La Presse Anarchiste

Naissance des dictatures

De
souche patrici­enne, C. J. Bur­ck­hardt, cousin du grand historien
bâlois qui fut lié d’amitié à Nietzsche,
est surtout con­nu hors de Suisse, pour avoir occupé la charge
de haut-com­mis­saire de la SDN à Dantzig lors de la crise qui
devait aboutir à la cat­a­stro­phe de la Sec­onde Guerre mondiale.
His­to­rien, essay­iste et poète, il est également
l’auteur du plus grand nom­bre des let­tres com­posant le vol­ume de
Cor­re­spon­dance où l’on a recueil­li l’échange
épis­to­laire qui de 1919 à 1929 (date de la mort du
grand poète autrichien), eut lieu entre lui et Hugo von
Hof­mannsthal. Cet admirable vol­ume (éd. S. Fis­ch­er, 1956)
doit, si nous sommes bien infor­mé, paraître en
tra­duc­tion française chez Plon. Quelques-unes des let­tres qui
y fig­urent ont d’ailleurs déjà été
pub­liées, dans une ver­sion française, par le cahi­er de
print­emps (1958) de la revue romaine Bot­teghe Oscure. Celle
que l’on va lire, que C. J. Bur­ck­hardt nous a aimable­ment autorisé
à don­ner ici dans notre tra­duc­tion, a été écrite
immé­di­ate­ment au retour de la mis­sion dont son auteur avait
été chargé par le Comité inter­na­tion­al de
la Croix-Rouge auprès de Moustapha Kémal, afin
d’essayer de résoudre le moins douloureuse­ment pos­si­ble le
cru­el prob­lème soulevé par la dépor­ta­tion en
masse (la méth­ode fera école!) des pop­u­la­tions grecques
d’Asie Mineure, à la suite de la guerre qui venait d’opposer
la Grèce et la Turquie. Si nous avons tenu à publier
cette let­tre, c’est, on s’en ren­dra compte, en rai­son de son
car­ac­tère mal­heureuse­ment prophé­tique quant à
l’avènement de ces dic­tatures mod­ernes qui, depuis, n’ont
que trop con­tin­ué et con­tin­u­ent encore à déterminer
le des­tin de notre espèce.

S.

*
* * *

Let­tre
à Hugo von Hofmannsthal

Venise,
le 4 août 1923

Cher
Mon­sieur et Ami,

Tout
a une fin. Je suis venu ici en bateau, de Con­stan­tino­ple, ai fait à
Athènes une halte d’une heure et demie, très tôt,
juste le temps de remet­tre rap­port et listes au min­istère des
Affaires étrangères, de rester une demi-heure tout a
fait seul, dans l’indicible lumière mati­nale, sur la colline
du Parthénon, puis de retourn­er à bord ; ensuite, après
le pas­sage du canal de Corinthe, un jour à Cor­fou, avant la
remon­tée de l’Adriatique.

Tout
est allé soudain très vite et prit beau­coup moins de
temps que je n’avais comp­té. Le lende­main de ma lettre
morose de Con­stan­tino­ple arrivait la réponse d’Ankara. Un
jour plus tard, vers le soir, j’étais à Brousse, d’où
nous gag­nâmes en voiture Eski-Cheir, où les chiens
arrachaient à la pous­sière des pistes des cadavres
grecs. D’Eski-Cheir à Ankara en chemin de fer. Nous sommes
restés vingt-qua­tre heures dans la nou­velle capitale,
aggloméra­tion de huttes d’argile ; le lende­main, après
de brèves négo­ci­a­tions heureuse­ment con­clues, nous nous
met­tions en route dans deux petits camions Berli­et ; nous avons
par­cou­ru l’Anatolie dans tous les sens, dor­mant à la belle
étoile ou dans des car­a­van­sérails, et avons trouvé
les pris­on­niers dans un état lam­en­ta­ble, presque tous atteints
de la malar­ia, et dis­per­sés un peu partout ; c’est presque
par hasard que j’ai décou­vert à Césarée
le généralis­sime et tout son état-major. Nous
avons habité un cer­tain temps chez des religieux musulmans
dans un admirable monastère, tra­ver­sé le désert
de sel, ren­du vis­ite, dans Konieh la seld­joucide, au grand-maître
des der­vich­es, été à Adana, à Magnésie ;
dans Smyrne rav­agée, nous avons séjourné à
plusieurs repris­es et organ­isé les débuts du
rap­a­triement des pris­on­niers de guerre. Il a même été
pos­si­ble d’obtenir une cer­taine mod­éra­tion dans la mise en
œuvre de l’effroyable exode imposé à la population
civile grecque. J’ai noté un peu tout cela, mais, selon
l’usage en vigueur au Comité inter­na­tion­al, devrai le garder
pour moi ; ai aus­si, sur le bateau, rédigé quelques
notes sur cer­tains con­tacts humains, les paysages, les vieilles
murailles et les mœurs anci­ennes. Peut-être y jet­terez-vous un
coup d’œil.

Tout,
dans notre généra­tion, est adieu. Nos successeurs
immé­di­ats auront la tâche plus facile : le meilleur de ce
qui fut sera oublié. Lorsque dis­parut le Saint-Empire romain
ger­manique, il n’était déjà plus qu’une
ombre, à tel point que Goethe, en 1806, nota pure­ment et
sim­ple­ment qu’il avait cessé d’exister. Mais nous avons,
quant à nous, vécu la fin de votre pays en une heure où
il était encore vivant, été les témoins
de l’effondrement de l’Empire, à peine né, des
Hohen­zollern, de celui des Romanof, et c’est à peine si nous
avons pris con­science que main­tenant, en ces années mêmes,
l’immense empire ottoman, héri­ti­er de Byzance, réceptacle
des civil­i­sa­tions arabe, perse et grecque, s’est brisé. Il y
a aujourd’hui un Etat nation­al turc gou­verné par un
dic­ta­teur jacobin. Ouvrant sur le monde le regard du tigre,
ensom­meil­lé mais en même temps aigu comme la pointe d’un
couteau, Moustapha Kémal est un red­outable chef de partisans,
un grand sol­dat qui, avec des forces net­te­ment inférieures,
reje­ta à la mer, à Gal­lipoli, les troupes de Churchill
— et, dans les con­di­tions les plus dif­fi­ciles, grâce aux
incom­pa­ra­bles ver­tus mil­i­taires des paysans d’Anatolie, remporta
vic­toire sur vic­toire, puis, dans sa haine de la richesse
supra­na­tionale du vieil empire, s’est retranché dans le plus
étroit des nation­al­ismes. Il fait du
kul­turkampf, ferme
les mosquées et les monastères, pend les prêtres,
les moines et les nota­bles, a com­mencé l’œuvre effroyable
du déracin­e­ment et de la dépor­ta­tion de très
vieux peu­ples, mas­sacre Arméniens, Kur­des et Tcherkess­es. Les
puis­sances vic­to­rieuses, tout occupées, à se soupçonner
et à se men­tir mutuelle­ment, restent pas­sives. Il fera école.
Son style est déjà celui de demain. C’est un homme de
ce temps-ci : bois­sons fortes, jazz et le reste. Il inau­gure une
époque ; de plus puis­sants vien­dront après lui. Avant
tout com­mence avec cet homme un mou­ve­ment asi­a­tique auprès
duquel tout ce dont nous enten­dons dis­courir touchant les droits
démoc­ra­tiques, les amélio­ra­tions sociales, les missions
d’hygiène, les reven­di­ca­tions de fron­tière ou les
marchandages à pro­pos de pét­role, sem­ble autant de
petits orages sur une mer intérieure, com­paré aux
cyclones océaniques qui se pré­par­ent en Asie et dont le
déchaîne­ment empli­ra tout le siè­cle. De tous les
explosifs, le nation­al­isme est le glus puis­sant. Je puis donc dire
que je n’ai pas seule­ment pris con­gé du passé, mais
assisté au début d’événements dont les
con­séquences dépasseront infin­i­ment tout ce que nous
pou­vons faire entr­er dans nos caté­gories désuètes.
Lorsque, à ce monde en érup­tion, nous opposons le mot
plain­tif, le mot lyrique d’Occident, nous ne faisons guère
preuve de grande lucid­ité. Nous devri­ons tou­jours demander :
l’Occident de quel Ori­ent ? Ou bien : quel pays est-il donc, cet
Occi­dent qui, à côté de tout ce qu’il sait
faire, de tous ses arts, de toutes ses con­nais­sances, n’a su
engen­dr­er en lui-même que d’inexpiables rivalités ?

Mais
je vais bien­tôt vous revoir et enfin pou­voir à nouveau
par­ler à quelqu’un qui voit aus­si ces choses invis­i­bles aux
autres, ces choses dont ils croient, eux, qu’on les invente, alors
qu’elles sont effec­tive­ment trou­vées au prix du plus grand
effort. D’avance, je me réjouis infin­i­ment de nos longues
soirées.

En
toute cor­diale et recon­nais­sante amitié,

Votre

CJB

(Carl
J. Burckhardt)


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