(Déclaration
— document de travail — du Conseil de l’IRG, Vienne, 12 – 17 août
1968)
L’Internationale
des résistants à la guerre est avant tout un mouvement
pour la liberté. Liberté de vivre sans la faim, la
guerre, la maladie et la misère, liberté de vivre sans
être soumis à une exploitation économique,
sociale, raciale ou culturelle, liberté pour l’individu de
s’exprimer et d’épanouir pleinement ses facultés
créatrices d’être humain, liberté de développer
ses aptitudes sociales — capacité si souvent comprimée
et déformée par des structures autoritaires — qui
permet aux hommes de vivre en commun et de s’élever
au-dessus de leur égoïsme.
Cette
conviction est le fondement de notre opposition à la guerre et
aux systèmes qui exploitent et corrompent tels que le
colonialisme, le capitalisme, le communisme totalitaire. En fait,
cette conviction fondamentale a ses répercussions dans tous
les domaines de l’activité humaine. Nous voulons un système
d’éducation qui libère l’esprit humain au lieu de
le figer, nous voulons une organisation économique
démocratique qui implique l’autogestion des producteurs.
Nous travaillons rien moins que pour une révolution non
violente totale. Notre pacifisme et notre résistance à
la guerre s’insèrent dans cette vision globale de l’homme
libéré.
Une
révolution violente crée une structure sociale
violente : après avoir tué ses ennemis, on en arrive
facilement à tuer ses amis lorsqu’ils adoptent des positions
« erronées ». Lorsqu’on a une fois pris les armes,
il est difficile de les déposer. Si la violence peut avoir,
comme l’exprime Fanon, un effet libérateur sur les opprimés,
elle a également un effet traumatisant. On nous dit qu’une
révolution non violente serait une méthode trop lente
et que la violence mènerait plus rapidement à la
justice et à la liberté. Est-ce bien certain ? Au
Vietnam, une lutte violente fait rage depuis 22 ans sans interruption
et plus d’un million de Vietnamiens ont été tués…
et la révolution n’a pas encore triomphé.
Il
est facile, face à la brutalité et à
l’inhumanité des agissements américains au Vietnam et
face au soutien américain à des régimes
oppresseurs dans d’autres parties du monde, de nous laisser
aveugler par la colère au point que nous en oubliions
quelques-unes des leçons de notre siècle. Ceux qui se
sont servis de la guerre pour répondre à l’Allemagne,
à l’Italie et au Japon ne devraient pas oublier que 50
millions d’êtres humains ont péri dans cette lutte. Le
peuple américain qui est entré dans cette guerre avec
un idéalisme certain et qui était indigné par la
cruauté des Allemands et des Japonais a lâché
deux bombes atomiques à la fin de la guerre ; il était à
ce moment-là tellement insensibilisé que jusqu’à
ce jour il n’a encore ressenti aucune culpabilité nationale.
Nous devrions garder présente à l’esprit l’héroïque
expérience révolutionnaire du peuple russe qui commença
par avoir le soutien moral de pratiquement tous les mouvements
progressistes du monde et qui produisit un État qui en arriva
à tuer des millions de ses propres citoyens au cours des
purges et dans des camps de travaux forcés, opprima les
nations de l’Europe de l’Est et qui aujourd’hui encore
emprisonne des écrivains qui veulent exercer les libertés
les plus élémentaires.
Nous
devons demander à nos frères et à nos sœurs des
mouvements de libération violents s’ils sont certains que
les effusions de sang de leur révolution peuvent amener une
société juste et s’ils croient que l’expérience
russe est seulement le résultat de fautes théoriques,
d’erreurs tactiques et de l’intervention occidentale (lesquelles
furent certainement des facteurs), ou si cela ne vient pas dans une
large mesure, de l’erreur fondamentale de penser que la violence
pouvait amener la justice et la liberté et résoudre les
problèmes économiques et sociaux.
L’homme
n’est pas libre quand il est soumis à la violence, par
conséquent la lutte contre la violence doit être vue
dans le contexte d’un effort révolutionnaire pour libérer
l’humanité. La violence prend des formes variées, et
à côté de la violence directe des fusils et des
bombes, il existe une violence silencieuse de la maladie, de la faim
et de la déshumanisation des hommes et des femmes soumis aux
systèmes d’exploitation.
Bien
que nous n’ayons pas de réponse à bien des problèmes
révolutionnaires, nous disons que les hommes ne devraient pas
utiliser la violence organisée que ce soit au cours de
révolution, de guerre civile on de guerre entre nations. Si on
nous dit que notre position est utopique et que les hommes ne peuvent
se tourner vers la non-violence qu’une fois la révolution
faite, nous répondons qu’à moins de s’en tenir
fermement à la non-violence dès maintenant, le jour ne
viendra jamais où, tous, nous pourrons apprendre à
vivre sans violence.
Les
germes de l’avenir sont ici, aujourd’hui dans nos vies et nos
actions.
Mais
notre attachement inébranlable à la non-violence ne
signifie nullement que nous sommes hostiles aux mouvements
révolutionnaires de notre temps, même si sur certaines
données fondamentales nous pouvons être en désaccord
avec eux. Il nous est impossible d’être moralement « neutres »
par exemple dans la lutte entre le peuple vietnamien et le
gouvernement américain, pas plus que nous ne pouvions être
moralement « neutres » il y a douze ans dans la lutte entre
le peuple de Hongrie et le gouvernement de l’Union soviétique.
Nous
ne soutenons pas les moyens violents utilisés par le FNL et
Hanoï, mais nous soutenons leur objectif de libération du
Vietnam de toute domination étrangère. Nous mettons
l’accent en particulier sur notre soutien à nos amis du
mouvement bouddhiste, qui au prix d’énormes risques et avec
un soutien négligeable de l’opinion mondiale ont recherché
l’auto-détermination sans utiliser la violence. Il est
particulièrement important pour les pacifistes de maintenir un
contact étroit avec ces éléments des mouvements
révolutionnaires qui s’en tiennent à la non-violence.
Nous
ne voulons pas être romantiques au sujet de la non-violence et
nous connaissons mieux que quiconque ses aléas. Mais nous
demandons à nos amis qui ont le sentiment de ne pas avoir
d’autre choix que celui d’utiliser les moyens violents pour leur
libération de ne pas ignorer les problèmes qu’ils
rencontrent. La violence de la révolution détruit les
innocents de la même façon que la violence de
l’oppresseur. Le soldat américain au Vietnam n’est pas la
cause de l’impérialisme américain mais seulement son
agent. Tout comme les Vietnamiens qu’il opprime, il est victime de
l’impérialisme américain ; de plus, des civils
innocents sont inévitablement tués au cours de la
lutte. On doit faire une nette distinction entre la violence des
Américains qui est criminelle et celle des Vietnamiens qui par
contraste est tragique. Nous devons tenir compte des arguments de
ceux qui critiquent les pacifistes parce qu’ils n’ont pas de
réponse au problème de l’Afrique du Sud, par exemple ;
nous en avons conscience et nos propres limites nous préoccupent
fort. Mais si chacun des mouvements non violents a échoué
jusqu’à maintenant, il en a été de même
de tout mouvement violent.
Il
y a des moments dans l’histoire où nous rencontrons des
situations qui ne peuvent pas être immédiatement
résolues par la violence ou la non-violence. En Espagne, par
exemple, il y a eu pendant les vingt dernières années
des appels organisés pour une action violente contre Franco et
cependant Franco a toujours le pouvoir. Le meurtre de Martin Luther
King a été souvent cité pour mettre en évidence
la défaite définitive de la non-violence. Mais peut-on
dire que le meurtre de Che Guevara met en évidence la défaite
décisive de la violence en Bolivie ?
Nous
rappelons à tous les pacifistes et à toutes les
sections de l’IRG que la plus grande contribution que nous
puissions apporter aux mouvements de libération n’est pas de
se mêler aux débats pour savoir si ces mouvements
doivent utiliser la violence, mais de travailler activement à
mettre fin au colonialisme et à l’impérialisme en
s’attaquant à ses bases à l’ouest car ce sont
celles-ci qui entraînent les peuples vers la tragédie de
la violence et, semble-t-il, ferment à beaucoup d’entre eux
les méthodes de révolution sociale progressives et non
violentes.
Une
des raisons fondamentales qui nous fait tenir à la
non-violence, même si celle-ci a apparemment échoué
ou même si elle ne peut offrir une réponse toute faite,
c’est que la révolution non violente ne recherche pas
seulement la libération d’une classe, d’une race ou d’une
nation, elle recherche la libération du genre humain. Notre
expérience nous montre que la violence déplace le
fardeau de la souffrance et de l’injustice d’un groupe à
un autre, qu’elle libère un groupe mais en emprisonne un
autre, qu’elle détruit une structure autoritaire mais en
crée une autre.
Nous
saluons nos frères et nos sœurs des différents
mouvements de libération. Nous travaillerons avec eux quand
cela sera possible mais sans abandonner notre conviction que les
bases du futur doivent être fondées dans le présent,
qu’une société sans violence doit commencer avec des
révolutionnaires qui n’utiliseront pas la violence.