Les
rapports entre le marxisme et le parlementarisme ont l’air très
compliqué et contradictoire. Sur ce point, comme d’ailleurs
sur beaucoup d’autres, leur position varie d’une extrémité
à l’autre, depuis l’identification et l’application jusqu’au
refus complet. Et, ce qui est encore plus significatif, les marxistes
trouvent toujours les explications et les bases « scientifiques »
et « historiques » de n’importe laquelle de ces positions.
Ou si ces explications sont difficiles à trouver, les
questions théoriques, c’est-à-dire immuables,
deviennent un problème tactique qu’on peut changer autant de
fois que l’on veut. Ainsi, nous assistons, depuis le XXe
Congrès du P.C. soviétique à l’apparition d’une
nouvelle tactique portant sur les mérites et les avantages du
parlementarisme, voie vers le socialisme :
«…
Une solide majorité parlementaire sur la base d’un front
ouvrier et populaire et la collaboration politique entre différents
partis et organisations sociales peut faire du parlement, instrument
au service de la classe bourgeoise, un instrument du peuple
travailleur…» (Dernière Déclaration des chefs
des P.C. réunis à Moscou en novembre 1957). Essayons de
mettre un peu de clarté dans ces contradictions.
Nous
ne chercherons pas l’explication et la signification de ce dernier
« nouveau retour » dans la tactique du Kremlin car nous en
ignorons les vrais motifs et, risquons d’entrer dans le domaine des
hypothèses. Mais nous essaierons plutôt de remonter à
la base de cette question qui existe depuis à peu près
un siècle, au lieu de nous arrêter à ses
conséquences. Dès la 2e moitié du
XIXe siècle, commencement de la vie organisée
du mouvement socialiste, ce fut un des problèmes théoriques
fondamentaux débattus dans la presse et discutés dans
les congrès. Il fut, entre autres, un des signes de
différentiation entre les types de mouvements socialistes. Il
joua aussi un rôle pratique, car l’acceptation ou le refus du
parlementarisme modifiait profondément l’activité de
telle ou telle organisation socialiste, avec tout ce qui s’en suit. À
vrai dire, la discussion ne dura pas longtemps, dès le début
l’intransigeance et l’esprit autoritaire de Marx et Engels
déplacèrent la discussion sur le plan personnel, la
tranchèrent par des exclusions et des interdictions, puis par
la chasse aux hérétiques en même temps que
l’édification d’une vérité unique, d’une
discipline, d’un parti et d’un chef uniques. Ils furent aidés
par la conduite des militants trouvés une fois en minorité
et dégouttés de pareilles méthodes, qui se sont
enfermés dans leur propre organisation leur laissant le champ
libre tout en étant convaincus de la valeur de leurs
principe…
Il y
a de nouveau dans l’air depuis un certain temps un esprit de
discussion, de recherche,de redressement, de redécouverte des
solutions de la question sociale, que beaucoup avaient cru résolue
une fois pour toutes. Nous espérons avoir bientôt
l’occasion de revenir sur cette nouvelle attitude.
Pour
nous limiter ici au sujet de notre travail, nous pensons utile de
republier quelques pages d’un ouvrage paru il y a plus demi-siècle
où la question théorique et pratique du parlementarisme
a été concrètement discutée.
Avant
de donner la parole à F. Domela Nieuwenhuis, il faut placer
son livre « Le socialisme en danger » (éd. Stock,
1897) dans son contexte historique.
D’abord
quelques mots sur Nieuwenhuis : il était membre du parti
social-démocrate, marxiste. Mais il a quitté le Parti
après y avoir constitué une opposition interne de
gauche. Cette évolution n’était pas isolée chez
lui ni chez les sociaux-démocrates hollandais ; à la
même époque, Fernand Pelloutier en France, Wilhem Wern
et d’autres en Allemagne ont parcouru le même chemin. Au
commencement, Nieuwenhuis déclarait sa fidélité
à Marx et en se basant sur certains de ses écrits qui
coïncidaient avec sa position, a essayé de se défendre ;
mais il s’est vite aperçu que malgré les contradictions
apparentes chez Marx, le fond en était profondément
unique et inacceptable pour lui. D’un autre côté,
Engels, encore en vie à cette époque et déjà
considéré comme continuateur de l’œuvre de Marx, non
seulement s’est rangé aux côtés des chefs
officiels des social-démocraties européennes, mais a
stigmatisé toute opposition. Nieuwenhuis et les autres sont
ainsi arrivés à un rapprochement avec l’anarchisme sur
une base théorique et pratique.
Un
autre point intéressant : la discussion et la séparation
de D.N. portait principalement sur la participation ou
non-participation parlementaire, avec ses conséquences :
réformisme ou révolution, lutte politique ou
économique, acceptation ou refus de l’État soit tel
qu’il est, soit sous forme d’un État populaire ou même
socialiste.
Un
dernier point : les positions que D.N combattait, n’étaient pas
seulement celles du parti Social-démocrate allemand, mais les
positions officielles du marxisme, bénies par Engels lui-même ;
elles étaient donc par conséquent celles de tous les
P.S.D., y compris de Russie. Il ne faut pas oublier que le 1er
groupe marxiste russe est celui de Plehanov à Genève
(1883) et le 1er Congrès de R.S.D.R.P. (parti
social-démocrate ouvrier russe) a eu lieu à Minsk en
1898. Plus tard, Lénine a essayé et a réussi à
donner un autre aspect à ce parti, et même à en
changer le nom, mais le léninisme lui-même est
solidement basé sur Marx et Engels. C’est-à-dire que
les critiques que D. Nieuwenhuis adresse aux chefs social-démocrates
de son époque sont valables pour les époques suivantes,
y compris les social-démocrates actuels ; elles sont valables à
un moindre degré pour les autres courants du marxisme
L’époque
traitée dans « Le socialisme en danger » inclut plus
particulièrement la période comprise entre le Congrès
du P.S.-D. allemand du Gotha (1876) et celui de Halle (1890) et
Erfurt (1891). Pendant cette période, il mentionne aussi les
Congrès Internationaux de la Social-Démocratie de Paris
(1889), de Bruxelles et Zürich (1893). Dans toutes ces réunions
le parlementarisme figurait à l’ordre du jour. Son étude
commence plus précisément par les discussions et les
différents points de vue exprimés au Congrès
d’Erfurt (1891). Liebknecht et Bebel étaient à l’époque
les chefs du parti social-démocrate allemand.
— O —
(…)
Le socialisme international traverse, en ce moment, une crise
profonde. Dans tous les pays, se révèle la même
divergence de conception ; dans. tous les pays deux courants se
manifestent : on pourrait les intituler parlementaire et
antiparlementaire, ou parlementaire et révolutionnaire, ou
encore autoritaire et libertaire (…)
(…)
Ce fut le Comité Central Révolutionnaire de Paris qui
présenta au Congrès de Zürich en 1893 la
résolution suivante :
« Le
Congrès décide : L’action incessante pour la conquête
du pouvoir politique par le parti Socialiste et la classe ouvrière
est le premier des devoirs, car c’est seulement lorsqu’elle sera
maîtresse du pouvoir politique que la classe ouvrière,
anéantissant privilèges et classes, expropriant la
classe gouvernante et possédante, pourra s’emparer entièrement
de ce pouvoir et fonder le régime d’égalité et
de solidarité de la République sociale ».
On
doit reconnaître que ce n’était pas habile. En effet, il
est naïf de croire que l’on puisse se servir du pouvoir
politique pour anéantir classes et privilèges, pour
exproprier la classe possédante. Donc nous devons
travailler jusqu’à ce que nous ayons obtenu la majorité
au Parlement et alors, calmes et sereins, nous procéderons,
par décret du Parlement, à l’expropriation de la classe
possédante. O sancta simplicitas ! Comme si la classe
possédante, disposant de tous les moyens de force, le
permettrait jamais.
Une
proposition de même tendance, mais formulée plus
adroitement, fut soumise à la discussion par le parti
social-démocrate allemand. On y disait que « La lutte
contre la domination de classes et l’exploitation doit être
POLITIQUE et avoir pour but la CONQUÊTE DE LA PUISSANCE
POLITIQUE ». Le but est donc la possession du pouvoir politique,
ce qui est en parfaite concordance avec les paroles de Bebel à
la réunion du parti à Erfurt :
« En
premier lieu nous avons à conquérir et utiliser le
pouvoir politique, afin d’arriver « également » au
pouvoir économique par l’expropriation de la
société-bourgeoise. Une fois le pouvoir politique dans
nos mains, le reste suivra de soi»…
Oui,
on alla même si loin qu’il fut déclaré :
«…
C’est ainsi que seul celui qui prendra une part active à cette
lutte politique de classe, et se servira de tous les moyens
politiques de combat qui sont à la disposition de la classe
ouvrière, sera reconnu un membre actif de la démocratie
socialiste internationale révolutionnaire ».
(…)
Lors de la réunion du parti à Erfurt, Bebel répéta
ce qu’il avait écrit précédemment :
« On
doit en finir enfin avec cette continuelle Norglerei (chicane) et ces
brandons de discorde qui font croire au-dehors que le parti est
divisé ; je ferai en sorte dans le cours de nos réunions
que toute équivoque disparaisse entre le parti et l’opposition
et que, si l’opposition ne se rallie pas à l’attitude et à
la tactique du parti, elle ait l’occasion de fonder un parti séparé ».
N’est-ce
pas comme l’empereur Guillaume, parlant des Norgler (chicaneurs) et
disant : si cela ne leur plaît pas, ils n’ont qu’à
quitter l’Allemagne ? — Moi, Guillaume, je ne souffre pas de
Norglerei, dit l’empereur. — Moi, Bebel, je ne souffre pas de
Norglerei dans le parti, dit le dictateur socialiste.
Touchante
analogie ! (…)
(…)
Proposition votée par le Congrès :
« Considérant
que l’action politique n’est qu’un moyen pour arriver à
l’affranchissement économique du prolétariat : le
Congrès déclare, en se basant sur les résolutions
du Congrès de Bruxelles concernant la lutte de classes :
Que l’organisation
nationale et internationale des ouvriers de tous le pays en
associations de métiers et autres organisations pour
combattre l’exploitation, est une nécessité absolue ;
Que l’action
politique est nécessaire, aussi bien dans un but
d’agitation et de discussion ressortant des principes du
socialisme que dans le but d’obtenir des réformes urgentes.
À cette fin, il ordonne aux ouvriers de tous les pays de
lutter pour la conquête et l’exercice des droits politiques
qui se présentent comme nécessaire pour faire valoir
avec le plus d’accent et de force possibles les prétentions
des ouvriers dans les corps législatifs et gouvernants ; de
s’emparer des moyens de pouvoir politique, moyens de domination du
capital, et de les changer en moyens utiles à la délivrance
du prolétariat » (…)
(…)
Que restait-il du Liebknecht révolutionnaire qui disait si
justement que « le socialisme n’est plus une question de théorie
mais une question brûlante qui doit être résolue,
non au parlement, mais dans la rue, sur le champ de bataille, comme
toute autre question brûlante » ?
(…)
Après avoir dit que « avec le suffrage universel, voter
ou ne pas voter n’est qu’une question d’utilité, non de
principe », il conclut :
« NOS
DISCOURS NE PEUVENT AVOIR AUCUNE INFLUENCE SUR LA LÉGISLATION ;
NOUS NE CONVERTIRONS PAS LE PARLEMENT PAR DES PAROLES ; PAR NOS
DISCOURS NOUS NE POUVONS JETER DANS LA MASSE DES VÉRITÉS
QU’IL NE SOIT PAS POSSIBLE DE MIEUX DIVULGUER D’UNE AUTRE MANIÈRE.
Quelle
utilité pratique offrent alors les discours au Parlement ?
Aucune. Et parler sans but constitue la satisfaction des imbéciles.
Pas un seul avantage. Et voici, de l’autre côté, les
désavantages :
SACRIFICE
DES PRINCIPES ; ABAISSEMENT DE LA LUTTE POLITIQUE SÉRIEUSE À
UNE ESCARMOUCHE PARLEMENTAIRE ; FAIRE CROIRE AU PEUPLE QUE LE
PARLEMENT BISMARCKIEN EST APPELÉ A RÉSOUDRE LA
QUESTION SOCIALE.
Et
pour des raisons pratiques nous devrions nous occuper du Parlement ?
SEULE
LA TRAHISON OU L’AVEUGLEMENT POURRAIT NOUS Y CONTRAINDRE. »
On
ne saurait s’exprimer plus énergiquement ni d’une façon
plus juste. Quelle singulière inconséquence ! D’après
ses prémisses et après avoir fait un bilan qui se
clôturait au désavantage de la participation aux travaux
parlementaires, il aurait dû conclure inévitablement à
la non-participation ; pourtant il dis :
« Pour
éviter que le mouvement socialiste ne soutienne le césarisme,
il faut que le Socialisme entre dans la lutte politique ».
Comprenne
qui pourra comment un homme si logique peut s’abîmer ainsi dans
les contradictions.
(…)
Le triomphe de la social-démocratie sera alors la défaite
du socialisme, comme la victoire de l’église chrétienne
constitua la chute du principe chrétien. Déjà
les congrès internationaux ressemblent à des conciles
économiques, où le parti triomphant expulse ceux
qui pensent autrement.
Déjà,
la censure est appliquée à tout écrit
socialiste : après seulement que Bernstein, à Londres,
l’a examiné et qu’Engels y a apposé le sceau de
« doctrine pure » l’écrit est accepté et l’on
s’occupe de le vulgariser parmi les coreligionnaires (…)
(…)
Maintenant il existe encore deux points de vue chez les
parlementaires, notamment il y en a qui veulent la conquête du
pouvoir politique pour s’emparer par là du pouvoir économique ;
cela constitue la tactique de la social-démocratie allemande
actuelle, d’après les déclarations formelles de Bebel,
Liebknecht et leurs acolytes. D’un autre côté se
trouvent ceux qui veulent bien participer à l’action politique
et parlementaire, mais seulement dans un but d’agitation. C’est
toujours de la demi-besogne. Il faut qu’une porte soit ouverte ou
fermée. On commence par proposer des candidats de
protestation ; si le mouvement augmente, ils deviennent des candidats
sérieux. Une fois élus, les députés
socialistes prennent une attitude négative, mais, leur nombre
augmentant, ils sont bien forcés de présenter des
projets de loi. Et s’ils veulent les faire accepter, ce ne sera qu’en
proposant des compromis, comme Singer l’a fait remarquer. C’est le
premier pas qui coûte et une fois sur la pente on est forcé
de descendre. Le programme pratique voté à Erfurt
n’est-il pas à peu près littéralement celui des
radicaux français ? Les ordres du jour des derniers congrès
internationaux portaient-ils un seul point qui fut spécifiquement
socialiste ? Le véritable principe devient de plus en plus une
enseigne pour un avenir éloigné, et en attendant on
travaille aux revendications pratiques, ce que l’on peut faire
parfaitement avec les radicaux.
On
se représente la chose un peu naïvement. Voici la base du
raisonnement des parlementaires : il faut tâcher d’obtenir parmi
les électeurs une majorité ; ceux-ci enverront des
socialistes au Parlement et si nous parvenons à y avoir la
majorité plus un, tout est dit. Il n’y a plus qu’à
faire des lois, à notre guise, dans l’intérêt
général (…)
(…)
Il y a connexion entre liberté économique et liberté
politique de sorte qu’à chaque nouvelle phase économique
de la vie correspond une nouvelle phase politique. Kropotkine l’a
très bien démontré. La monarchie absolue dans la
politique s’accorde avec le système de l’esclavage personnel
et du servage dans l’économie. Le système représentatif
en politique correspond au système mercenaire Toutefois ils
constituent deux formes différentes d’un même principe.
Un nouveau mode de production ne peut jamais s’accorder avec un
ancien mode de consommation, et ne peut non plus s’accorder des
formes surannées de l’organisation politique. Dans la société
où la différence entre capitaliste et ouvrier
disparaît, il n’y a pas de nécessité d’un
gouvernement : ce serait un anachronisme, un obstacle. Des ouvriers
libres demandent une organisation libre, et celle-ci est incompatible
avec la suprématie d’individus dans l’État.. Le système
non capitaliste comprend en soi le système non gouvernemental.
Les
chemins suivis par les deux socialismes n’aboutissent pas au même
point ; non, ce sont des chemins parallèles qui ne se joindront
jamais. Le socialisme parlementaire doit aboutir au socialisme de
l’État. Les socialistes parlementaires ne s’en aperçoivent
pas encore (…)
(…)
Les socialistes d’État ou socialistes parlementaires ne
veulent PAS L’ABOLITION DE L’ÉTAT mais la centralisation de la
production aux mains du gouvernement, c’est-à-dire : L’ÉTAT
ORDONNATEUR GÉNÉRAL (alregelaar) DANS
L’INDUSTRIE. Ne cite-t-on pas Glasgow et son organisation communale
comme exemple de socialisme pratique ? Émile Vandervelde, dans
sa brochure « Le Collectivisme », signale le même
cas. Eh bien, si c’est là le modèle, les espérances
de ce socialisme pratique ne sont pas grandes…
(…)
Une fois un État social-démocratique constitué,
il ne sera pas facile de l’abolir et il est bien possible qu’il soit
moins difficile de l’empêcher de se développer à
sa naissance que de l’anéantir lorsqu’il sera constitué.
On ne peut supposer que le peuple, après avoir épuisé
ses forces dans la lutte homérique contre la bourgeoisie, sera
immédiatement prêt à lutter contre l’État
bureaucratique des social-démocrates. Si nous arrivons jamais
à cet État-là nous serons pendant longtemps
accablés par ses bénédictions. De la révolution
chrétienne au commencement de notre ère — qui était
d’abord également à tendance communiste — nous sommes
tombés aux mains du despotisme clérical et féodal
et nous le subissons actuellement à peu près depuis 20
siècles.
Si
cela peut être évité, employons‑y nos efforts.
Liebknecht croyait à Berlin que le socialisme d’État et
la social-démocratie n’avaient plus que la dernière
bataille à livrer : « plus le capitalisme marche à
sa ruine, s’émiette et se dissout, plus la société
bourgeoise s’aperçoit que finalement elle ne peut se défendre
contre les attaques des idées socialistes, et d’autant plus
nous approchons de l’instant ou le socialisme d’État sera
proclamé sérieusement ; et la dernière bataille
que la social-démocratie aura à livrer se fera sous la
devise : “Ici, la social-démocratie, là, le socialisme
d’État”». La première partie est vraie, la
seconde pas. Il est évident qu’alors les social-démocrates
auront été tellement absorbés par les
socialistes d’État, qu’ils feront cause commune. N’oublions
pas que, d’après toute apparence la révolution ne se
fera pas par les social-démocrates, qui pour la plupart se
sont dépouillés, exceptés en paroles, de leur
caractère révolutionnaire, mais par la masse qui,
devenue impatiente, commencera la révolution à
l’encontre de la volonté des meneurs. Et quand cette masse
aura risqué sa vie, la révolution aboutissant, les
social-démocrates surgiront tout à coup pour
s’approprier sans coup férir, les honneurs de la révolution
et tacher de s’en emparer.
Actuellement
les socialistes révolutionnaires ne sont pas tout à
fait impuissants ; ils peuvent aboutir aussi bien à une
dictature qu’à la liberté. Ils doivent donc tacher
qu’après la lutte la masse ne soit renvoyée avec des
remerciements pour services rendus, qu’elle ne soit pas désarmée ;
car celui qui possède la force prime le droit. Ils doivent
empêcher que d’autres apparaissent et s’organisent comme comité
central ou comme gouvernement, sous quelque forme que ce soit, et ne
pas se montrer eux-mêmes comme tels. Le peuple doit s’occuper
lui-même de ses affaires et défendre ses intérêts,
s’il ne veut de nouveau être dupé. Le peuple doit éviter
que des déclarations ronflantes des Droits. de l’Homme se
fassent SUR LE PAPIER, que la socialisation des moyens de production
soit décrétée et que ne surgissent en réalité
au pouvoir de nouveaux gouvernants, élus sous l’influence
néfaste des tripotages électoraux — qui ne sont pas
exclus sous le régime du Suffrage universel — et sous
l’apparence d’une fausse démocratie. Nous en avons assez des
réformes sur le papier : il est temps que l’ère des
véritables réformes arrive. Et cela ne se fera que
lorsque le peuple possédera réellement le pouvoir.
Qu’on ne joue pas, non plus, sur les mots « évolution »
et « révolution » comme si c’étaient des
antithèses, Tous deux ont la même signification ; leur
unique différence consiste dans la date de leur apparition (
…)
(…)
En effet, la révolution n’est autre chose que la phase finale
inévitable de toute évolution, mais il n’y a pas
d’antithèse entre ces deux. termes, comme on le proclame
souvent. Que l’on ne l’oublie pas, pour éviter toute
confusion. Une révolution est une transition vive, facilement
perceptible, d’un état à un autre ; une évolution,
une transition beaucoup plus lente et partout moins perceptible (…)
(…)
Résumons-nous et arrivons à établir cette
conclusion que le SOCIALISME EST EN DANGER par suite de la tendance
de la grande majorité. Et ce danger est l’influence du
capitalisme sur le parti social-démocrate. En effet, le
caractère moins révolutionnaire du parti dans plusieurs
pays provient de la circonstance qu’un nombre beaucoup plus grand
d’adhérents du parti ont quelque chose à perdre si un
changement violent de la société venait à se
produire. Voilà pourquoi la social-démocratie se montre
de plus en plus modérée sage, pratique, diplomatique
(d’après elle plus rusée), jusqu’à ce qu’elle
s’anémie à force de ruse et deviennent tellement pale
qu’elle ne se reconnaîtra plus. La social-démocratie
obtiendra encore beaucoup de voix, quoique l’augmentation ne se fasse
pas aussi vite que le rêvent Engels et Bebel — comparez à
ce sujet les dernières et avant-dernières élections
en Allemagne — il y aura plus de députés, de
conseillers communaux et autres dignitaires socialistes ; plus de
journaux, de librairies et d’imprimeries ; dans les pays comme la
Belgique et le Danemark il y aura plus de boulangeries, pharmacies,
etc., coopératives ; l’Allemagne comptera plus de marchands de
cigares, de patrons de brasserie, etc.; en un mot, un grand nombre de
personnes seront économiquement dépendantes du futur
« développement paisible et calme » du mouvement,
c’est-à-dire qu’il ne se produira aucune secousse
révolutionnaire qui ne soit un danger pour eux. Et justement
ils sont les meneurs du parti et, par suite de la discipline, presque
tout-puissants. Ici également ce sont les conditions
économiques qui dirigent leur politique (…)
(…)
L’idée révolutionnaire est supprimée par la
confiance dans le parlementarisme. On demande l’aumône à
la classe dominante, mais celle-ci agit d’après les besoins de
ses propres intérêts. Lorsqu’elle prend en considération
les revendications socialistes, elle ne le fait pas pour les
social-démocrates, mais pour elle-même. L’on aboutit
ainsi au marécage possibiliste petit-bourgeois et
involontairement la lutte des classes est mise à
l’arrière-plan.
Cela
sonne bien lorsqu’on veut nous faire croire que la classe
travailleuse doit s’emparer du pouvoir politique pour arriver à
son affranchissement économique, mais, pratiquement, est-ce
bien possible ?
(…)
Comment l’ouvrier, dépendant sous le rapport économique,
pourra-t-il jamais s’emparer du pouvoir politique ? Nous verrions
plutôt le baron de Münchausen passer au-dessus d’une
rivière en tenant en main la queue de sa perruque que la
classe ouvrière devenir maîtresse de la politique aussi
longtemps qu’économiquement elle est complètement
dépendante (…)
(…)
Pour nous la vérité est dans la parole suivante :
Aujourd’hui le vol est Dieu, le parlementarisme est son prophète
et l’État son bourreau ; c’est pourquoi nous restons dans les
rangs socialistes libertaires, qui ne chassent pas le diable par
Belzébut, le chef des diables, mais qui vont droit au but,
sans compromis et sans faire des offrandes sur l’autel de notre
société capitaliste corrompue (…)
(…)
Autant que qui que ce soit, je respecte Marx. Son esprit génial
a fait de lui un Darwin sur le terrain économique. Qui donc ne
rendrait volontiers hommage à un homme, qui, par sa méthode
scientifique, a forcé la science officielle à
l’honorer ? Son adversaire, Bakounine lui-même, ne reste pas en
arrière pour témoigner de Marx que sa « science
économique était incontestablement très
sérieuse, très profonde », et qu’il est un
« révolutionnaire sérieux, sinon toujours très
sincère, qu’il veut réellement le soulèvement
des masses ». Son influence fut tellement puissante que ses
disciples en arrivèrent à une sorte d’adoration du
maître. Ce que la tradition rapporte de Pythagore, à
savoir que le « il l’a dit » mettait fin, chez ses
disciples, à toute controverse, s’applique aujourd’hui à
l’école de Marx. La marxolâtrie est comme la
vénération que certaines personnes ont pour la Bible.
Il existe même une science, celle des commentaires officiels
et, sous l’inspiration d’Engels, chaque déviation du dogme est
stigmatisée comme une hérésie et le coupable est
jeté hors du temple des fidèles. Moi-même, à
un moment donné, j’ai senti cette puissance occulte, hypnotisé
comme je l’étais par Marx, mais graduellement, surtout par
suite de la conduite des fanatiques gardiens postés sur les
murs de la Sion socialiste, je me suis ressaisi, et sans vouloir
attenter à l’intégrité de Marx, je me suis
aperçu aussi qu’il a été l’homme du socialisme
autoritaire. Il est vrai que ses disciples l’ont dépassé
en autoritarisme (…)
(…)
Contre ces traits caractéristiques des marxistes, il n’y a pas
grand chose à dire, Et si jadis j’ai pu croire qu’il ne
fallait pas attribuer à Marx la tactique que ses partisans
aveugles ont déclarée la seule salutaire, j’ai fini par
me rendre compte que Marx lui-même suivrait cette direction.
J’en ai acquis la certitude par la lecture de cette lettre de
Bakounine où il est écrit :
« Le
fait principal, qui se retrouve également dans le manifeste
rédigé par Marx en 1864, au nom du conseil général
provisoire et qui a été éliminé du
programme de l’Internationale par le Congrès de Genève,
c’est la CONQUÊTE DU POUVOIR POLITIQUE PAR LA CLASSE OUVRIÈRE.
On comprend que des honnies aussi indispensables que MM. Marx et
Engels soient les partisans d’un programme qui, en consacrant et en
préconisant le pouvoir politique, ouvre la porte à
toutes les ambitions. Puisqu’il y aura un pouvoir politique, il y
aura nécessairement des sujets travestis républicainement
en citoyens, il est vrai, mais qui n’en seront pas moins des sujets,
et qui, comme tels seront forcés d’obéir, parce que
sans obéissance il n’y a point de pouvoir possible. On
m’objectera qu’ils n’obéissent pas à des hommes mais à
des lois qu’ils auront faites eux-mêmes. À cela je
répondrai que tout le monde sait comment, dans les pays les
plus démocratiques, les plus libres, mais politiquement
gouvernés, le peuple fait les lois, et ce que signifie son
obéissance à ces lois. Quiconque n’a pas le parti pris
de prendre des fictions pour des réalités, devra bien
reconnaître que, même dans ces pays, le Peuple obéit
non à des lois qu’il fait réellement, mais qu’on fait
en son nom, et qu’obéir à ces lois n’a jamais d’autre
sens pour lui que de se soumettre à l’arbitraire d’une
minorité tutélaire et gouvernante quelconque, ou, ce
qui veut dire la même chose, d’être librement esclave. »
Nous.
voyons que « la conquête du pouvoir politique par la
classe ouvrière » fut déjà son idée
fixe et lorsqu’il parlait de la dictature du prolétariat, ne
voulait-il pas parler en réalité de la dictature des
MENEURS du prolétariat ? En ce cas, il faut l’avouer, le
parti social démocrate allemand a suivi religieusement la
ligne de conduite tracée par Marx. L’idéal peut
donc se condenser dans ces quelques mots : « L’assujettissement
politique et l’exploitation économique des classes ». Il
est impossible de se soustraire à cette conclusion lorsqu’on
vise à « la conquête du pouvoir politique par la
classe ouvrière » avec toutes ses inévitables
conséquences (…)
(…)
D’après Bakounine, en effet, les marxistes s’imaginent que « le
prolétariat des villes est appelé aujourd’hui à
détrôner la classe bourgeoise, à l’absorber et à
partager avec elle la domination et l’exploitation du prolétariat
des campagnes, ce dernier paria de l’histoire, sauf à celui-ci
de se révolter, et de supprimer toutes les classes, toutes les
dominations, tous les pouvoirs, en un mot tous les États plus
tard ». Et comme il apprécie bien la signification des
candidatures ouvrières pour les corps législatifs
lorsqu’il écrit : « C’est toujours le même
tempérament allemand et la même logique qui les conduit
directement, fatalement, dans ce que nous appelons le SOCIALISME
BOURGEOIS, et à la conclusion d’un pacte politique nouveau
entre la bourgeoisie radicale, ou forcée de se faire telle, et
la minorité INTELLIGENTE, respectable, c’est-à-dire
EMBOURGEOISÉE du prolétariat des villes, à
l’exclusion et au détriment de la masse du prolétariat,
non seulement des campagnes, mais des villes. Tel est le vrai sens
des candidatures ouvrières aux Parlement des États
existants et celui de la conquête politique du pouvoir par la
classe ouvrière ».
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