Nous
sommes particulièrement heureux de citer ici les lignes
suivantes d’A. P., parues dans le numéro 9 de Noir et
Rouge (cahiers hectographiés publiés par les
Groupes anarchistes d’action révolutionnaire). Elles
figurent dans une lettre à la rédaction à
propos du problème « Nationalisme et anarchisme ».
Bien sûr, la rédaction se distance du point de vue de
notre camarade, alors qu’il nous paraît à nous, qui ne
saurions adopter les machiavélismes léniniens ou
apparentés au point d’encourager jusque dans leurs
égarements les peuples dits coloniaux, le seul défendable.
On peut condamner Sakhiet et toute la politique de force du régime
actuel en Algérie, sans applaudir pour autant aux obsessions
ethniques des victimes. C’est justement parce que, pour nous les
opprimés d’Afrique sont des hommes comme les autres, qu’ils
ont droit à une vérité humaine générale.
Et c’est en ce sens qu’A. P. écrit :
« Une
revendication à l’indépendance n’a un potentiel
humainement libérateur (A. P. écrit « anarchiste »
— et la transposition ici proposée n’implique nullement
une prise de distance, on se l’est uniquement permise dans le seul
souci que la pensée qu’elle implique soit également
comprise en dehors d’une discussion « interne ») que si
elle exclut toute idée et toute pratique de ségrégation,
d’expulsion des minorités, d’unitéisme doctrinal,
de monopolisation politique (bref d’épuration), et la
barbarie étrangère (les trusts soviétiques,
l’AVO, la bureaucratie politique communiste en Hongrie). Cela
suppose une permanence des forces autochtones, l’intégrité
des puissances vitales d’une culture ethnique prête à
s’épanouir au premier signe de renouveau. Aucun terrorisme
n’était nécessaire pour détacher le Hongrois
de l’occupant et le forcer à rallier l’insurrection. En
Algérie, et dans la métropole, les tueurs du FLN usent
de contrainte et de terreur surtout envers leurs propres frères
musulmans. Ils vérifient la constatation anarchiste selon
laquelle le premier oppresseur de l’individu, c’est toujours, à
l’occasion des luttes de pouvoir entre groupes rivaux, le groupe
même, dont il fait partie. »
* *
* *
A
deux reprise, le Contrat social a réévoqué
la question controversée de la paternité du « Catéchisme
révolutionnaire », attribué tantôt à
Netchaïev tantôt à Bakounine. Problème qui
n’a pas seulement un intérêt académiquement
historique, mais ne laisse pas d’être assez brûlant au
point de vue de la juste compréhension du climat psychologique
russe prérévolutionnaite et donc de la genèse
spirituelle des révolutionnaires russes en général
comme, en particulier, du bolchevisme et de ses séquelles.
Aussi peut-on regretter que les historiens qui rédigent, avec
grand sérieux, le Contrat social, n’aient peut-être
pas fait assez la distinction qui s’impose entre les passions et
idiosyncrasies d’un homme comme Bakounine et sa pensée
réfléchie. Mais, d’autre part, à notre avis du
moins, les Cahiers du socialisme libertaire de Gaston Leval,
dans leurs protestations contre les articles en cause, ont trop
personnalisé la question. Comme j’ai eu l’occasion de
l’écrire à Leval : Bakounine est une chose, et le
bakounisme en est une autre. Faire, à tort ou à raison,
telle ou telle constatation sur la vie de ce très grand homme,
n’engage pas ipso facto la valeur de sa pensée. C’est
elle, avant tout, qui nous intéresse, tout comme elle comptait
infiniment plus pour Bakounine que sa propre personne.
* *
* *
Il
y a des choses utiles dans le Bulletin de l’association des amis
de Romain Rolland. Par exemple, dans le n° 42, une analyse
d’une étude sur Romain Rolland et Nietzsche parue en
allemand dans « Deutschland-Frankreich » (Ludwigsburg), ou
encore le texte d’un article intitulé « Romain Rolland
et Spinoza », publié d’abord dans la Revue de
littérature comparée. Mais les manifestations de
l’Association elle-même, si touchantes qu’en soient les
intentions, laissent parfois rêveur. Vu les prises de position
officielles de Rolland au temps de Staline, il est peut-être
normal (et encore — depuis il y a eu le 20e congrès et la
Hongrie…) qu’un Moussinac, communiste bon teint, puisse encore
être chargé par une collection de disques d’écrire
le texte introductif pour « Le 14 Juillet de R. R. » et que
le bulletin se complaise à nous en donner de longs extraits
(n° 43, pp. 8 – 10). Glissons… Mais quand, p. 3, nous apprenons
que la maison de Vézelay, le 14 juillet 57, a reçu la
visite d’un groupe de « conférenciers professionnels »
(il paraît que cela existe), dont l’union a été
fondée par certain président honoraire de l’Association
des Ecrivains Combattants, il est bien difficile de ne pas en
demeurer pantois. Et que dire lorsqu’à la page 8 on nous
confie que les morceaux de musique accompagnant l’enregistrement du
« 14 Juillet » ci-dessus mentionné, ont été
exécutés par la… Chorale de la préfecture de
police et la Musique des gardiens de la paix. Rolland a beau, à
la fin, avoir déçu ses plus vieux amis, il n’avait
quand même pas mérité cela.
* *
* *
La
Tour de feu a enfin publié son « Salut à la
tempête ». J’ai déjà expliqué ici
pourquoi il ne m’avait pas été possible d’accepter
l’offre amicale que Pierre Boujut m’avait faite de collaborer
à ce numéro, dont le thème me paraissait
bien peu défendable. Maintenant que je l’ai sous les yeux,
je le pense encore davantage, quelque peu gêné que je
sois pour le dire, vu la générosité dont Pierre
Boujut fait preuve à mon égard en m’y dédiant
son « Salut par la tempête ». La gentillesse de
Boujut ne peut pourtant pas me désarmer au point de m’empêcher
de lui dire qu’il n’a absolument rien compris aux raisons dont
j’avais appuyé mon refus. Je ne m’y étendrai plus
et me contenterai de le prier de bien vouloir me relire. Peut-être
cessera-t-il alors de croire que je lui refais (sans être ni
professeur ni savant) « l’éternelle querelle des
professeurs contre les amateurs… des savants contre les poète ».
A en juger par la nébuleuse d’idées et de sentiments
qui rallie la « pensée » des excellents garçons
groupés autour de la Tour charentaise, la « tempête »
qu’ils saluent (alors qu’ils ont cette grâce de ne pas
croire — les dieux puissent-ils leur donner raison — à la
catastrophe d’une autre guerre), c’est l’imminente révolte
des « forces secrètes de la vie » contre notre
hypertechnicité. En d’autres termes, ils ont, comme nous
tous, l’angoisse de sentir approcher l’avènement définitif
de ce que l’excellent critique réactionnaire Robert Poulet
appelait récemment de façon si pertinente un
« néanderthal climatisé» ; autrement dit
d’une « civilisation » à l’américaine ou
à la russe, essentiellement technocratique. Moi-même,
j’ai revendiqué là-contre, dans un ancien petit
livre, le « droit au malheur » de l’homme, c’est-à-dire
qu’on lui en laisse le choix, au lieu de prétendre lui
imposer un quelconque « bonheur » préfabriqué.
Mais pour sortir de notre commune angoisse, nos bons amis de la
Tour commencent par la nier. C’est de la méthode Coué,
en somme. Non, répondront-ils, c’est notre vision poétique.
Je leur en demande bien pardon, mais je crois être moi-même
assez en communion avec les poètes pour savoir que la poésie
est, d’abord, vision de ce qui est — catastrophe y comprise.
* *
* *
Diable,
j’enfonce des portes ouvertes, car ce que je viens d’écrire
là revient tout bonnement à dire que l’on ne fait
rien de valable sans une exigeante prise de conscience. Je n’en
veux pour preuve, entre autres, que le progrès très
sensible que me semble marquer une revue comme les Lettres
nouvelles. Tout se passe comme si la douloureuse aventure de la
déstalinisation ratée avait amené les écrivains
qui les rédigent à une lucidité croissante. Que
Maurice Nadeau me pardonne de sembler ici me donner le ridicule de
lui décerner un satisfecit, mais je m’en voudrais de ne pas
enregistrer que ses « En marge », par exemple, attestent
d’une façon bien heureuse cette recherche de la prise de
conscience qui, seule, justifie nos efforts, à nous tous qui
nous mêlons de publier. Puisque j’en suis à parler des
Lettres nouvelles, je tiens à signaler (dans les
numéros de février et mars) le récit de Claude
Simon intitulé le Cheval : rarement la malédiction
de la guerre nous a été, sans discours ni
grandiloquence, rendue aussi directement présente, aussi
utilement exécrable.
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Également
dans les Lettres nouvelles (numéro de mars), signalons
une lettre publiée sans signature, qui nous paraît
d’autant plus exiger d’être mentionnée ici qu’elle
rejoint étrangement l’inspiration du poème de Fontol
qui ouvre le présent cahier. Ecrite, comme le poème, au
lendemain du bombardement de Sakhiet, elle émet et voudrait
lancer l’idée de la France dissidente. On y peut lire
en effet : « En des temps quelque peu heureux, il y aurait 500 000 manifestants devant l’Élysée pour demander, non :
pour exiger la démission de ce gouvernement, la mise à
pied des officiers responsables et l’offre de réparations
immédiates au gouvernement de Tunis… Et aussi pour (oser)
« profiter » du drame pour renoncer enfin à la
recherche, en Algérie, d’une solution de force.
Naturellement, il ne se passera rien. C’est-à-dire que la
course à l’abîme et au déshonneur va continuer.
Alors, est-ce que personne n’a pensé à ceci : essayer
de créer un mouvement dit, par exemple, la France
dissidente, dont tous les membres s’engageraient, pour tout
le temps que la France officielle continuerait en notre nom (
criminelles idioties, à ne plus entretenir de rapports qu’avec
ledit mouvement : qu’il s’agisse de payer des impôts ou de
demander nos passeports et papiers en général, etc. »
Utopie ?
La
revue, en tout cas, ne paraît point le penser ; provisoirement,
elle ajoute : « Si nous avions la force de former la France
dissidente, nous aurions eu le courage d’aller devant l’Élysée,
celui de jeter M. Lacoste en prison. Pour le moment, la France
dissidente, nous ne pouvons que la porter dans notre cœur. Nous
commençons cependant d’y être fort attachés, et
il est dans nos moyens de nous efforcer de parler en son nom, de
mesurer la portée de notre langage à cet idéal
qui, il y a moins de vingt ans — nos provisoires seigneurs s’en
souviennent peut-être — s’est assez remarquablement
incarné. »
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Tempo
Presente, la revue romaine que publie Silone, est sans doute
possible la meilleure des revues de niveau international qui voient
aujourd’hui le jour. Signalons spécialement dans le numéro
de janvier un article de Silone sur « Thomas Mann et la
politique ». Jamais peut-être n’avait-on encore mieux
défini la cécité politique fondamentale du
célèbre écrivain (Silone eût pu ajouter
que ce degré-là d’«innocence » est propre
à certaine intelligentsia allemande). Le tout d’ailleurs
écrit avec une justesse de ton qui ne dément jamais le
respect dû au « prince en exil » que fut Thomas Mann
— moins un prince de l’esprit qu’un prince de l’art. Du moins
pensé-je que Silone a profondément raison quand il dit
voir dans l’auteur de la Montagne magique plus un grand
artiste qu’un grand poète et un grand romancier.
S.