La Presse Anarchiste

Les objecteurs de conscience en Autriche

[(

Extrait
de « Die Neue Gene­ra­tion », n. 34, 1923.

)]

Avant
la [Pre­mière] Guerre mon­diale, le mou­ve­ment antimilitariste
était rela­ti­ve­ment peu éten­du en Autriche ; si, sous la
ter­rible pres­sion du mili­ta­risme, il ne se trou­vait que peu d’hommes
pour refu­ser d’être ses esclaves, il faut plus s’étonner
du cou­rage de ces quelques-uns que de leur petit nombre. La
géné­ra­tion des hommes astreints au ser­vice avait été
éle­vée dans la tra­di­tion du ser­vice armé
géné­ra­li­sé ; son esprit était profondément
asser­vi, au point que l’influence de cet esprit d’esclave
s’étendait jusqu’aux femmes, aux hommes qui n’avaient
pas ser­vi, ain­si qu’à toute la vie publique.

La
grande majo­ri­té du peuple autri­chien n’a cer­tai­ne­ment jamais
pen­sé que l’on puisse se sous­traire à la fatalité
du ser­vice mili­taire ; la pro­pa­gande ne pou­vait se faire dans tous les
milieux, et bien peu d’hommes arrivent d’eux-mêmes à
des idées et des déci­sions auto­nomes ! En Hon­grie, la
secte reli­gieuse des naza­réens mon­trait clai­re­ment à
ses adeptes la nature cri­mi­nelle de la guerre, et beau­coup par­mi eux
refu­saient le ser­vice en se réfé­rant à un droit
qui leur était ancien­ne­ment garan­ti. Pen­dant la guerre, ce
droit ne fut plus recon­nu, et plu­sieurs d’entre eux furent
fusillés.

[…]

Beau­coup
de gens aus­si refu­saient pour des rai­sons natio­na­listes de prendre
part à une guerre pour l’Autriche, des Slaves qui ne
vou­laient pas se battre contre la Rus­sie, comme il y a aujourd’hui
des Alle­mands en Tché­co­slo­va­quie qui refusent de s’engager
sous des dra­peaux tchèques. Mais on ne peut pas les compter
par­mi les paci­fistes. Un cer­tain nombre d’antimilitaristes viennois
allèrent en pri­son pour d’authentiques rai­sons de
conscience, mais sans avoir à faire le sacri­fice de leur vie.
Il faut noter, pour l’exposé qui suit, que tous ceux dont
nous par­le­rons ont acquis leurs concep­tions et ont agi en
anti­mi­li­ta­ristes grâce à l’agitation d’un seul
homme ; Rudolf Gross­mann (Pierre Ramus de son nom de plume). C’est
grâce à lui que tous sont deve­nus antimilitaristes.

[…]

Rudolf
Gross­mann avait prê­té le ser­ment de guerre, mais dès
les pre­mières semaines de son ser­vice mili­taire il fut saisi
de si vio­lents remords que, vite déci­dé, il profita
d’une per­mis­sion pour ne plus ren­trer dans le rang, et se mit à
la dis­po­si­tion des auto­ri­tés mili­taires comme objec­teur de
conscience. Il fut arrê­té et gar­dé long­temps en
obser­va­tion à l’hôpital psy­chia­trique de Steinhof
(près de Vienne) — bien qu’il fût abso­lu­ment normal.

[…]

Cet
homme a agi sans relâche en Autriche pour la cause du pacifisme
radi­cal, et déjà sous la monar­chie il a subi une série
de peines de pri­son C’est peut-être à cause de ses
convic­tions anar­chistes, proches de celles de Léon Tolstoï
qu’il osa dire des choses que les autres n’osent même pas
pen­ser. La sug­ges­tion du mili­ta­risme n’avait abso­lu­ment aucune
prise sur lui, et il man­quait tota­le­ment de res­pect, ce qui avait
ren­du furieuses les auto­ri­tés monar­chiques. Il n’est que de
lire dans son roman, « Frie­dens­krie­ger des Hinterlandes »
(Com­bat­tant pour la paix de l’arrière), où il
décrit sa propre des­ti­née pen­dant sa pri­son de guerre,
les réponses qu’il fit aux juges mili­taires ; on aura
peut-être ten­dance, connais­sant les rap­ports mili­taires, à
dou­ter de l’authenticité de la repro­duc­tion ; mais qui
connaît l’homme per­son­nel­le­ment croit sur parole cette
des­crip­tion, car elle s’accorde tout à fait avec sa méthode.
Il avait sai­si toute la bas­sesse de l’esclavage mili­taire, lui
oppo­sait le cou­rage de l’homme libre et le com­bat­tait avec ses
propres armes, tout en étu­diant de près les lois et s’y
oppo­sant avec la même habi­le­té que ceux qui vou­laient le
perdre.

Dans
sa pro­pa­gande anti­mi­li­ta­riste et paci­fiste, Ramus s’est toujours
adres­sé par­ti­cu­liè­re­ment au peuple tra­vailleur. Sa
manière d’écrire dans son jour­nal publié à
Vienne depuis 1907, « Wohl­stand für alle » (Bien-être
pour tous),
s’est tou­jours accor­dée avec la
com­pré­hen­sion du pro­lé­ta­riat. Le meilleur exemple en
est l’éditorial du jour­nal écrit juste avant que la
guerre éclate, le 24 juillet 1914, et publié peu avant
son arres­ta­tion vio­lente dès la pro­cla­ma­tion de l’état
d’urgence, le 25 juillet. Cet article, « Man schürt zum
Krieg » (On incite à la guerre), repré­sente
aujourd’hui un docu­ment his­to­rique. Il n’y avait, soit dit en
pas­sant, aucun autre jour­nal dans l’Autriche d’alors qui eût
publié à l’époque un tel article.

Après
cela, il n’est pas éton­nant que Ramus ait été
arrê­té ; ce serait arri­vé de toute façon.
Car, comme nous l’avons dit, per­sonne en Autriche n’avait une si
mau­vaise répu­ta­tion auprès des auto­ri­tés que cet
homme par ses acti­vi­tés anti­mi­li­ta­ristes subversives.

Sous
l’accusation d’espionnage et de haute tra­hi­son, Ramus fut jeté
en pri­son mili­taire. En plus de cet article, on cherche divers chefs
d’accusation anti­mi­li­ta­ristes, afin de rendre inof­fen­sif le
dan­ge­reux agi­ta­teur. Il aurait conseillé à une
connais­sance de ne pas retour­ner en caserne ; il aurait tra­duit une
bro­chure fran­çaise sur l’empêchement de la guerre ; il
serait res­pon­sable d’un article sur l’esprit anti­guer­rier de
l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs de 1867, etc. —
accu­sa­tions qui étaient juri­di­que­ment insou­te­nables. La
recherche sur l’article « On incite à la guerre »
s’écroula, car le numé­ro en ques­tion du jour­nal avait
été publié un jour avant la déclaration
de l’état d’urgence, et aucune pour­suite légale ne
pou­vait être fon­dée sur ces ordon­nances qui n’avaient
pas d’effet rétro­ac­tif. En tout cas, seule cette
cir­cons­tance heu­reuse lui sau­va la vie.

En
tout, Ramus a pas­sé neuf mois de la guerre en pri­son, en deux
fois. Le reste du temps, il était d’abord interné,
Puis assi­gné à rési­dence à Klostenburg,
avec l’obligation de se présen­ter quo­ti­dien­ne­ment à
la gen­dar­me­rie. Il semble incroyable, et pour­tant c’est vrai, que
mal­gré l’interdiction for­melle des auto­ri­tés il ait
échap­pé plu­sieurs fois par semaine à
l’inspection de la gen­dar­me­rie et ait développé
secrè­te­ment à Vienne une activité
anti­mi­li­ta­riste. Il essaya aus­si, lors d’une grève à
Vienne en jan­vier 1918, de lui don­ner une direc­tion visant à
abo­lir la guerre. Seule la Révo­lu­tion libé­ra Ramus des
sévères condi­tions d’assignation qui lui étaient
imposées.

Sa
situa­tion fut la plus dan­ge­reuse — peut-être plus encore
qu’au début de la guerre, lorsqu’il avait été
empri­son­né avant d’avoir pu faire quoi que ce soit contre la
guerre — lors de sa seconde arres­ta­tion en 1915. L’étourderie
d’un de ses cama­rades avait per­mis à la police d’entrer en
pos­ses­sion du manus­crit d’un roman de Ramus. C’était celui
que nous avons déjà cité, « Le Combattant
pour la paix de l’arrière », où l’auteur
décrit ses expé­riences de pri­son et l’image de la
guerre mon­diale sous une forme roman­cée, mais dans des
cou­leurs réa­listes plus fidèles qu’à
l’ordinaire. Ce roman fut l’objet de la pour­suite. Ramus y avait
expri­mé sans crainte toutes ses idées sur la nature de
la guerre, sur le rôle cri­mi­nel des puis­sants et sur ce que
dis­si­mule la poli­tique. Sans aucun doute la police, qui connaissait
déjà ses convic­tions et ses acti­vi­tés publiques,
qui savait qu’une com­mu­nau­té de deux mille per­sonnes au
moins par­ta­geaient ses opi­nions et qu’il défen­dait toujours
cou­ra­geu­se­ment le point de vue de l’antimilitarisme, la police et
la jus­tice mili­taire, où Ramus fut ame­né menotté,
sai­sirent avec plai­sir l’occasion de venir à bout une fois
pour toutes d’un si dan­ge­reux adversaire.

Avant
de pou­voir repro­cher quoi que ce soit au pri­son­nier, il fal­lait au
moins don­ner satis­fac­tion aux pres­crip­tions juri­diques : il s’agissait
de savoir si l’écrit était des­ti­né à
être dif­fu­sé. Ramus sut pré­sen­ter la chose de la
façon sui­vante : le manus­crit, sous clef, avait été
don­né à un ami, avec un en-tête disant qu’il
était légué en tes­ta­ment à ses deux
enfants. Et lorsqu’il s’agit de répondre à la
ques­tion la plus impor­tante, à savoir si Rudolf Gross­mann, de
son nom de plume Pierre Ramus, ne fai­sait qu’un avec ce dernier,
toute ins­truc­tion sup­plé­men­taire contre lui fut impossible,
car il ne vou­lut abso­lu­ment pas confir­mer cette identité —
qu’il fal­lait prou­ver sans équi­voque lors de toute
accu­sa­tion de haute tra­hi­son selon la loi autri­chienne —, bien que
la police la connût et qu’il ne la niât jamais.

Cet
habile com­por­te­ment recouvre une action révo­lu­tion­naire et une
convic­tion d’une force immense ; car seul le refus de se soumettre
en quoi que ce soit à l’autorité du tri­bu­nal pouvait
lui don­ner l’idée de ne pas admettre l’identité de
sa per­sonne avec son nom de plume. Le tri­bu­nal ne lais­sa pas
d’essayer de bri­ser ou de duper cette résis­tance, et ce sont
les cha­pitres les plus émou­vants du roman — continué
et com­plé­té après la guerre —, ceux où
Ramus décrit de quelle manière inqui­si­toire sa femme,
sa com­pagne de com­bat la plus cou­ra­geuse pen­dant des dizaines
d’années, fut enten­due sur cette affaire, et trou­va dans son
angoisse pour son mari la réponse juste qui lui per­mit de le
sauver.

Lors
d’une audience, Ramus dit à l’auditeur qu’il ne voulait
pas ser­vir et qu’il ne prê­te­rait pas ser­ment au drapeau.
L’auditeur le mena­ça en disant qu’il allait trou­ver le
moyen de l’y for­cer. Il ferait lire le ser­ment devant lui, ce qui
serait consi­dé­ré comme la pres­ta­tion. Ramus répliqua
qu’il se bou­che­rait les oreilles, et lorsque l’auditeur lui dit
qu’il lui ferait lier les mains, Ramus eut l’idée de
sou­te­nir qu’un tel pro­cé­dé serait une oppres­sion, et
que le ser­ment devait être prê­té volontairement.
Sur quoi l’auditeur, se trou­vant accu­lé, et abat­tu par tant
d’énergie, le fit recon­duire. Lors de toutes les
ins­pec­tions, même celles exi­gées pen­dant son assignation
à rési­dence, Ramus a tou­jours su contre­car­rer les
ten­ta­tives qu’on fai­sait de lui faire prê­ter serment.

Le
roman contient plu­sieurs des­crip­tions de valeur de la vie de prison
et des méthodes du mili­ta­risme. Lorsqu’on apprend sur quoi
se fondent les dénon­cia­tions de haute tra­hi­son et com­ment des
exis­tences sont com­plè­te­ment rui­nées, on ne peut que
s’étonner du fait qu’une hypo­cri­sie et une brutalité
telles aient jamais été ima­gi­nables. Car il s’agit
dans la majo­ri­té des cas d’évidences qui étaient
à la bouche de tout un cha­cun, de telle sorte que l’on
aurait dû enfer­mer toute la popu­la­tion sous le même chef
d’accusation. Un avo­cat tchèque de Krem­sier, très
consi­dé­ré, fut dénon­cé car un garçon
de douze ans qui l’avait enten­du par­ler de la chambre voi­sine et
craindre que la guerre ne finisse mal, car jamais des Slaves ne se
bat­traient contre d’autres Slaves. Un autre ouvrier, gravement
malade, fut accu­sé par son propre logeur sous le prétexte
dif­fa­ma­toire qu’il aurait dit que les autres n’avaient qu’à
faire eux-mêmes leur guerre. La seule rai­son de cette
dif­fa­ma­tion était que le logeur vou­lait se débarrasser
de son loca­taire malade et que la loi sur la pro­tec­tion des
loca­taires l’en empêchait.

Ce
sont quelques exemples typiques, il y en eut d’innombrables. Même
ceux qui étaient empri­son­nés pour des convictions
anti­mi­li­ta­ristes clai­re­ment expri­mées avaient seule­ment dit
quelque chose, empor­tés par leurs sen­ti­ments, qui avait été
enten­du par leurs voi­sins et uti­li­sé comme dénonciation.

Pen­dant
que leur « lea­der » idéo­lo­gique Ramus était
en pri­son, plu­sieurs cama­rades anti­mi­li­ta­ristes se sont aus­si fait
empri­son­ner volon­tai­re­ment, car ils avaient décidé
d’être proches de lui pour conser­ver des contacts et pour en
infor­mer les autres anar­chistes. Grâce à plusieurs
hasards inha­bi­tuel­le­ment heu­reux, mais plus encore grâce à
son habi­le­té propre, l’homme auquel le mouvement
anti­mi­li­ta­riste autri­chien est le plus rede­vable et duquel il attend
le plus, cet homme à sur­vé­cu aux ter­ribles dan­gers de
la guerre. Espé­rons que le mou­ve­ment antimilitariste
inter­na­tio­nal réus­si­ra par les efforts de tous à
s’épargner à l’avenir de tels dan­gers et de telles
souffrances.

Olga
Misar

La Presse Anarchiste