La Presse Anarchiste

Le manifeste anarchiste

Que
veulent les anarchistes-communistes ?

Nous,
qui défen­dons la théo­rie de l’anarchisme-communisme,
sommes adver­saires de toute reli­gion repo­sant sur une révélation
inex­pli­cable et de toute mys­tique théologico-cléricale ;
nous sommes adver­saires de l’État ; nous sommes adversaires
de la pro­prié­té pri­vée ; nous sommes adversaires
de toutes lois impo­sées par des hommes à d’autres
hommes ; nous détes­tons fran­che­ment toute union d’hommes
impo­sée par la vio­lence, et donc aus­si l’institutionnalisation
des rela­tions sexuelles par le mariage.

L’anarchisme
est une concep­tion du monde dont le prin­cipe social repose dans le
concept de l’anti-auto­ri­té. L’autorité est
un fait his­to­rique, non ori­gi­nel. Elle est née avec la pensée
méta­phy­sique de l’homme pri­mi­tif et fut seule­ment fondée,
dans l’ancienne orga­ni­sa­tion tri­bale, par la domi­na­tion des prêtres
qui en ont fait une ins­ti­tu­tion durable. Toute auto­ri­té est
tou­jours vio­lence, et l’apparition de son concept préparait
son assise maté­rielle. Sous la conduite des prêtres, qui
furent aus­si les pre­miers rois, la croyance igno­rante et la
sou­mis­sion à un être trans­cen­dant, sur­na­tu­rel, appelé
Dieu mena à la croyance en son auto­ri­té temporelle.
Ain­si naquit l’État. Pour jus­ti­fier cette autorité
tem­po­relle, il fal­lait un pri­vi­lège, le mono­pole de la
pro­prié­té, qui trou­va sa forme pro­vi­soire dans la
pro­prié­té pri­vée. Et pour pro­té­ger ce
mono­pole en faveur d’une oli­gar­chie, le droit de propriété
pri­vée, qui jusque-là ne régis­sait que des cas
par­ti­cu­liers fut éri­gé en norme et trou­va son
cou­ron­ne­ment dans la juris­pru­dence romaine, dans le code romain.

Avec
la créa­tion de la pro­prié­té pri­vée par la
vio­lence poli­tique, par l’État, s’ouvre un nouveau
cha­pitre de l’histoire de l’humanité. Bien­tôt ce
qu’il y avait d’originellement natu­rel entre les hommes disparaît
presque entiè­re­ment. Dans toutes les cir­cons­tances de la vie
tant indi­vi­duelle que publique, c’est main­te­nant l’État et
l’intérêt per­son­nel des pro­prié­taires privés
qui pro­noncent les paroles déci­sives. L’humanité
souffre ain­si de deux fléaux : l’auto­ri­té et le
mono­pole de la pro­prié­té privée.

L’anarchisme
fonde sa théo­rie sociale, son but idéal sur l’individu
libé­ré, sur la libre indi­vi­dua­li­té de l’homme.
Il ne voit dans l’histoire uni­ver­selle, dans toutes les époques
de vie éta­ti­sée, que la dégra­da­tion et
l’écrasement de cette indi­vi­dua­li­té, l’extinction
vio­lente de toutes les pos­si­bi­li­tés de développement
qui reposent en cha­cun. Des mil­lé­naires de vio­lence ont fait
de l’homme un fau­teur de vio­lence, et le libé­rer des
vio­lences exer­cées contre lui doit com­men­cer par l’homme
lui-même. Il doit se libé­rer des innom­brables carapaces
de la vio­lence éri­gée en morale, du goût du
pou­voir, des basses envies de pos­ses­sion, des convic­tions médiocres
et atro­phiantes qui font appa­raître l’homme actuel comme un
estro­pié men­tal et carac­té­riel, à l’opposé
d’un homme vrai, tota­le­ment déve­lop­pé et actif. Le
jour où la jus­tice et l’égalité sociale sont
ins­tau­rées, où l’évolution per­met des progrès
de toutes sortes, s’ouvrent de nou­velles possibilités
éco­no­miques ; l’esprit et l’instinct de liber­té de
l’homme accé­lèrent la des­truc­tion inéluctable
des ins­ti­tu­tions actuelles de la socié­té tyrannique.
Cet iti­né­raire de la liber­té que l’homme doit
par­cou­rir ne peut pas­ser que par un che­min : par l’exclusion logique
de toutes les puis­sances de vio­lence éta­tiques de la sphère
de l’action de paix humaine et de vie sociale.

Ain­si
l’anarchie, c’est la socié­té sans Etat. L’anarchie,
c’est l’ordre et l’organisation de la vie indi­vi­duelle sociale,
col­lec­tive selon l’accord una­nime des par­ti­ci­pants, cepen­dant sans
la pres­sion vio­lente d’aucune puis­sance extérieure.

En
anar­chie la loi, qui ne repré­sente que la dic­ta­ture de l’État,
dis­pa­raît de la vie sociale, de même que l’État.
Et ce sont les mêmes causes qui pro­voquent sa dis­pa­ri­tion, les
mêmes motifs qu’invoquent les anar­chistes pour être
adver­saires de toute loi faite par des hommes pour et contre d’autres
hommes.

Dans
l’histoire de l’humanité, l’État a tou­jours été
une force usur­pée dont l’efficacité repo­sait sur une
volon­té auto­ri­taire. l’État, abso­lu­tisme, monarchie,
répu­blique ou démo­cra­tie, est tou­jours le même
Etat : l’instrument d’une caté­go­rie de per­sonnes qui ont eu
le pou­voir en main soit par un pro­ces­sus his­to­rique de vio­lence, soit
par la cré­du­li­té et l’inconscience des autres, et
qui, par la suite, pour leur pro­fit et pour celui de la clique
diri­geante, bran­dissent le fléau de l’exploitation et de la
tyran­nie sur la tête des peuples sub­ju­gués. Et c’est
la loi qui leur a ser­vi à faire de leurs mesures arbitraires
et arti­fi­cielles des actes saints. La loi joue sur le plan temporel
le même rôle que l’Écriture sainte ou les
Com­man­de­ments divins dans la reli­gion. La loi sanc­ti­fie le crime des
diri­geants contre les oppri­més et jus­ti­fie tout ce qui se fait
sous le cou­vert du droit. Com­bien la loi est réactionnaire,
enne­mie de toute pen­sée ration­nelle, un seul exemple peut le
prou­ver : née du droit usa­ger et de la tra­di­tion, elle entraîne
encore ses consé­quences néfastes, elle venge et châtie
encore même quand, depuis long­temps caduque, elle ne correspond
plus en rien aux concep­tions nou­velles d’un peuple ou de ses
repré­sen­tants les plus éclairés.

Le
fon­de­ment éco­no­mique de l’anarchisme, c’est le socialisme
dans son sens le plus large, en par­ti­cu­lier le système
éco­no­mique le plus logique et le plus consé­quent du
socia­lisme, c’est-à-dire le communisme.

Le
sys­tème de la pro­prié­té pri­vée sous sa
forme mono­po­lis­tique n’est pas une chose natu­relle. Si cela était,
il n’aurait pas besoin de l’État pour le protéger,
il pour­rait sub­sis­ter com­plè­te­ment de lui-même. Mais la
pro­prié­té pri­vée ne s’obtient que par l’État,
et pro­voque la com­pé­ti­tion entre les hommes, la chasse aux
richesses. Le com­bat pour la pro­prié­té matérielle
exclu­sive (le mono­pole) serait chose expli­cable si l’humanité
se trou­vait dans la déplo­rable situa­tion de man­quer de
pro­duits et de richesses natu­rels au point de ne pou­voir subsister.
Mais c’est juste le contraire : la pro­duc­ti­vi­té naturelle
peut encore être aug­men­tée de façon colossale,
grâce aux tech­niques de per­fec­tion­ne­ment admi­rables comme
celles de la culture inten­sive du sol. C’est donc uni­que­ment pour
l’enrichissement per­son­nel de ceux qui par­ti­cipent à ce vol
orga­ni­sé que la pro­prié­té pri­vée est
conser­vée. Par consé­quent, elle n’a aucune raison
d’être dans une socié­té anarchiste. […]

*
* * *

L’anarchiste
n’est pas un fana­tique irréa­liste. Il sait bien que,
lorsqu’on pour­suit un idéal et que l’on veut vraiment
l’atteindre, on doit com­battre pour lui, lui sacri­fier son Moi, son
Tout. L’anarchiste est infi­ni­ment plus réa­liste que l’autre
ten­dance du socia­lisme qui l’avoisine : la social-démocratie.
L’anarchiste ne fait aucun détour dans ses moyens et ses
méthodes, il vise direc­te­ment son but qui est l’abolition
de l’autorité de l’État et de la propriété
pri­vée.
Il conforme à ce but ses moyens et ses
actions pro­pa­gan­distes et tactiques.

La
socié­té moderne offre à l’homme trois sources
de reve­nus. D’abord la rente que rap­porte la propriété
du sol ; elle n’englobe pas seule­ment la rente fon­cière, mais
aus­si les divers avan­tages que l’État et l’industrie
confèrent aux para­sites ; deuxiè­me­ment le pro­fit,
ren­du pos­sible dans l’industrie par une éco­no­mie de monopole
basée sur la pro­prié­té privée ;
troi­siè­me­ment le reve­nu du tra­vail, répar­ti par
ceux qui détiennent les reve­nus décrits ci-des­sus entre
les vrais pro­duc­teurs, les ouvriers, et qui tend vers le minimum
vital pour la bonne rai­son que les deux sources de reve­nu obte­nu sans
tra­vail veulent se tailler une part aus­si grosse et complète
que possible.

Les
puis­sances domi­nantes avec leurs cote­ries par­ti­sanes s’efforcent
tant et plus de main­te­nir ces rap­ports de reve­nus. Un seul parti
pré­tend s’opposer au sys­tème en vigueur : c’est la
social-démo­cra­tie [[Le
par­ti social-démo­crate d’avant 1917, c’est-à-dire
le par­ti mar­xiste, ou « com­mu­niste » d’alors.]].

Ce
par­ti a réus­si à acqué­rir une influence notoire
auprès des ouvriers. Si aujourd’hui cette influence décroît
natu­rel­le­ment, si elle est ébran­lée dans les cercles
d’ouvriers éclai­rés, la faute en est à près
de qua­rante-cinq ans d’activité par­le­men­taire de ce parti,
période qui prou­va sa sté­ri­li­té et sa corruption
totales.

C’est
en Alle­magne que nous avons eu l’occasion la plus claire d’observer
sa mon­tée et son déclin tant idéo­lo­gique que
moral. À par­tir d’une concep­tion éco­no­mique fata­liste, le
socia­lisme mar­xiste déve­loppe la néga­tion de l’essence
de tout vrai socia­lisme. Le socia­lisme est un système
éco­no­mique qui socia­lise tous les moyens et services
col­lec­tifs ; mais la socié­té n’a rien à voir
avec l’État, qui est au contraire le prin­cipe de
l’«antisocial », de la pro­prié­té privée
et de l’autorité. Mais le mar­xisme a socialisé
l’État, et c’est ain­si que le socia­lisme auto­ri­taire
 — qui est en quelque sorte l’ennemi de la civi­li­sa­tion — a
connu sa plus belle pros­pé­ri­té dans la
social-démo­cra­tie. À cela s’ajouta la croyance que la
socié­té pou­vait être réfor­mée par
l’État, ce qui est faux, car toute réforme réelle
et pro­fonde de la socié­té dans une direc­tion socialiste
sup­pose la dis­pa­ri­tion de l’État. Ce n’est pas ce que veut
la social-démo­cra­tie, qui aspire seule­ment à un Etat
démo­cra­tique ; ce n’est donc pas un par­ti socia­liste, mais un
par­ti « conser­va­teur de l’État» ; sa faible et
sté­rile oppo­si­tion ver­bale aux repré­sen­tants de l’État
actuel n’y change rien. La tac­tique de la social-démocratie
s’est logi­que­ment tour­née vers le moyen de la bourgeoisie,
vers le par­le­men­ta­risme ; or ce der­nier ne pour­ra jamais être un
moyen de libé­ra­tion, mais sera tou­jours le champ où les
repré­sen­tants des inté­rêts des différents
groupes sociaux vident leurs que­relles en for­mu­lant des
reven­di­ca­tions com­munes au sujet de l’État, des perceptions
d’impôts dans les diverses couches sociales, afin de troubler
le moins pos­sible la paix, l’ordre et la tran­quilli­té de la
socié­té exploi­teuse. Cette tac­tique a por­té ses
fruits ; aujourd’hui déjà, la social-démocratie
ne repré­sente plus le socia­lisme qu’en tant que moyen
déma­go­gique médiocre pour appâ­ter les masses ; en
véri­té, elle est deve­nue un par­ti démocratique
réfor­miste qui a renon­cé depuis long­temps à agir
pour la Révo­lu­tion sociale, pour l’éducation
révo­lu­tion­naire du peuple. C’est à peine si elle est
à la hau­teur du libé­ra­lisme bourgeois,
radi­cal-démo­cra­tique anglais.

Dans
les par­tis social-démo­crates impor­tants des autres grands
États, Autriche, France, etc., le mar­xisme n’a jamais joué
un rôle essen­tiel. Ils sont deve­nus aujourd’hui des partis
exclu­si­ve­ment démo­crates et réfor­mistes, qui ont
enter­ré tout élan révo­lu­tion­naire du socialisme
et du pro­lé­ta­riat sous la tourbe de la course aux mandats
parlementaires.

Les
anar­chistes sont actuel­le­ment les seuls vrais socia­listes. Ils sont
aus­si les seuls qui com­battent les sources de reve­nus décrites
plus haut des dif­fé­rentes classes de la société
bour­geoise, de telle façon qu’elles sont tenues de diminuer
la rente et le pro­fit usur­pés au pro­fit du salaire du travail,
jusqu’à les sup­pri­mer entiè­re­ment. Les anarchistes
sont aus­si les seuls à pré­pa­rer réel­le­ment et
pra­ti­que­ment la « réforme sociale ». Ils
recon­naissent en effet qu’une amé­lio­ra­tion de la condition
de l’ouvrier ne pour­ra jamais être menée à bien
par une loi, mais qu’elle sera uni­que­ment le résul­tat du
com­bat éco­no­mique du pro­lé­ta­riat. Toutes les luttes
pour une vie meilleure ne peuvent être menées avec
suc­cès par le pro­lé­ta­riat qu’en dehors du parlement ;
de même le der­nier com­bat de la révo­lu­tion sociale, qui
est appe­lé à sup­pri­mer les rap­ports d’esclavage du
pro­lé­ta­riat, ne pour­ra être mené que par des
moyens non parlementaires.

*
* * *

Ain­si
donc, les anar­chistes sont pour la réforme pra­tique et la
lutte de classe quo­ti­dienne du pro­lé­ta­riat. Tou­te­fois cette
lutte de classe ne sau­rait jamais être menée au
par­le­ment, dans des dis­cours de prin­cipe des dépu­tés en
habit. La lutte de classe se passe dans l’arène de
l’industrie, dans chaque fabrique, dans chaque ate­lier, dans chaque
ferme, où le pro­lé­taire qui s’éveille ressent
la pos­si­bi­li­té d’une vie nou­velle et lutte pour l’atteindre.
Les anar­chistes n’ont aucune confiance dans la récolte des
votes par des phrases déma­go­giques et des réunions
publiques, mais ils ont confiance dans la soli­da­ri­té jusqu’au
sacri­fice du pro­lé­ta­riat. Cette soli­da­ri­té se réalise
dans la vie de tra­vail par la grève et trouve son expression
pra­tique ache­vée dans la grève géné­rale.
Si par celle-ci le pro­lé­ta­riat conquiert une seule de ses
exi­gences — comme c’est déjà arrivé
plu­sieurs fois —, le résul­tat d’une telle vic­toire est une
véri­table réforme réa­li­sée par le peuple,
qui ne l’endort pas mais peut le pré­pa­rer à un
nou­veau combat.

Toute
lutte éco­no­mique est une lutte poli­tique, non au sens de
l’urne élec­to­rale, mais au meilleur sens
social-révo­lu­tion­naire. En outre, les anar­chistes sont aussi
émi­nem­ment actifs poli­ti­que­ment. Mais ce n’est pas au sens
des vota­tions, qui signi­fient le ren­for­ce­ment de l’ordre bourgeois,
mais dans un sens anti-éta­tique. Ils sont les seuls
anti­mi­li­ta­ristes
actifs, car ils savent que la paix est
impos­sible, que le mili­ta­risme reste une malé­dic­tion éternelle
pesant sur les peuples, tant que sub­siste l’État. Si l’on
veut la paix, il faut sup­pri­mer le fau­teur de troubles,
l’organisateur de la guerre, l’État, et, si l’on veut
agir poli­ti­que­ment, l’antimilitarisme conséquent
offre un champ d’action de masse bien plus signi­fiant, bien plus
riche que le vote une fois tous les cinq ans ou les stériles
dis­cours par­le­men­taires. L’antimilitarisme est la seule action du
pro­lé­ta­riat qui le rap­proche de son but final. Les anarchistes
sont des anti­mi­li­ta­ristes consé­quents, qui ne veulent pas
trans­for­mer le mili­ta­risme ni conqué­rir l’État mais
les sup­pri­mer tous les deux.

Cela
n’épuise pas les moyens d’action des anar­chistes. Dans
leur tac­tique com­mune ils pos­sèdent encore les plus
signi­fiants : l’explication et la pro­pa­gande inces­santes de
l’idéologie anar­chiste,
ain­si que le mode de vie
anar­chiste
qu’adopte logi­que­ment toute per­sonne qui se dit
fiè­re­ment anarchiste.

C’est
dans la révolte de l’individu et de chaque petit groupe
contre la situa­tion actuelle que réside la première
impul­sion vers le nou­veau. L’anarchiste le sait ; sa révolte
per­son­nelle a lieu quo­ti­dien­ne­ment. Il ne se sou­met à aucune
loi de la cou­tume, à aucune tra­di­tion, à aucune morale ;
il n’obéit qu’à sa rai­son et à ses principes
de vie idéaux. Et comme son com­por­te­ment est différent
men­ta­le­ment, éco­no­mi­que­ment, mora­le­ment, intel­lec­tuel­le­ment et
psy­chi­que­ment de celui de l’homme du com­mun, il agit en détruisant
ce qui existe, construi­sant pour l’avenir, pour la société
affranchie.

Pierre
Ramus

La Presse Anarchiste