La Presse Anarchiste

Restons non violents

Les
évé­ne­ments de ces der­niers mois, mai-juin 1968, la
révolte des étu­diants dans les nom­breux pays du monde
entier et la grève géné­rale qui explo­sa en
France plus par­ti­cu­liè­re­ment ont remis la non-vio­lence à
l’ordre du jour. Certes, par­mi les par­ti­sans de cette non-violence,
cer­tains ont été dure­ment secoués par la
résis­tance et l’action d’étudiants et d’ouvriers
venus les rejoindre, ce qui ame­na ces non-vio­lents à revoir
leur position.

Rien
de plus logique, rien de plus natu­rel. Dans pareille situa­tion, les
idées bouillonnent, les consciences ont besoin de s’éclairer.
Des revi­re­ments, des mises au point de l’idéologie
s’ensuivent. Pour cer­tains non-vio­lents, leur tac­tique de
résis­tance ou de lutte non vio­lente contre les forces
d’autorité fut remise en ques­tion. Elle le serait à
moins, il faut le recon­naître en toute objec­ti­vi­té. Mais
dans l’entre-temps, les évé­ne­ments furent tragiques.

Fai­sons
le point.

L’escalade
de la vio­lence est due à la pro­vo­ca­tion des ser­vices d’ordre
du gouvernement.

Il
n’y a là rien d’anormal. Non-vio­lents, nous savons que
tous les États de gauche ou de droite sont pro­mo­teurs de
violence.

Les
heurts entre mani­fes­tants et poli­ciers sont de trop grande tradition
pour qu’on puisse en dépar­ta­ger les responsabilités.

Il
nous suf­fit de com­pa­rer l’attirail, l’allure, la tenue,
l’armement de la police tou­jours pro­vo­cante, aux mani­fes­tants, les
mains nues, pour com­prendre les bagarres, les troubles, résultats
de l’attitude des autorités.

Reste
à étu­dier la colère des uni­ver­si­taires. Les
conflits des géné­ra­tions sont les vrais mobiles qui
font écla­ter ces débuts de révo­lu­tion, mettant
la civi­li­sa­tion en cause. Les fau­teurs de vio­lence, comme les
fau­teurs de guerre, ne sont pas les peuples, mais de tout temps les
Églises et les États ; nous ne devons pas l’oublier !

Que
des mil­lions de tra­vailleurs décident alors de répondre
aux pro­vo­ca­tions gou­ver­ne­men­tales par une grève générale
et l’occupation des usines, rien n’est plus jus­ti­fiable. La
socié­té est malade : les étu­diants veulent
construire un monde moderne, veulent être trai­tés comme
des hommes, contestent la socié­té de consom­ma­tion. De
Gaulle lui-même veut que l’université s’adapte aux
réa­li­tés modernes — ceci dit après coup !

Mais
que devient la non-vio­lence dans tout cela ?

Si
elle a été mal­me­née et si elle a fait perdre les
pédales à cer­tains, c’est une rai­son d’en
exa­mi­ner la struc­ture et la phi­lo­so­phie qui pour­raient être
contes­tées. Il est cer­tain que l’histoire est marquée
par des siècles de vio­lence et ce mythe de la force n’est
pas prêt de s’estomper. Chaque fois que les non-violents
déve­loppent une pro­pa­gande en faveur de leur thèses,
nous consta­tons des réac­tions de vio­lence inouïes qui
s’amplifient de plus en plus, comme en témoignent les
as­sassinats de Gand­hi et de Mar­tin Luther King. La violence
reste la fonc­tion per­ma­nente uti­li­sée par les États et
les gou­ver­ne­ments pour promou­voir les guerres et garantir
l’ordre social.

Dans
l’analyse des évé­ne­ments récents, les mêmes
sophismes repa­raissent : l’indispensable vio­lence accou­cheuse de
socié­té nou­velle, la vio­lence néces­saire à
la lutte sociale, la vio­lence obli­ga­toire pour com­battre la violence.
Rien n’est plus con­testable cependant !

Mais
nous aurions mau­vaise grâce de pen­ser que la non-violence
pren­dra le pas sur la vio­lence, parce que telle est notre volonté.
Nous avons en face de nous la vio­lence orga­nisée : police,
armée ; avec nous, des élé­ments restés
par­ti­sans de la lutte vio­lente, sauf une petite mino­ri­té qui
essaye d’initier la non-vio­lence. Ces der­niers n’ont guère
été sui­vis. Mais cela ne signi­fie point que les
méthodes vio­lentes triomphent.

Ce
qu’on peut hélas ! repro­cher à ceux qui luttent à
nos côtés et avec nos méthodes, c’est leur
manque de réso­lu­tion dans leur action : arrêt du travail,
occu­pa­tion des usines. De plus ils axent mal­heu­reu­se­ment leurs
reven­di­ca­tions sur les augmen­tations de salaires ou la
délé­gation de leurs pou­voirs à des
repré­sen­tants d’organisations syn­di­cales politisées,
qui solli­citent l’accord du pou­voir, pour sanc­tion­ner leur
misère, grâce au sala­riat. Quelle aberration !

Cela
se solde, à chaque coup, par des tra­hi­sons rehaussées
d’insultes, de mises en garde tou­jours les mêmes. Le clan des
pro­vo­ca­teurs n’est pas où cer­tains veulent le signaler.

God­win
a écrit jadis avec rai­son, dans « Recherches sur la vertu
et le bon­heur de tous » : « La force des armes sera toujours
sus­pecte à notre enten­de­ment, car les deux par­tis peuvent
l’utiliser avec la même chance de suc­cès. C’est
pour­quoi il nous faut abhor­rer la force. En des­cen­dant dans l’arène,
nous quit­tons le sûr ter­rain de la véri­té et nous
aban­don­nons le résul­tat au caprice et au hasard. »

Il
se peut, pour les Fran­çais plus par­ti­cu­liè­re­ment férus
de jaco­bi­nisme, que cette non-vio­lence paci­fique ne trouve
appro­ba­tion chez les révo­lu­tion­naires roman­tiques. Mais que
signi­fie encore aujourd’hui ce genre de révolutionnarisme !

Ce
qu’il ne faut sur­tout pas confondre dans la lutte, c’est la
vio­lence tra­di­tion­nelle et l’action directe, celle-ci reste en tous
points valable. « Rien sur cette terre n’a jamais été
accom­pli sans action directe. » Cette pen­sée de Gandhi
prend toute sa rigide signi­fi­ca­tion aux heures dou­lou­reuses que vit
le monde ouvrier.

Reli­sons
donc les clas­siques de l’action directe, syndicalistes,
socia­listes, anar­chistes, non pour les admettre en bloc comme des
guides indis­cu­tables, mais au contraire pour les repen­ser après
un demi-siècle d’évolution sociale. Ne per­dons pas de
vue l’essentiel, à savoir que si le syn­di­ca­lisme peut être
un des fac­teurs de libé­ra­tion humaine, il doit être
débar­ras­sé des sco­ries de la poli­tique et de la
vio­lence. Le dis­cré­dit jeté sur ces méthodes
déter­mine les échecs suc­ces­sifs qui s’accentueront
dans l’avenir.

Révo­lu­tion­naire,
le syn­di­ca­liste l’est et doit le res­ter, parce que anticapitaliste
d’abord, apoliti­que ensuite, et anti­éta­tique en
fin. Hors de cette concep­tion d’une bonne logique, l’action ne
peut que s’étioler, puis s’adapter aux normes d’une
socié­té, dont les buts sont aux anti­podes de la liberté
et de la léga­li­té sociale. P.-J. Prou­dhon ajou­tait dans
« La Jus­tice sociale » :

« Nous
ne pou­vons pas déses­pérer, ni culti­ver une foi de
char­bon­nier ; le monde ne s’est pas fait en un jour. Ce n’est pas
parce qu’à cer­taines heures on a quelques défaillances
dans ses concep­tions qu’on doit y renon­cer ou pen­ser qu’elles ne
souffrent pas quelques muta­tions, face à la réalité. »

Des
années de lutte sociale axée sur la vio­lence ont amené
la situa­tion actuelle. Si elle n’est pas par­faite, loin s’en
faut, il y a du mieux, qu’il faut sans cesse améliorer.
Tenant compte d’où l’on est par­ti et où on est
arri­vé, il faut pour­suivre la réa­li­sa­tion d’une
socié­té meil­leure avec des moyens adéquats
aux normes d’aujourd’hui, et la non-vio­lence comme méthode
d’action directe est de ceux-là.

Remettre
sans cesse sur le mé­tier ce que l’on veut ; ne pas
s’imaginer que tout se réa­lise d’un coup, mais avec
téna­ci­té et fer­veur ; pen­ser que l’on peut élaborer
contre le monde des ténèbres une société
nou­velle à laquelle nous nous effor­çons de
col­la­bo­rer, n’est­-ce pas là notre inten­tion profonde ?

Médi­tons
cette pen­sée qui nous vient d’un pôle inat­ten­du : Mac
Arthur écri­vait en jan­vier 1948 : « La force n’est pas
une solu­tion des pro­blèmes. La force n’est rien. Elle
n’a jamais le der­nier mot… Étrange que je vous dise cela,
moi, un tueur professionnel ! »

Que
vou­lons-nous en réa­li­té ? l’anarchie, c’est-à-dire
une orga­ni­sa­tion basée sur une entente libre­ment consentie,
sans aucune impo­si­tion, concou­rant ain­si au bien-être général.
Pour cela il faut que l’homme se refuse à la fois de
com­man­der et d’être com­man­dé. Ain­si, toute trace de
coer­ci­tion et de vio­lence s’effacera en faveur d’une solidarité.

Nous
n’arriverons point à ce genre de vie du jour au lendemain.
Mais nous devons nous ache­mi­ner vers l’anarchie par la
non-vio­lence, aujourd’hui comme demain. Il nous reste l’impérieux
devoir de pour­suivre notre lutte sans jamais la sou­mettre à la
loi, ni à la force.

Rien
de contra­dic­toire dans tout cela. Non-vio­lents dans nos actions de
libé­ra­tion sociale, nous ne pen­sons pas que l’avènement
de cette libé­ra­tion soit immé­diat, comme une
consé­quence sans tran­si­tion d’une tentative
insur­rec­tion­nelle, qui liqui­de­rait d’un coup tout ce qui existe en
y sub­sti­tuant des ins­ti­tu­tions nou­velles. Conce­voir la révolution
de telle manière n’est que mal­en­ten­du qui peut laisser
sup­po­ser à nos adver­saires cette impos­sible anar­chie du rêve.

Soyons
logiques. Nous ne pou­vons nous conten­ter de sub­sti­tuer une forme de
gou­ver­ne­ment à une autre forme de gou­ver­ne­ment. Nous ne
pou­vons impo­ser notre volon­té aux autres. Seule une force
maté­rielle nous aide­rait à liqui­der les oppresseurs ?
Mais encore, com­ment pour­rions-nous nous y main­te­nir ? par la force,
l’autorité ?

Lorsqu’on
parle du triomphe de la révo­lu­tion, les paroles de Malatesta
me reviennent tou­jours en mémoire. Elles sont et doivent
demeu­rer les objec­tifs des anar­chistes : « Si pour vaincre nous
devons employer des méthodes de vio­lence et dres­ser des
potences sur les places publiques, je pré­fé­re­rais être
vain­cu. » Le prin­cipe de la révo­lu­tion vio­lente conduit à
la dic­ta­ture des vainqueurs.

Rien
n’est plus contraire à notre idéal de non-violence
anar­chiste. « Il faut vaincre sans vio­lence », a écrit
mon ami B. de Ligt, qui a si admi­ra­ble­ment posé le problème
de la libé­ra­tion sociale dans son livre « Pour vaincre
sans violence ».

Étu­dier,
médi­ter, appro­fon­dir le pro­blème de la non-violence,
telle est l’indispensable néces­si­té qui s’impose si
nous ne vou­lons pas dou­ter d’abord ou récu­ser notre idéal
d’anarchiste non violent. La lutte non vio­lente s’impose de plus
en plus pour vaincre nos enne­mis et ins­tau­rer une société
en marche vers l’anarchie.

Hem
Day

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