqu’alors. Elle
néces­sit­era donc une volon­té de vie réelle et
effec­tive, un souci de par­tic­i­pa­tion. Elle devra résulter
d’une recherche intel­lectuelle quo­ti­di­enne et devenir le
tâton­nement expéri­men­tal du moment.

Pour
moi, les événe­ments de mai ne se sont donc en rien
posés au niveau des principes : non-vio­lence — révolution
— anar­chisme, etc., mais bien à celui des com­porte­ments et
seule­ment à celui-ci.

L.
G.


la com­mune con­tre la province…

Je
n’ai pas par­ticipé à cause d’un voy­age à
l’étranger.

Je
pense que ce mou­ve­ment a été révélateur
de com­porte­ments nou­veaux. De la sol­i­dar­ité, en particulier,
mais atten­tion : à Paris et dans les grands cen­tres seulement.
J’ai passé en voiture dans la province, pour me ren­dre au
tun­nel du Mont-Blanc. Nous avons été frappés
(nous venions de Paris, d’un Paris révo­lu­tion­naire mais
aus­si sans essence, sans usines qui tour­nent) par le fait qu’en
province les pom­p­istes ne se sen­taient aucune­ment con­cernés et
que les usines tour­naient comme à l’accoutumée. Il
faut com­pren­dre que la province, sauf les grandes villes et les
grandes usines, se désol­i­dari­sait totale­ment de ce mouvement
qui, non seule­ment ne la « con­cer­nait » pas, mais qui, dès
le départ, lui fai­sait peur. C’était la Commune,
seule, con­tre la province ral­liée toute à M. Thiers.

Donc,
sol­i­dar­ité, oui, mais réduite à ceux seuls qui
étaient con­cernés (la minorité de la France,
d’où ces élec­tions de peur, ce scrutin gaulliste).

Com­porte­ments
nou­veaux : les étu­di­ants entraî­nant les travailleurs,
leur deman­dant de débray­er — parce que les étudiants
avaient besoin des tra­vailleurs. Qu’apportaient les étudiants
en échange ? Je ne sais. Peut-être ont-ils secoué
l’apathie des tra­vailleurs. Oui.

Mais
sans plus.

Com­porte­ments
anciens : la vio­lence venant de la police, d’abord. La politisation
de ce mou­ve­ment spon­tané : la gauche restant fidèle à
sa poli­tique « made in IIIe République ». Autre
com­porte­ment ancien : celui des syn­di­cats et leur réveil
tardif.

Besoin
de struc­tures nou­velles : Oui. Déc­la­ra­tion de la faillite
syn­di­cale, les syn­di­cats sont morts. Les par­tis dits de gauche sont
morts. Alors ? Une nou­velle gauche ? De nou­veaux syn­di­cats — des
syn­di­cats à l’esprit rénové, plutôt ? Ce
serait bien nécessaire.

Struc­tures
nou­velles, oui : mais, tant que ceux qui ont besoin d’un monde
meilleur ne sauront pas que, pour faire une révolution
(vio­lente ou non vio­lente), il est néces­saire d’avoir un
pro­gramme économique d’abord, social ensuite, qui soit à
pro­pos­er, à appli­quer sitôt le pre­mier pavé lancé
(ou la pre­mière grenade lancée par les flics), alors,
tant que cela ne sera pas, nous fer­ons, vaine­ment, la fausse
révo­lu­tion. La révolte n’est pas la révolution.
La révo­lu­tion sous-entend un pro­gramme (économique
d’abord, j’y insiste très forte­ment) applic­a­ble de suite.
Toutes nos révoltes me font penser à Sisyphe roulant sa
pierre, sans cesse, encore et tou­jours, et inutile­ment. C’est bien
un mythe. Con­tester est une chose fort utile, car con­tester évite
de faire la sieste. Con­tester n’est pas tout. C’est construire
qu’il faut, après avoir con­testé. Après la
révolte, la révolution.

Mes
con­cep­tions sur :


l’anarchisme :
inchangées. Sauf que Mar­cuse est à méditer
autant que Stirn­er ou que Bak­ou­nine. Méditer est une phase,
agir est une autre phase nécessaire.


la
vio­lence : inchangées. Elle est plus active que la
non-vio­lence, en ce sens que l’instinct bes­tial que nous avons tous
(l’instinct du type qui applau­dit à la mise à mort
d’un tau­reau) soulève plus les gens que la non-violence.


la
non-vio­lence : inchangées. La non-vio­lence reste l’arme d’une
élite. Je ne sais si je fais par­tie de l’élite!…
Car enfin, tout le monde (et je suis tout le monde) n’a pas la
force explo­sive, ni l’éducation, de la non-vio­lence. On ne
s’improvise pas telle­ment non vio­lent. On le devient, par une force
intérieure immense. Et cette force, je crains que tous nous ne
la pos­sé­dions pas.


la
révo­lu­tion : inchangées. Voir plus haut ma distinction
(per­son­nelle et toute gra­tu­ite quant aux ter­mes empruntés,
mais qui répond à ce que je pense, à ce que je
sens) entre révo­lu­tion et seule­ment révolte.
J’ajouterai — et c’est bien le plus triste de ma let­tre — que
je crains que (même si le monde ne peut plus être
absol­u­ment comme avant les événe­ments de mai, même
si un effort de con­tes­ta­tion per­ma­nente est fait très
légère­ment par quelques-uns) pour la majorité
des gens qui se sen­taient con­cernés en mai, petit à
petit, les vacances aidant, la révo­lu­tion ne fasse que reculer
devant le besoin de con­fort moral et social. Je crains que l’on
s’endorme. Je crains que l’étudiant, après avoir
acquis une sit­u­a­tion de cadre, oublie. Je crains qu’un jour
prochain d’anciens étu­di­ants ne se retrou­vent et qu’ils
n’évoquent leurs sou­venirs d’antan, leurs sou­venirs des
bar­ri­cades, en se dis­ant : « Dis donc, tu te sou­viens… Que nous
étions jeunes à l’époque ! » Je crains que
le tra­vailleur, lui aus­si, n’évoque ses sou­venirs — comme
mon père évo­quait, avec ses amis du même âge,
leurs sou­venirs com­muns de la guerre 14–18.

Je
crains ce qui s’est passé après, la péri­ode de
grèves des années qui suivirent la Sec­onde Guerre
mon­di­ale : aux pre­mières grèves, tous en étaient.
On fai­sait grève de façon illim­itée. On luttait,
ensem­ble, et tous. On fai­sait grève sou­vent, même. Et
puis, un jour, durant cette fameuse IVe République, les
copains, petit à petit, en eurent marre, de faire grève.
Alors, les grèves furent plus cour­tes et moins suiv­ies. Et
puis, un jour, tou­jours sous la IVe, on ne fit plus grève. On
retrou­va son con­fort. Moral comme matériel. On était
fatigué de revendi­quer. Alors on n’a plus revendiqué.
Et de ça, de cette fatigue, de cette désaf­fec­tion, j’en
ai une peur bleue.

J.
M.


J’ai eu peur du chômage…

Je
n’ai pas par­ticipé aux événe­ments de mai, le
chantier où je me trou­vais, Greno­ble, fonc­tion­nait, et refuser
de tra­vailler durant cette péri­ode m’aurait valu le
licen­ciement sous un pré­texte quel­conque :
l’année
dernière, j’ai été en chô­mage — j’ai
eu peur du chômage.

Mais
si la grève avait con­tin­ué j’aurais fait la grève,
car au bout de deux mois de grève, la guerre civile, à
mon avis, aurait débuté. Je crois que la nouvelle
généra­tion sent en elle un besoin de sécurité,
de jus­tice, d’égalité ; en un mot, elle souhaite que
le soleil brille pour tout le monde, et non pour quelques
privilégiés.

Je
ne sais pas si un jour une société lib­er­taire se
créera, il est pos­si­ble que cela n’arrive jamais, mais ce
que je sais, c’est qu’il est pos­si­ble de la créer.

Nous
avons eu rai­son d’écrire dans « Quelques données
fon­da­men­tales » : « De toute façon devant le
gigan­tisme actuel des forces répres­sives et la mise en
con­di­tion psy­chologique, la vio­lence insur­rec­tion­nelle paraît
impuis­sante…» Il me sem­ble que les événements
de mai ont don­né rai­son à ce paragraphe.

Je
crois que pour celui qui désire œuvr­er pour un social­isme qui
soit au ser­vice de l’individu, l’action non vio­lente est l’unique
moyen d’y parvenir.

Certes
la révo­lu­tion est néces­saire, mais en employ­ant des
moyens non sanglants, en respec­tant la vie de l’adversaire et, si
nous gagnons, en sauve­g­ar­dant sa dig­nité d’homme.

Je
ne pense pas que « le mou­ve­ment se con­tin­ue et qu’il puisse
repren­dre prochaine­ment avec vigueur ». A Greno­ble, lorsque nous
fai­sions des retouch­es à la cité olympique, il nous
arrivait de tra­vailler dans des apparte­ments déjà
habités, tous les gens avec qui nous bavar­dions ont subi la
grève, mais trou­vaient qu’elle ne ser­vait pas à
grand-chose. Sur le chantier de Mar­seille où je me trou­ve, les
ouvri­ers qui ont fait grève (maçons, électriciens,
plom­biers, etc.) regret­tent car ils ne peu­vent pas pren­dre de congés,
et lorsque je leur demande s’ils sont prêts à refaire
la même chose dans quelques mois, ils me deman­dent si je rigole
ou quoi…

Donc
s’il y avait un essai de reprise du mou­ve­ment, ce ne serait que le
fait d’étudiants et de quelques minorités
révo­lu­tion­naires. Je doute fort que les syn­di­cats et les
ouvri­ers recommencent…

R.
N.


indi­vid­u­al­iste libertaire…

J’ai
par­ticipé aux événe­ments de mai à la
Fac­ulté des sci­ences de Mar­seille, c’est-à-dire
qua­si­ment rien fait.

Étant
indi­vid­u­al­iste lib­er­taire, je me suis posé la ques­tion de la
par­tic­i­pa­tion ; en fait, j’ai suivi unique­ment pour faire de la
pro­pa­gande, mais sans croire à une issue val­able. De plus,
j’ai voulu voir, et je suis mon­té à Paris pour cela,
le déroule­ment d’une « révo­lu­tion ». Ce que
j’ai vu m’a con­fir­mé dans mes appréhensions.

Par
con­tre, j’ai beau­coup appré­cié les mobiles
incon­scients ou à demi con­scients du mou­ve­ment car je pense
que la société actuelle doit oblig­a­toire­ment provoquer
des explo­sions con­tre son étouf­fe­ment (ce qui me fait penser
que l’individualisme doit se dévelop­per puis rester
par­al­lèle aux struc­tures oppressives).

P.
J.


dis­cus­sion à par­tir du dra­peau noir…

Ma
par­tic­i­pa­tion aux « événe­ments » a été
fonc­tion à la fois de mon engage­ment, antérieur et de
ma sit­u­a­tion géographique.

En
effet, depuis de nom­breuses années, je tra­vaille dans le cadre
de l’UNEF, d’une part, et dans les milieux lib­er­taires, d’autre
part.

J’ai
donc été tout naturelle­ment con­duit à agir en
mai et juin dans le cadre du mou­ve­ment étu­di­ant tout en
restant en con­tact le plus fréquem­ment pos­si­ble avec les
autres anar­chistes limougeauds (nous avons eu pen­dant les mois de mai
et juin des réu­nions heb­do­madaires du groupe lib­er­taire et
nous nous retrou­vions sou­vent dans la semaine à des
man­i­fes­ta­tions, réu­nions, etc.).

Le
fait que je sois à Limo­ges, où tout a été
calme, où les étu­di­ants n’ont démarré
que trois semaines après Paris, où il n’y a pas eu de
flics et donc pas de trou­bles, a con­tribué à ren­dre mon
activ­ité très dif­férente de ce qu’elle aurait
pu être à Paris.

Pra­tique­ment,
le mou­ve­ment a per­mis un regain très net d’importance et
d’influence de l’UNEF à Limo­ges ; l’AGEL périclitait
depuis de nom­breuses années, et à la faveur du
mou­ve­ment de mai a pu retrou­ver une audi­ence et une activité
longtemps en som­meil : que les exa­m­ens n’aient pu avoir lieu malgré
la volon­té de l’administration et des enseignants de les
faire pass­er est une vic­toire pour nous (Limo­ges compte peu
d’étudiants, 3.000 env­i­ron, pour 120000 habi­tants). Surtout,
nous avons pu défendre, ce que nous n’aurions jamais osé
faire avant, des posi­tions révo­lu­tion­naires dans le cadre de
l’UNEF, en dis­ant claire­ment que notre but, au-delà de la
réforme de l’université, était avant tout le
change­ment de société et la lutte con­tre la société
cap­i­tal­iste. L’ambiance « révolutionnaire »
aidant, nous avons pu entr­er en con­tact avec beau­coup de personnes
qui n’auraient pas été récep­tives dans une
autre sit­u­a­tion, mais qui, en fonc­tion des événements,
cher­chaient à com­pren­dre. J’ai ain­si pu expli­quer à
des étu­di­ants, mais aus­si à des ouvri­ers ou des
enseignants ce qu’est l’anarchisme (j’ai par­ticipé aux
man­i­fes­ta­tions du 13 mai et du 1er juin avec un drapeau
noir, et beau­coup de per­son­nes ont entamé la dis­cus­sion a
par­tir de cette ques­tion du dra­peau). C’est par exem­ple moi qui ai
rédigé un tract con­cer­nant les élec­tions, au nom
de l’AGEL ; j’ai présen­té un débat organisé
sur ce thème et je n’ai pas man­qué de me présenter
comme anarchiste […].

Actuelle­ment,
depuis un mois env­i­ron, un comité ouvri­ers-étu­di­ants a
com­mencé à fonc­tion­ner. Pour l’instant, c’est assez
lim­ité mais je crois que c’est une forme d’organisation
qui peut être très intéres­sante ; d’ailleurs
elle fait déjà peur puisque j’ai été
« inter­viewé » à ce sujet par les
Ren­seigne­ments généraux où j’ai été
men­acé d’être déplacé de Limo­ges si je
con­tin­u­ais à « me met­tre en vedette ». On retrouve
dans ce comité ouvri­ers-étu­di­ants la plu­part des
mil­i­tants du groupe lib­er­taire (ouvri­ers et étu­di­ants), des
gens du PSU et quelques autres sans appar­te­nance poli­tique précise,
mais écœurés par l’attitude de la CGT et du PC au
cours des événements.

L’existence
de ce comité me sem­ble bien illus­tr­er une des premières
leçons que je tire des événe­ments que nous
venons de vivre : la pos­si­bil­ité de col­la­bor­er sur des points
pré­cis avec des gens qui ne sont pas anar­chistes mais peuvent
être d’accord pour agir dans une large mesure avec nous.

Ce
ne me sem­ble pas être pro­pre au plan local ; à Paris,
bien sûr, le meilleur exem­ple en est le 22 mars, où la
JCR col­lab­o­rait avec les anars et ensuite les très nombreux
comités de base ou comités de quarti­er, où
l’étiquette impor­tait peu. Je crois qu’un accord assez
large peut se faire entre les « grou­pus­cules », surtout à
la base (à Limo­ges, un ouvri­er du PCMLF travaille
régulière­ment avec nous).

Je
n’en veux pour preuve que la déc­la­ra­tion de Mury, publiée
dans « le Monde » il y a un mois env­i­ron, où il
expli­quait que le mou­ve­ment de mai avait mon­tré la caducité
de la con­cep­tion du par­ti, avant-garde de la classe ouvrière,
et qu’on avait con­staté au con­traire que la spontanéité
révo­lu­tion­naire était bien préférable,
qu’il s’agissait donc avant tout de fédér­er les
groupes de base. Pour moi, bien qu’évidemment cette
déc­la­ra­tion ne puisse être qualifiée
d’anarchiste, je con­sid­ère qu’elle en recou­vre un des
aspects et que je peux donc tra­vailler avec des gars pro­fes­sant ce
point de vue.

La
sec­onde leçon des événe­ments con­cerne l’action
anar­chiste : il m’apparaît encore bien plus net­te­ment qu’avant
que si nous voulons avoir une action effi­cace nous devons agir dans
le cadre des organ­i­sa­tions syn­di­cales exis­tantes et utilis­er toutes
les pos­si­bil­ités qui nous sont offertes d’exposer notre
point de vue (réu­nions, débats, etc.) sans nous replier
sur nous-mêmes et chercher à agir par l’intermédiaire
d’une organ­i­sa­tion anar­chiste quel­conque. L’organisation
anar­chiste doit être à usage interne (ren­con­tres pour
échang­er des points de vue et des expériences
dif­férentes et dégager cer­taines con­clu­sions), mais ne
pas être util­isée pour élargir notre audience ;
ain­si à Limo­ges, l’expérience que nous avons tentée
et qui con­sis­tait à met­tre sur pied un « Cer­cle d’études
sociales Proud­hon » a été un échec dans la
mesure où les con­férences et les débats que nous
avons organ­isés n’ont attiré que très peu de
per­son­nes, alors que par notre activ­ité de mai et juin, nous
en avons touché beau­coup plus, et plus profondément.

Je
crois que notre tâche main­tenant est de tra­vailler dans le
cadre des groupes de base for­més un peu partout (à
Limo­ges, comité ouvri­ers-étu­di­ants) dans lesquels nous
pour­rons avoir une action ten­dant à faire pren­dre conscience
aux gens de l’aliénation dont ils sont l’objet et où
nous pour­rons pop­u­laris­er les idées-forces qui sont les nôtres
et qui sont rev­enues au pre­mier plein de l’actualité, que ce
soit la lutte con­tre l’autoritarisme sous toutes ses formes, la
grève générale (que l’on tendait à
présen­ter comme périmée et impos­si­ble de nos
jours) etc.; le ter­rain est d’autant plus favor­able qu’il y a une
cer­taine frange de syn­di­cal­istes ou d’autres indi­vidus qui ont été
écœurés par l’attitude du PC et de la CGT. Il s’agit
pour nous d’exploiter ce mécontentement.

Le
prob­lème de la vio­lence m’était tou­jours apparu, et
m’apparaît encore plus aujourd’hui, comme un peu
sec­ondaire, bien qu’il me sem­ble logique­ment qu’il soit
impos­si­ble d’établir par la vio­lence une société
lib­er­taire. Mais dans la mesure où elle n’est pas choisie
par les révo­lu­tion­naires, et où elle est imposée
par le pou­voir, qui décou­vre ain­si sa nature répressive,
il me paraît assez dif­fi­cile de réa­gir autrement. Bien
sûr, l’idéal serait que puis­sent être mis­es au
point des tech­niques non vio­lentes de résis­tance à la
répres­sion, mais cela me paraît dif­fi­cile à
établir et surtout à faire met­tre en pra­tique par une
masse non avertie.

Je
sig­nale au pas­sage que si je suis objecteur de con­science, c’est
plus parce que l’armée représente le lieu d’élection
de l’autorité hiérar­chisée et de la
réi­fi­ca­tion de l’homme (réduit à l’état
de machine), et parce que c’est le moyen qui per­met à l’État
d’exister, que pour mes con­vic­tions non vio­lentes, qui ne sont
mal­gré tout pas absentes.

J.-F.
P.


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