La Presse Anarchiste

Révolution : non-violence ou guérilla

A
relire la bro­chure de Jean van Lierde [[Bul­le­tin
103 de l’IRG belge, mars 1968 ; Jean van Lierde, 39 rue du Loriot,
Bruxelles 17.]] après mai
inou­bliable, on reste quelque peu sur sa faim, et l’on s’étonne :
quoi, vingt-cinq pages sur la gauche en Europe, et il n’aurait rien
prévu ?

Mais
per­sonne n’avait rien pré­vu, et le papier en ques­tion reste
impor­tant, très impor­tant mal­gré ses erreurs
d’évaluation, ses esti­ma­tions biai­sées des lieux de
l’action commune.

Le
pro­pos de notre ami Jean van Lierde est clai­re­ment expri­mé par
le titre, que nous avons repris. « D’accord pour la
révo­lu­tion, mais par quels moyens ? vio­lence ou non-violence ?
Léga­lisme ou insur­rec­tion ? Coexis­tence paci­fique ou
gué­rilla?… S’il y a un tota­li­ta­risme mar­xiste, y a‑t-il
une mys­ti­fi­ca­tion non vio­lente ? » Pour l’auteur, les faits par
rap­port aux­quels il faut se défi­nir sont les révolutions
dans le Tiers Monde, les pactes mili­taires (OTAN, pacte de Varsovie),
l’impérialisme et le mili­ta­risme des pays où nous
vivons. Le centre de gra­vi­té de l’action de ceux qui s’y
disent révo­lu­tion­naires por­te­rait donc, selon lui, sur des
pro­blèmes pro­pre­ment internationaux.

La
gauche (les « grou­pus­cules » extra-par­le­men­taires, les
gau­chistes) voit dans la gué­rilla lati­no-amé­ri­caine, la
juste guerre du peuple viet­na­mien le modèle de lutte pour
l’émancipation du pro­lé­ta­riat et la construc­tion du
socia­lisme. Peut-on être à la fois révolutionnaire
et non violent ? les paci­fistes peuvent-ils col­la­bo­rer avec cette
gauche ?

Et
d’abord, quelle est la vio­lence de la gauche ? A bien y regar­der, on
s’aperçoit qu’elle n’est guère que ver­bale, en
l’occurrence ; le sou­tien aux luttes armées des peuples
oppri­més ne peut se mani­fes­ter que par des actions sans
vio­lence,
mee­tings, col­lectes, boy­cotts, mani­fes­ta­tions de rue…
Sans vio­lence, et pas non vio­lentes : ce sont des actions « empi­riques
et prag­ma­tiques, c’est-à-dire sans le conte­nu doc­tri­nal ou
théo­rique que nous, à l’IRG et au MIR [[Mou­ve­ment
inter­na­tio­nal de la récon­ci­lia­tion (chré­tien).]], y
met­tons» ; pour cette rai­son, les paci­fistes par­ti­ci­pe­ront sans
dif­fi­cul­té à toutes les ini­tia­tives progressistes,
géné­reuses, des divers groupes de gauche. « Mais
où les choses se dis­tinguent, c’est quand il s’agit de
savoir qui, en défi­ni­tive, met son comportement
révo­lu­tion­naire en concor­dance avec ses affirmations
doc­tri­nales » : par exemple, les paci­fistes vont jusqu’à
l’objection de conscience, pas les autres.

Suit
une longue ana­lyse de divers groupes, belges en majorité,
mar­xistes-léni­nistes, trots­kystes, et aus­si de la posi­tion du
Vati­can, de la coexis­tence paci­fique prô­née par l’URSS,
de la lutte anti­co­lo­nia­liste… Aucun n’a une posi­tion vraiment
cohé­rente, ne met en pra­tique le vrai internationalisme
qu’enseignent les liber­taires, qui « ont trop lutté
contre les pou­voirs mili­ta­ri­sés de droite et de gauche pour
n’être pas, plus que jamais, oppo­sés à toute
forme d’asservissement par les États ; c’est pour­quoi la
lutte contre la guerre et les armées reste un fondement
essen­tiel de leur action ». (Rele­vons au pas­sage le coup de
cha­peau aux pen­seurs anar­chistes, et l’encouragement à lire
les pério­diques anars, ce qui est rare dans les publications
pacifistes!)

Mais
le paci­fiste ne peut se réfu­gier dans le purisme, dans ses
ghet­tos que dénonce, inlas­sa­ble­ment, Jean van Lierde.
Pas plus qu’il ne peut pra­ti­quer « cette fausse non-violence
qui est à la base du réfor­misme syn­di­cal et politique :
on lutte pour les salaires et les avan­tages sociaux aux travailleurs
euro­péens qui n’ont plus rien à voir avec le
Lum­pen­pro­le­ta­riat d’autrefois, mais on n’ose plus contes­ter le
gas­pillage de son gou­ver­ne­ment pour la force de frappe ou les crédits
mili­taires ». Il doit trou­ver, au contraire, un com­por­te­ment à
la fois fidèle à la non-vio­lence et à la
révo­lu­tion : « Au sein de la Révo­lu­tion, il reste
une contes­ta­tion per­ma­nente contre la vio­lence exer­cée par les
cama­rades oppri­més, mais aus­si contre la vio­lence impérialiste
de son propre pays. Et qui sait, dans la révolution
triom­phante, peut-être se retrou­ve­ra-t-il encore par­mi les
pro­tes­ta­taires, et donc mena­cé, parce que sa fidélité
exi­ge­ra qu’il dénonce des faits ou des injus­tices, suite
logique de la vio­lence pas­sée, et qui sur­gissent dans les
nou­velles struc­tures révolutionnaires…»

Il
faut donc, dit l’auteur, tra­vailler avec la gauche, mais dénoncer
ses contra­dic­tions, ses ali­bis : com­bien de Fran­çais se
sont enga­gés aux côtés du FLN, com­bien de Belges
aux côtés des Congo­lais contre Tschom­bé et les
mer­ce­naires, tout en prô­nant ver­ba­le­ment la vio­lence ? Comment
peut-on froi­de­ment sou­te­nir que les Viet­namiens aiment la
guerre, quand on sait qu’ils y sont accu­lés, conscients que
la vio­lence déshu­ma­nise et marque pour long­temps les cœurs et
les intelligences ?

Les
cri­tiques ne doivent pas empê­cher la col­la­bo­ra­tion, au
contraire, les non-vio­lents doivent for­cer la gauche à se
défi­nir clai­re­ment, à agir de façon cohérente ;
et van Lierde fina­le­ment « pro­pose qu’on cesse d’être
révo­lu­tion­naire par pro­cu­ra­tion et que, dans son propre pays
exploi­tant, on défi­nisse une action poli­tique de sabo­tage et
de non-coopé­ra­tion qui soit une atteinte directe à la
poli­tique atlan­tique et impé­ria­liste… C’est le réformisme
de gauche qu’il faut sur­mon­ter en pas­sant à la désobéissance
col­lec­tive met­tant l’Église, les syn­di­cats et les partis
dans ce nou­veau combat. »

*
* * *

Après
[le numé­ro d’«Anarchisme et Non-Vio­lence » sur le
pacifisme|Anarchisme et non-vio­lence n°14>http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?rubrique125], où nous avons cri­ti­qué les limites de
l’action des paci­fistes inté­graux, nous ne pouvons
qu’applaudir aux pro­po­si­tions de Jean van Lierde.

Nous
ne pou­vons que recon­naître qu’il répond à pas
mal de ques­tions qui se sont posées dans la revue, à
pas mal de dis­cus­sions que nous avons eues sur la par­ti­ci­pa­tion à
des ini­tia­tives de groupes de gauche (mar­cher ou non avec ceux qui
scandent « Viet­cong vain­cra », par exemple), qu’il fait
pro­gres­ser d’un pas notre éva­lua­tion des ten­dances d’extrême
gauche et de la lutte anti­co­lo­nia­liste, pour ne citer que ces
exemples.

Mais
encore.

Pour
van Lierde, l’action majeure de la gauche se centre, je l’ai dit
plus haut, sur la lutte anti-impérialiste,
l’internationalisme, l’opposition aux pactes mili­taires. Je ne
suis pas sûre que cela ait jamais été le cas ; et
ce qui s’est pas­sé en mai der­nier montre à l’évidence
qu’on des­cend dans la rue pour d’autres rai­sons que le Viet­nam et
les armes ato­miques. Rai­sons qui sont plus concrètes, plus
vécues, plus graves peut-être : il faut le dire sans
mau­vaise conscience, le capi­ta­lisme aliène les hommes dans
leur vie quo­ti­dienne, de façon durable, constante ; l’absence
de tout contrôle sur la pro­duc­tion et sur son organisation
(l’économie, la poli­tique) porte atteinte à la
conscience des hommes aus­si sûre­ment que les armes atteignent
leur corps.

Il
est grand temps de recon­naître que la guerre n’est pas le mal
essen­tiel.
La guerre est l’expression la plus aiguë du
mal, la plus bru­tale, la plus visible. Mais la guerre sour­noise qui
se mène dans les pays indus­triels à coup de réformes,
d’élévation du niveau de vie, de publi­ci­té et
de course au bon­heur maté­riel pour détour­ner les luttes
ouvrières de leur vrai but : le ren­ver­se­ment des rap­ports de
pro­duc­tion [[Hen­ri
Lefebvre, dans son der­nier livre « La vie quo­ti­dienne dans le
monde moderne » (Gal­li­mard, 1968), parle de « société
bureau­cra­tique de consom­ma­tion diri­gée» ; j’ajouterai
« diri­geant vers la consom­ma­tion », celle-ci étant
enten­due comme un détour­ne­ment de la contestation,
c’est-à-dire l’aliénation radi­cale.]], cette guerre-là est un meilleur bas­tion contre
le com­mu­nisme que l’Asie du Sud-Est. Il est rela­ti­ve­ment facile de
mobi­li­ser des mil­liers de per­sonnes contre une guerre meurtrière,
qui confronte des bom­bar­diers à des cha­peaux de paille, des
mer­ce­naires gras­se­ment payés à de pauvres Noirs, et
c’est pro­ba­ble­ment la rai­son pour laquelle l’action mani­feste des
maoïstes, trots­kystes ou gué­va­ristes (et leur
déno­mi­na­tion même) com­mence et finit dans cette
soli­da­ri­té inter­na­tio­nale. Mais il y a une action en
pro­fon­deur, moins visible, moins pres­ti­gieuse, mais qui touche aux
condi­tions de tra­vail de cha­cun, aux rap­ports de force dans la
socié­té indus­trielle, au pou­voir poli­tique de la classe
ouvrière ; et c’est cette action que manquent les
paci­fistes, qui ne voient que la vio­lence armée, les conflits
mili­taires, la force de frappe. Aux non-vio­lents de ne pas la
manquer.

Autant
je suis d’accord avec Jean van Lierde sur l’importance
pri­mor­diale de plates-formes com­munes entre les groupes de gauche
« vio­lents » et « non-vio­lents» ; autant je
dénonce avec lui l’impérialisme, le colo­nia­lisme, la
mili­ta­ri­sa­tion ; autant je pense que ce n’est pas sur ce plan-là
que doit, que peut se réa­li­ser l’unité.

Nous
avons vu trop sou­vent la divi­sion de la gauche se fon­der sur des
diver­gences inter­na­tio­nales (posi­tion par rap­port au conflit
sino-sovié­tique, à Cuba, caractère
révo­lu­tion­naire ou non des luttes des peuples afri­cains, etc.)
pour qu’il soit besoin de démon­trer com­bien peuvent être
fra­giles des alliances contre « la poli­tique atlan­tique et
impérialiste ».

Il
faut reve­nir à la France du mois de mai. Un des éléments
les plus frap­pants a été, jus­te­ment, cette alliance
entre divers groupes de gauche : alliance sur des problèmes
internes, sur l’action illé­gale et vio­lente. Deux mois
aupa­ra­vant, Jean van Lierde écri­vait : « Nous met­tons au
défi nos cama­rades « chi­nois » (et autres) de mettre
au point un plan sérieux d’action vio­lente et populaire
en Europe ou en Bel­gique, contre l’OTAN, la bour­geoi­sie et la
guerre au Viet­nam. » On peut dire ce qu’on veut sur le mois de
mai ; que ce ne sont pas les « chi­nois » qui ont mené
la révo­lu­tion, que l’action a avor­té faute d’un
plan sérieux, qu’il n’y a pas eu uni­té de toutes
les forces de gauche mais que les cha­pelles sont réapparues,
que la vio­lence n’a ser­vi de rien, etc. Il n’empêche qu’il
y a eu action vio­lente et popu­laire, telle qu’on ne l’avait
jamais vue, jamais vécue ; qu’il y a eu alliance, à
cer­tains moments ; que l’action n’est pas morte, et que des plans
sont en cours d’élaboration…

Les
ques­tions se posent donc en termes nou­veaux. Toutes ? non pas. Sur le
Viet­nam, sur l’Amérique Latine, sur le colo­nia­lisme, les
pro­po­si­tions de Jean van Lierde res­tent excel­lentes, et l’unité
n’est pas à cher­cher en d’autres termes que ceux qu’il
avance.

J’irai
plus loin : nous n’avons pas seule­ment à convaincre la gauche
d’utiliser nos méthodes, mais hélas aus­si à
convaincre les paci­fistes apeu­rés de res­ter « toujours
soli­daires des pauvres en lutte contre les féodalités
et l’impérialisme, et donc avec Cas­tro contre Johnson »
(c’est moi qui souligne).

Mais
il faut conti­nuer à cher­cher, avec Jean van Lierde (nous
répon­dra-t-il, je l’espère):


de
nou­velles alliances pour lut­ter contre le capi­ta­lisme, contre
l’oppression, ici et maintenant ;

 — une
stra­té­gie de lutte non vio­lente qui ne se limite pas à
des actions « pacifistes ».

A
cela, d’autres articles s’essaient à répondre. Je
dirai sim­ple­ment qu’il est urgent d’établir le dialogue
avec l’autre par­tie de notre com­mune réfé­rence : avec
les anar­chistes. Aux pre­miers rangs des com­bats de rue, aux premières
lignes des mani­festes, aux pre­miers souffles des comités
d’action, qu’ont-ils appris, qu’ont-ils à nous
apprendre : de l’unité des grou­pus­cules, de la vio­lence, de
l’action directe. Nous ne sau­rons éla­bo­rer de posi­tion qu’en
pos­ses­sion des deux élé­ments du dia­logue, puisque nous
refu­sons d’opposer anar­chisme et non-violence.

Marie Mar­tin

La Presse Anarchiste