Le
mot a cours, et il désigne effectivement une « école »
à laquelle, même les critiques sérieux ne
marchandent pas leur attention. C’est qu’il est au moins deux
façons de concevoir la critique, — celle, l’ancienne, la
démodée (ce qui ne l’empêche pas d’être,
à mon avis, la seule défendable), qui s’efforce de
comprendre, d’aimer ou, mais c’est la même chose, de
proclamer ses haines, bref la critique qui se donne pour devoir de
déterminer des valeurs, — et puis celle, de nos jours, et
pour cause, la plus en vogue, qui se fiche pas mal de savoir si ce
dont elle parle en vaut ou non la peine, car ce qui l’intéresse
dans une œuvre, ce n’est point de reconnaître si elle
existe, mais de nous dire — d’abord ça fait
beaucoup plus malin — dans quelle mesure elle est porteuse de
symptômes (sociaux, idéologiques, etc.). Et voici nos
gens soulagés : la littérature n’est plus que prétexte
à autre chose. N’est-ce pas l’essentiel ?
Il
est vrai que nombreux sont nos auteurs d’aujourd’hui dont les
écrits n’ont, il faut l’avouer, d’autre portée
que symptomatique. En tout cas — et cela c’est un critère ! — ce n’est pas pour le plaisir qu’on les lit. Dût même
un véritable écrivain comme Mauriac ne point refuser
toujours de se pencher sur les fabrications de ces photographes
tristes, comme la voyante — elle au moins c’est sa profession —
interroge le marc de café. Avec cette excuse que, chez un
Mauriac, outre certaine inévitable nostalgie de la jeunesse
(non peut-être parfois sans quelque complaisance), c’est
avant tout pour un essai de découverte littéraire.
Donc,
la jeune école, ou plutôt l’école de ces faux
jeunes en « perte de substance », comme a dit je ne
sais plus qui, et l’expression conviendrait non moins
parfaitement aux « peintures » (
découvert — voyez Alain Robbe-Grillet, voyez Nathalie
Sarraute — que le fin du fin, ce n’est pas, voyons, de
nous raconter des histoires, propos vieux jeu bon tout au plus
pour ces naïfs et ces imbéciles qui se sont appelés
Cervantès, Voltaire, Stendhal, Balzac, Tolstoï,
Dostoïevski, tout ce tas d’égarés, de
demeurés, de retardataires, mais — et l’on n’hésite
pas à cautionner la sottise dernier cri du nom du
surintelligent Valéry proclamant l’inanité d’écrire
que « la comtesse sortait à cinq heures » — mais, nous dit-on, de nous informer, par exemple, du nombre
de grains de poussière qu’il y a sur la table du « héros »
(sic), etc. Cette prétendument nouvelle tarte à
la crème a en outre ceci de spectral que, loin d’être
vraiment nouvelle, elle ressuscite, si l’on ose employer le
mot pour ce qui n’a jamais eu vie, ce vieux rossignol empaillé
de l’Allemagne de Weimar, qui, dans le monde des lettres et des
arts, fut affublé du nom de « nouvelle
objectivité » (traduction — approximative — de
Die neue Sachlichkeit). On a déjà relevé
ici — et cela c’est un symptôme — l’inquiétante
similitude entre la situation spirituelle de la France d’aujourd’hui
et celle de l’Allemagne du premier après-guerre, tant et
si bien que, devant la rumination qui tient lieu de pensée
à notre Europe elle-même en perte de substance,
on ne peut plus dire : on aura tout vu, mais revu. Certes, les
« programmes » ne tuent pas toujours leur homme. La
neue Sachlichkeit n’a pas empêché un
Joseph Roth d’écrire de vraies œuvres, tout comme le
néoréalisme, qui ne laisse pas de l’avoir
marquée, ne réussit pas à faire que « La
modification » de Michel Butor échappe au péché
d’être un beau livre. Mais le symptôme, puisque
symptôme il y a, est assez grave et assez généralisé
pour qu’on le dénonce. Moins en épiloguant dessus, — à quoi bon ? — qu’en citant, par exemple, telle page du
chef de file de notre soi-dit neuve chapelle littéraire. C’est
bien pourquoi j’ai cru devoir destiner à l’édification
du lecteur le passage suivant de « La jalousie » d’Alain
Robbe-Grillet. Rien de plus efficace, il me semble : ce sera, mieux
que de la critique, de l’autocritique involontaire :
« Le
trait de séparation entre la zone inculte et la bananeraie
n’est pas tout à fait droit. C’est une ligne brisée,
à angles alternativement rentrants et saillants dont chaque
sommet appartient à une parcelle différente, d’âge
différent, mais d’orientation le plus souvent identique.
« Juste
en face de la maison, un bouquet d’arbres marque le point le plus
élevé par la culture dans ce secteur. La pièce
qui se termine là est un rectangle. Le sol n’y est plus
visible, ou peu s’en faut…
« A
partir de la touffe d’arbres, le côté amont de cette
pièce descend en faisant un faible écart (vers la
gauche) par rapport à la plus grande pente. Il y a trente-deux
bananiers sur la rangée, jusqu’à la limite inférieure
de la parcelle.
« Prolongeant
celle-ci vers le bas, avec la même disposition des lignes, une
autre pièce occupe tout l’espace compris entre la première
et la petite rivière qui coule dans le fond. Elle ne comprend
que vingt-trois plants dans sa hauteur…
En
outre, au lieu d’être rectangulaire comme celle d’au-dessus,
cette parcelle a la forme d’un trapèze ; car la rive qui en
constitue le bord inférieur n’est pas perpendiculaire à
ses deux côtés — aval et amont — parallèles
entre eux. Le côté droit (c’est-à-dire aval)
n’a plus que treize bananiers, au lieu de vingt-trois.
« Le
bord inférieur, enfin, n’est pas rectiligne, la petite
rivière ne l’étant pas : un ventre peu accentué
rétrécit la pièce vers le milieu de sa largeur.
La rangée médiane, qui devrait avoir dix-huit plants
s’il s’agissait d’un trapèze véritable, n’en
comporte ainsi que seize.
« Sur
le second rang, en partant de l’extrême gauche, il y aurait
vingt-deux plants (à cause de la disposition en quinconce)
dans le cas d’une pièce rectangulaire. Il y en aurait aussi
vingt-deux pour une pièce exactement trapézoïdale,
le raccourcissement restant à peine sensible à une si
faible distance de la base. Et, en fait, c’est vingt-deux plants
qu’il y a.
« Mais
la troisième rangée n’a, elle encore que vingt-deux
plants, au lieu des vingt-trois que comporterait de nouveau le
rectangle. Aucune différence supplémentaire n’est
introduite, à ce niveau, par l’incurvation du bord. Il en va
de même pour la quatrième, qui comprend vingt-et-un (1)
pieds, soit un de moins qu’une ligne d’ordre pair du rectangle
fictif.
« La
courbure de la rivière entre à son tour en jeu à
partir de la cinquième rangée : celle-ci, en effet, ne
possède également que vingt-et-un (1) individus, alors
qu’elle en aurait vingt-deux pour un vrai trapèze, et
vingt-trois pour un rectangle (ligne d’ordre impair).
« Ces
chiffres eux-mêmes sont théoriques, puisque certains
bananiers ont déjà été coupés au
ras du sol, à la maturité du régime…
« Sans
s’occuper de l’ordre dans lequel se trouvent les bananiers
visibles et les bananiers coupés, la sixième ligne
donne les nombres suivants : vingt-deux, vingt-et-un (1), vingt,
dix-neuf — qui représentent respectivement le rectangle, le
vrai trapèze, le trapèze à bord incurvé,
le même enfin après déduction des pieds abattus
pour la récolte.
« On
a pour les rangées suivantes : vingt-trois, vingt-et-un (1),
vingt-et-un (1). Vingt-deux, vingt-et-un (1), vingt, vingt.
Vingt-trois, vingt-et-un (1), vingt, dix-neuf, etc. »
Comme
dit l’auteur : et cætera.
F.