La Presse Anarchiste

Parlementarisme et marxisme

Les
rap­ports entre le marx­isme et le par­lemen­tarisme ont l’air très
com­pliqué et con­tra­dic­toire. Sur ce point, comme d’ailleurs
sur beau­coup d’autres, leur posi­tion varie d’une extrémité
à l’autre, depuis l’i­den­ti­fi­ca­tion et l’ap­pli­ca­tion jusqu’au
refus com­plet. Et, ce qui est encore plus sig­ni­fi­catif, les marxistes
trou­vent tou­jours les expli­ca­tions et les bases « scientifiques »
et « his­toriques » de n’im­porte laque­lle de ces positions.
Ou si ces expli­ca­tions sont dif­fi­ciles à trou­ver, les
ques­tions théoriques, c’est-à-dire immuables,
devi­en­nent un prob­lème tac­tique qu’on peut chang­er autant de
fois que l’on veut. Ain­si, nous assis­tons, depuis le XXe
Con­grès du P.C. sovié­tique à l’ap­pari­tion d’une
nou­velle tac­tique por­tant sur les mérites et les avan­tages du
par­lemen­tarisme, voie vers le socialisme :

«…
Une solide majorité par­lemen­taire sur la base d’un front
ouvri­er et pop­u­laire et la col­lab­o­ra­tion poli­tique entre différents
par­tis et organ­i­sa­tions sociales peut faire du par­lement, instrument
au ser­vice de la classe bour­geoise, un instru­ment du peuple
tra­vailleur…» (Dernière Déc­la­ra­tion des chefs
des P.C. réu­nis à Moscou en novem­bre 1957). Essayons de
met­tre un peu de clarté dans ces contradictions.

Nous
ne chercherons pas l’ex­pli­ca­tion et la sig­ni­fi­ca­tion de ce dernier
« nou­veau retour » dans la tac­tique du Krem­lin car nous en
ignorons les vrais motifs et, risquons d’en­tr­er dans le domaine des
hypothès­es. Mais nous essaierons plutôt de remon­ter à
la base de cette ques­tion qui existe depuis à peu près
un siè­cle, au lieu de nous arrêter à ses
con­séquences. Dès la 2e moitié du
XIXe siè­cle, com­mence­ment de la vie organisée
du mou­ve­ment social­iste, ce fut un des prob­lèmes théoriques
fon­da­men­taux débat­tus dans la presse et dis­cutés dans
les con­grès. Il fut, entre autres, un des signes de
dif­féren­ti­a­tion entre les types de mou­ve­ments social­istes. Il
joua aus­si un rôle pra­tique, car l’ac­cep­ta­tion ou le refus du
par­lemen­tarisme mod­i­fi­ait pro­fondé­ment l’ac­tiv­ité de
telle ou telle organ­i­sa­tion social­iste, avec tout ce qui s’en suit. À
vrai dire, la dis­cus­sion ne dura pas longtemps, dès le début
l’in­tran­sigeance et l’e­sprit autori­taire de Marx et Engels
déplacèrent la dis­cus­sion sur le plan per­son­nel, la
tranchèrent par des exclu­sions et des inter­dic­tions, puis par
la chas­se aux héré­tiques en même temps que
l’éd­i­fi­ca­tion d’une vérité unique, d’une
dis­ci­pline, d’un par­ti et d’un chef uniques. Ils furent aidés
par la con­duite des mil­i­tants trou­vés une fois en minorité
et dégout­tés de pareilles méth­odes, qui se sont
enfer­més dans leur pro­pre organ­i­sa­tion leur lais­sant le champ
libre tout en étant con­va­in­cus de la valeur de leurs
principe…

Il y
a de nou­veau dans l’air depuis un cer­tain temps un esprit de
dis­cus­sion, de recherche,de redresse­ment, de redé­cou­verte des
solu­tions de la ques­tion sociale, que beau­coup avaient cru résolue
une fois pour toutes. Nous espérons avoir bientôt
l’oc­ca­sion de revenir sur cette nou­velle attitude.

Pour
nous lim­iter ici au sujet de notre tra­vail, nous pen­sons utile de
repub­li­er quelques pages d’un ouvrage paru il y a plus demi-siècle
où la ques­tion théorique et pra­tique du parlementarisme
a été con­crète­ment discutée.

Avant
de don­ner la parole à F. Domela Nieuwen­huis, il faut placer
son livre « Le social­isme en dan­ger » (éd. Stock,
1897) dans son con­texte historique.

D’abord
quelques mots sur Nieuwen­huis : il était mem­bre du parti
social-démoc­rate, marx­iste. Mais il a quit­té le Parti
après y avoir con­sti­tué une oppo­si­tion interne de
gauche. Cette évo­lu­tion n’é­tait pas isolée chez
lui ni chez les soci­aux-démoc­rates hol­landais ; à la
même époque, Fer­nand Pell­outi­er en France, Wil­hem Wern
et d’autres en Alle­magne ont par­cou­ru le même chemin. Au
com­mence­ment, Nieuwen­huis déclarait sa fidélité
à Marx et en se bas­ant sur cer­tains de ses écrits qui
coïn­cidaient avec sa posi­tion, a essayé de se défendre ;
mais il s’est vite aperçu que mal­gré les contradictions
appar­entes chez Marx, le fond en était profondément
unique et inac­cept­able pour lui. D’un autre côté,
Engels, encore en vie à cette époque et déjà
con­sid­éré comme con­tin­u­a­teur de l’œu­vre de Marx, non
seule­ment s’est rangé aux côtés des chefs
offi­ciels des social-démoc­ra­ties européennes, mais a
stig­ma­tisé toute oppo­si­tion. Nieuwen­huis et les autres sont
ain­si arrivés à un rap­proche­ment avec l’a­n­ar­chisme sur
une base théorique et pratique.

Un
autre point intéres­sant : la dis­cus­sion et la séparation
de D.N. por­tait prin­ci­pale­ment sur la par­tic­i­pa­tion ou
non-par­tic­i­pa­tion par­lemen­taire, avec ses conséquences :
réformisme ou révo­lu­tion, lutte poli­tique ou
économique, accep­ta­tion ou refus de l’É­tat soit tel
qu’il est, soit sous forme d’un État pop­u­laire ou même
socialiste.

Un
dernier point : les posi­tions que D.N com­bat­tait, n’é­taient pas
seule­ment celles du par­ti Social-démoc­rate alle­mand, mais les
posi­tions offi­cielles du marx­isme, bénies par Engels lui-même ;
elles étaient donc par con­séquent celles de tous les
P.S.D., y com­pris de Russie. Il ne faut pas oubli­er que le 1er
groupe marx­iste russe est celui de Ple­hanov à Genève
(1883) et le 1er Con­grès de R.S.D.R.P. (par­ti
social-démoc­rate ouvri­er russe) a eu lieu à Min­sk en
1898. Plus tard, Lénine a essayé et a réus­si à
don­ner un autre aspect à ce par­ti, et même à en
chang­er le nom, mais le lénin­isme lui-même est
solide­ment basé sur Marx et Engels. C’est-à-dire que
les cri­tiques que D. Nieuwen­huis adresse aux chefs social-démocrates
de son époque sont val­ables pour les épo­ques suivantes,
y com­pris les social-démoc­rates actuels ; elles sont val­ables à
un moin­dre degré pour les autres courants du marxisme

L’époque
traitée dans « Le social­isme en dan­ger » inclut plus
par­ti­c­ulière­ment la péri­ode com­prise entre le Congrès
du P.S.-D. alle­mand du Gotha (1876) et celui de Halle (1890) et
Erfurt (1891). Pen­dant cette péri­ode, il men­tionne aus­si les
Con­grès Inter­na­tionaux de la Social-Démoc­ra­tie de Paris
(1889), de Brux­elles et Zürich (1893). Dans toutes ces réunions
le par­lemen­tarisme fig­u­rait à l’or­dre du jour. Son étude
com­mence plus pré­cisé­ment par les dis­cus­sions et les
dif­férents points de vue exprimés au Congrès
d’Er­furt (1891). Liebknecht et Bebel étaient à l’époque
les chefs du par­ti social-démoc­rate allemand.

— O —

(…)
Le social­isme inter­na­tion­al tra­verse, en ce moment, une crise
pro­fonde. Dans tous les pays, se révèle la même
diver­gence de con­cep­tion ; dans. tous les pays deux courants se
man­i­fes­tent : on pour­rait les inti­t­uler par­lemen­taire et
antipar­lemen­taire, ou par­lemen­taire et révo­lu­tion­naire, ou
encore autori­taire et libertaire (…)

(…)
Ce fut le Comité Cen­tral Révo­lu­tion­naire de Paris qui
présen­ta au Con­grès de Zürich en 1893 la
réso­lu­tion suivante :

« Le
Con­grès décide : L’ac­tion inces­sante pour la conquête
du pou­voir poli­tique par le par­ti Social­iste et la classe ouvrière
est le pre­mier des devoirs, car c’est seule­ment lorsqu’elle sera
maîtresse du pou­voir poli­tique que la classe ouvrière,
anéan­tis­sant priv­ilèges et class­es, expro­pri­ant la
classe gou­ver­nante et pos­sé­dante, pour­ra s’emparer entièrement
de ce pou­voir et fonder le régime d’é­gal­ité et
de sol­i­dar­ité de la République sociale ».

On
doit recon­naître que ce n’é­tait pas habile. En effet, il
est naïf de croire que l’on puisse se servir du pouvoir
poli­tique pour anéan­tir class­es et priv­ilèges, pour
expro­prier la classe pos­sé­dante. Donc nous devons
tra­vailler jusqu’à ce que nous ayons obtenu la majorité
au Par­lement et alors, calmes et sere­ins, nous procéderons,
par décret du Par­lement, à l’ex­pro­pri­a­tion de la classe
pos­sé­dante. O sanc­ta sim­plic­i­tas ! Comme si la classe
pos­sé­dante, dis­posant de tous les moyens de force, le
per­me­t­trait jamais.

Une
propo­si­tion de même ten­dance, mais for­mulée plus
adroite­ment, fut soumise à la dis­cus­sion par le parti
social-démoc­rate alle­mand. On y dis­ait que « La lutte
con­tre la dom­i­na­tion de class­es et l’ex­ploita­tion doit être
POLITIQUE et avoir pour but la CONQUÊTE DE LA PUISSANCE
POLITIQUE ». Le but est donc la pos­ses­sion du pou­voir politique,
ce qui est en par­faite con­cor­dance avec les paroles de Bebel à
la réu­nion du par­ti à Erfurt :

« En
pre­mier lieu nous avons à con­quérir et utilis­er le
pou­voir poli­tique, afin d’ar­riv­er « égale­ment » au
pou­voir économique par l’ex­pro­pri­a­tion de la
société-bour­geoise. Une fois le pou­voir poli­tique dans
nos mains, le reste suiv­ra de soi»…

Oui,
on alla même si loin qu’il fut déclaré :

«…
C’est ain­si que seul celui qui pren­dra une part active à cette
lutte poli­tique de classe, et se servi­ra de tous les moyens
poli­tiques de com­bat qui sont à la dis­po­si­tion de la classe
ouvrière, sera recon­nu un mem­bre act­if de la démocratie
social­iste inter­na­tionale révolutionnaire ».

(…)
Lors de la réu­nion du par­ti à Erfurt, Bebel répéta
ce qu’il avait écrit précédemment :

« On
doit en finir enfin avec cette con­tin­uelle Nor­glerei (chi­cane) et ces
bran­dons de dis­corde qui font croire au-dehors que le par­ti est
divisé ; je ferai en sorte dans le cours de nos réunions
que toute équiv­oque dis­paraisse entre le par­ti et l’opposition
et que, si l’op­po­si­tion ne se ral­lie pas à l’at­ti­tude et à
la tac­tique du par­ti, elle ait l’oc­ca­sion de fonder un par­ti séparé ».

N’est-ce
pas comme l’empereur Guil­laume, par­lant des Nor­gler (chi­ca­neurs) et
dis­ant : si cela ne leur plaît pas, ils n’ont qu’à
quit­ter l’Alle­magne ? — Moi, Guil­laume, je ne souf­fre pas de
Nor­glerei, dit l’empereur. — Moi, Bebel, je ne souf­fre pas de
Nor­glerei dans le par­ti, dit le dic­ta­teur socialiste.

Touchante
analogie ! (…)

(…)
Propo­si­tion votée par le Congrès :

« Con­sid­érant
que l’ac­tion poli­tique n’est qu’un moyen pour arriv­er à
l’af­fran­chisse­ment économique du pro­lé­tari­at : le
Con­grès déclare, en se bas­ant sur les résolutions
du Con­grès de Brux­elles con­cer­nant la lutte de classes :

Que l’or­gan­i­sa­tion
nationale et inter­na­tionale des ouvri­ers de tous le pays en
asso­ci­a­tions de métiers et autres organ­i­sa­tions pour
com­bat­tre l’ex­ploita­tion, est une néces­sité absolue ;

Que l’ac­tion
poli­tique est néces­saire, aus­si bien dans un but
d’ag­i­ta­tion et de dis­cus­sion ressor­tant des principes du
social­isme que dans le but d’obtenir des réformes urgentes.
À cette fin, il ordonne aux ouvri­ers de tous les pays de
lut­ter pour la con­quête et l’ex­er­ci­ce des droits politiques
qui se présen­tent comme néces­saire pour faire valoir
avec le plus d’ac­cent et de force pos­si­bles les prétentions
des ouvri­ers dans les corps lég­is­lat­ifs et gou­ver­nants ; de
s’emparer des moyens de pou­voir poli­tique, moyens de dom­i­na­tion du
cap­i­tal, et de les chang­er en moyens utiles à la délivrance
du prolétariat » (…)

(…)
Que restait-il du Liebknecht révo­lu­tion­naire qui dis­ait si
juste­ment que « le social­isme n’est plus une ques­tion de théorie
mais une ques­tion brûlante qui doit être résolue,
non au par­lement, mais dans la rue, sur le champ de bataille, comme
toute autre ques­tion brûlante » ?

(…)
Après avoir dit que « avec le suf­frage uni­versel, voter
ou ne pas vot­er n’est qu’une ques­tion d’u­til­ité, non de
principe », il conclut :

« NOS
DISCOURS NE PEUVENT AVOIR AUCUNE INFLUENCE SUR LA LÉGISLATION ;
NOUS NE CONVERTIRONS PAS LE PARLEMENT PAR DES PAROLES ; PAR NOS
DISCOURS NOUS NE POUVONS JETER DANS LA MASSE DES VÉRITÉS
QU’IL NE SOIT PAS POSSIBLE DE MIEUX DIVULGUER D’UNE AUTRE MANIÈRE.

Quelle
util­ité pra­tique offrent alors les dis­cours au Parlement ?
Aucune. Et par­ler sans but con­stitue la sat­is­fac­tion des imbéciles.
Pas un seul avan­tage. Et voici, de l’autre côté, les
désavantages :

SACRIFICE
DES PRINCIPES ; ABAISSEMENT DE LA LUTTE POLITIQUE SÉRIEUSE À
UNE ESCARMOUCHE PARLEMENTAIRE ; FAIRE CROIRE AU PEUPLE QUE LE
PARLEMENT BISMARCKIEN EST APPELÉ A RÉSOUDRE LA
QUESTION SOCIALE.

Et
pour des raisons pra­tiques nous devri­ons nous occu­per du Parlement ?

SEULE
LA TRAHISON OU L’AVEUGLEMENT POURRAIT NOUS Y CONTRAINDRE. »

On
ne saurait s’ex­primer plus énergique­ment ni d’une façon
plus juste. Quelle sin­gulière incon­séquence ! D’après
ses prémiss­es et après avoir fait un bilan qui se
clô­tu­rait au désa­van­tage de la par­tic­i­pa­tion aux travaux
par­lemen­taires, il aurait dû con­clure inévitable­ment à
la non-par­tic­i­pa­tion ; pour­tant il dis : 

« Pour
éviter que le mou­ve­ment social­iste ne sou­ti­enne le césarisme,
il faut que le Social­isme entre dans la lutte politique ».

Com­prenne
qui pour­ra com­ment un homme si logique peut s’abîmer ain­si dans
les contradictions.

(…)
Le tri­om­phe de la social-démoc­ra­tie sera alors la défaite
du social­isme, comme la vic­toire de l’église chrétienne
con­sti­tua la chute du principe chré­tien. Déjà
les con­grès inter­na­tionaux ressem­blent à des conciles
économiques, où le par­ti tri­om­phant expulse ceux
qui pensent autrement.

Déjà,
la cen­sure est appliquée à tout écrit
social­iste : après seule­ment que Bern­stein, à Londres,
l’a exam­iné et qu’En­gels y a apposé le sceau de
« doc­trine pure » l’écrit est accep­té et l’on
s’oc­cupe de le vul­garis­er par­mi les coreligionnaires (…)

(…)
Main­tenant il existe encore deux points de vue chez les
par­lemen­taires, notam­ment il y en a qui veu­lent la con­quête du
pou­voir poli­tique pour s’emparer par là du pou­voir économique ;
cela con­stitue la tac­tique de la social-démoc­ra­tie allemande
actuelle, d’après les déc­la­ra­tions formelles de Bebel,
Liebknecht et leurs acolytes. D’un autre côté se
trou­vent ceux qui veu­lent bien par­ticiper à l’ac­tion politique
et par­lemen­taire, mais seule­ment dans un but d’ag­i­ta­tion. C’est
tou­jours de la demi-besogne. Il faut qu’une porte soit ouverte ou
fer­mée. On com­mence par pro­pos­er des can­di­dats de
protes­ta­tion ; si le mou­ve­ment aug­mente, ils devi­en­nent des candidats
sérieux. Une fois élus, les députés
social­istes pren­nent une atti­tude néga­tive, mais, leur nombre
aug­men­tant, ils sont bien for­cés de présen­ter des
pro­jets de loi. Et s’ils veu­lent les faire accepter, ce ne sera qu’en
pro­posant des com­pro­mis, comme Singer l’a fait remar­quer. C’est le
pre­mier pas qui coûte et une fois sur la pente on est forcé
de descen­dre. Le pro­gramme pra­tique voté à Erfurt
n’est-il pas à peu près lit­térale­ment celui des
rad­i­caux français ? Les ordres du jour des derniers congrès
inter­na­tionaux por­taient-ils un seul point qui fut spécifiquement
social­iste ? Le véri­ta­ble principe devient de plus en plus une
enseigne pour un avenir éloigné, et en atten­dant on
tra­vaille aux reven­di­ca­tions pra­tiques, ce que l’on peut faire
par­faite­ment avec les radicaux.

On
se représente la chose un peu naïve­ment. Voici la base du
raison­nement des par­lemen­taires : il faut tâch­er d’obtenir parmi
les électeurs une majorité ; ceux-ci enver­ront des
social­istes au Par­lement et si nous par­venons à y avoir la
majorité plus un, tout est dit. Il n’y a plus qu’à
faire des lois, à notre guise, dans l’intérêt
général (…)

(…)
Il y a con­nex­ion entre lib­erté économique et liberté
poli­tique de sorte qu’à chaque nou­velle phase économique
de la vie cor­re­spond une nou­velle phase poli­tique. Kropotkine l’a
très bien démon­tré. La monar­chie absolue dans la
poli­tique s’ac­corde avec le sys­tème de l’esclavage personnel
et du ser­vage dans l’é­conomie. Le sys­tème représentatif
en poli­tique cor­re­spond au sys­tème mer­ce­naire Toute­fois ils
con­stituent deux formes dif­férentes d’un même principe.
Un nou­veau mode de pro­duc­tion ne peut jamais s’ac­corder avec un
ancien mode de con­som­ma­tion, et ne peut non plus s’ac­corder des
formes suran­nées de l’or­gan­i­sa­tion poli­tique. Dans la société
où la dif­férence entre cap­i­tal­iste et ouvrier
dis­paraît, il n’y a pas de néces­sité d’un
gou­verne­ment : ce serait un anachro­nisme, un obsta­cle. Des ouvriers
libres deman­dent une organ­i­sa­tion libre, et celle-ci est incompatible
avec la supré­matie d’in­di­vidus dans l’É­tat.. Le système
non cap­i­tal­iste com­prend en soi le sys­tème non gouvernemental.

Les
chemins suiv­is par les deux social­ismes n’aboutis­sent pas au même
point ; non, ce sont des chemins par­al­lèles qui ne se joindront
jamais. Le social­isme par­lemen­taire doit aboutir au social­isme de
l’É­tat. Les social­istes par­lemen­taires ne s’en aperçoivent
pas encore (…)

(…)
Les social­istes d’É­tat ou social­istes par­lemen­taires ne
veu­lent PAS L’ABOLITION DE L’ÉTAT mais la cen­tral­i­sa­tion de la
pro­duc­tion aux mains du gou­verne­ment, c’est-à-dire : L’ÉTAT
ORDONNATEUR GÉNÉRAL (alrege­laar) DANS
L’INDUSTRIE. Ne cite-t-on pas Glas­gow et son organ­i­sa­tion communale
comme exem­ple de social­isme pra­tique ? Émile Van­dervelde, dans
sa brochure « Le Col­lec­tivisme », sig­nale le même
cas. Eh bien, si c’est là le mod­èle, les espérances
de ce social­isme pra­tique ne sont pas grandes…

(…)
Une fois un État social-démoc­ra­tique constitué,
il ne sera pas facile de l’abolir et il est bien pos­si­ble qu’il soit
moins dif­fi­cile de l’empêcher de se dévelop­per à
sa nais­sance que de l’anéan­tir lorsqu’il sera constitué.
On ne peut sup­pos­er que le peu­ple, après avoir épuisé
ses forces dans la lutte homérique con­tre la bour­geoisie, sera
immé­di­ate­ment prêt à lut­ter con­tre l’État
bureau­cra­tique des social-démoc­rates. Si nous arrivons jamais
à cet État-là nous serons pen­dant longtemps
acca­blés par ses béné­dic­tions. De la révolution
chré­ti­enne au com­mence­ment de notre ère — qui était
d’abord égale­ment à ten­dance com­mu­niste — nous sommes
tombés aux mains du despo­tisme cléri­cal et féodal
et nous le subis­sons actuelle­ment à peu près depuis 20
siècles.

Si
cela peut être évité, employons‑y nos efforts.
Liebknecht croy­ait à Berlin que le social­isme d’É­tat et
la social-démoc­ra­tie n’avaient plus que la dernière
bataille à livr­er : « plus le cap­i­tal­isme marche à
sa ruine, s’émi­ette et se dis­sout, plus la société
bour­geoise s’aperçoit que finale­ment elle ne peut se défendre
con­tre les attaques des idées social­istes, et d’au­tant plus
nous appro­chons de l’in­stant ou le social­isme d’É­tat sera
proclamé sérieuse­ment ; et la dernière bataille
que la social-démoc­ra­tie aura à livr­er se fera sous la
devise : “Ici, la social-démoc­ra­tie, là, le socialisme
d’É­tat”». La pre­mière par­tie est vraie, la
sec­onde pas. Il est évi­dent qu’alors les social-démocrates
auront été telle­ment absorbés par les
social­istes d’É­tat, qu’ils fer­ont cause com­mune. N’oublions
pas que, d’après toute apparence la révo­lu­tion ne se
fera pas par les social-démoc­rates, qui pour la plu­part se
sont dépouil­lés, excep­tés en paroles, de leur
car­ac­tère révo­lu­tion­naire, mais par la masse qui,
dev­enue impa­tiente, com­mencera la révo­lu­tion à
l’en­con­tre de la volon­té des meneurs. Et quand cette masse
aura risqué sa vie, la révo­lu­tion aboutis­sant, les
social-démoc­rates sur­giront tout à coup pour
s’ap­pro­prier sans coup férir, les hon­neurs de la révolution
et tach­er de s’en emparer.

Actuelle­ment
les social­istes révo­lu­tion­naires ne sont pas tout à
fait impuis­sants ; ils peu­vent aboutir aus­si bien à une
dic­tature qu’à la lib­erté. Ils doivent donc tacher
qu’après la lutte la masse ne soit ren­voyée avec des
remer­ciements pour ser­vices ren­dus, qu’elle ne soit pas désarmée ;
car celui qui pos­sède la force prime le droit. Ils doivent
empêch­er que d’autres appa­rais­sent et s’or­gan­isent comme comité
cen­tral ou comme gou­verne­ment, sous quelque forme que ce soit, et ne
pas se mon­tr­er eux-mêmes comme tels. Le peu­ple doit s’occuper
lui-même de ses affaires et défendre ses intérêts,
s’il ne veut de nou­veau être dupé. Le peu­ple doit éviter
que des déc­la­ra­tions ron­flantes des Droits. de l’Homme se
fassent SUR LE PAPIER, que la social­i­sa­tion des moyens de production
soit décrétée et que ne sur­gis­sent en réalité
au pou­voir de nou­veaux gou­ver­nants, élus sous l’influence
néfaste des tripotages élec­toraux — qui ne sont pas
exclus sous le régime du Suf­frage uni­versel — et sous
l’ap­parence d’une fausse démoc­ra­tie. Nous en avons assez des
réformes sur le papi­er : il est temps que l’ère des
véri­ta­bles réformes arrive. Et cela ne se fera que
lorsque le peu­ple pos­sédera réelle­ment le pouvoir.
Qu’on ne joue pas, non plus, sur les mots « évolution »
et « révo­lu­tion » comme si c’é­taient des
antithès­es, Tous deux ont la même sig­ni­fi­ca­tion ; leur
unique dif­férence con­siste dans la date de leur apparition (
…)

(…)
En effet, la révo­lu­tion n’est autre chose que la phase finale
inévitable de toute évo­lu­tion, mais il n’y a pas
d’an­tithèse entre ces deux. ter­mes, comme on le proclame
sou­vent. Que l’on ne l’ou­blie pas, pour éviter toute
con­fu­sion. Une révo­lu­tion est une tran­si­tion vive, facilement
per­cep­ti­ble, d’un état à un autre ; une évolution,
une tran­si­tion beau­coup plus lente et partout moins perceptible (…)

(…)
Résumons-nous et arrivons à établir cette
con­clu­sion que le SOCIALISME EST EN DANGER par suite de la tendance
de la grande majorité. Et ce dan­ger est l’in­flu­ence du
cap­i­tal­isme sur le par­ti social-démoc­rate. En effet, le
car­ac­tère moins révo­lu­tion­naire du par­ti dans plusieurs
pays provient de la cir­con­stance qu’un nom­bre beau­coup plus grand
d’ad­hérents du par­ti ont quelque chose à per­dre si un
change­ment vio­lent de la société venait à se
pro­duire. Voilà pourquoi la social-démoc­ra­tie se montre
de plus en plus mod­érée sage, pra­tique, diplomatique
(d’après elle plus rusée), jusqu’à ce qu’elle
s’anémie à force de ruse et devi­en­nent telle­ment pale
qu’elle ne se recon­naî­tra plus. La social-démocratie
obtien­dra encore beau­coup de voix, quoique l’aug­men­ta­tion ne se fasse
pas aus­si vite que le rêvent Engels et Bebel — com­parez à
ce sujet les dernières et avant-dernières élections
en Alle­magne  — il y aura plus de députés, de
con­seillers com­mu­naux et autres dig­ni­taires social­istes ; plus de
jour­naux, de librairies et d’im­primeries ; dans les pays comme la
Bel­gique et le Dane­mark il y aura plus de boulan­geries, pharmacies,
etc., coopéra­tives ; l’Alle­magne comptera plus de marchands de
cig­a­res, de patrons de brasserie, etc.; en un mot, un grand nom­bre de
per­son­nes seront économique­ment dépen­dantes du futur
« développe­ment pais­i­ble et calme » du mouvement,
c’est-à-dire qu’il ne se pro­duira aucune secousse
révo­lu­tion­naire qui ne soit un dan­ger pour eux. Et justement
ils sont les meneurs du par­ti et, par suite de la dis­ci­pline, presque
tout-puis­sants. Ici égale­ment ce sont les conditions
économiques qui diri­gent leur politique (…)

(…)
L’idée révo­lu­tion­naire est sup­primée par la
con­fi­ance dans le par­lemen­tarisme. On demande l’aumône à
la classe dom­i­nante, mais celle-ci agit d’après les besoins de
ses pro­pres intérêts. Lorsqu’elle prend en considération
les reven­di­ca­tions social­istes, elle ne le fait pas pour les
social-démoc­rates, mais pour elle-même. L’on aboutit
ain­si au marécage pos­si­biliste petit-bour­geois et
involon­taire­ment la lutte des class­es est mise à
l’arrière-plan.

Cela
sonne bien lorsqu’on veut nous faire croire que la classe
tra­vailleuse doit s’emparer du pou­voir poli­tique pour arriv­er à
son affran­chisse­ment économique, mais, pra­tique­ment, est-ce
bien possible ?

(…)
Com­ment l’ou­vri­er, dépen­dant sous le rap­port économique,
pour­ra-t-il jamais s’emparer du pou­voir poli­tique ? Nous verrions
plutôt le baron de Mün­chausen pass­er au-dessus d’une
riv­ière en ten­ant en main la queue de sa per­ruque que la
classe ouvrière devenir maîtresse de la poli­tique aussi
longtemps qu’é­conomique­ment elle est complètement
dépendante (…)

(…)
Pour nous la vérité est dans la parole suivante :
Aujour­d’hui le vol est Dieu, le par­lemen­tarisme est son prophète
et l’É­tat son bour­reau ; c’est pourquoi nous restons dans les
rangs social­istes lib­er­taires, qui ne chas­sent pas le dia­ble par
Belzébut, le chef des dia­bles, mais qui vont droit au but,
sans com­pro­mis et sans faire des offran­des sur l’au­tel de notre
société cap­i­tal­iste corrompue (…)

(…)
Autant que qui que ce soit, je respecte Marx. Son esprit génial
a fait de lui un Dar­win sur le ter­rain économique. Qui donc ne
rendrait volon­tiers hom­mage à un homme, qui, par sa méthode
sci­en­tifique, a for­cé la sci­ence offi­cielle à
l’honor­er ? Son adver­saire, Bak­ou­nine lui-même, ne reste pas en
arrière pour témoign­er de Marx que sa « science
économique était incon­testable­ment très
sérieuse, très pro­fonde », et qu’il est un
« révo­lu­tion­naire sérieux, sinon tou­jours très
sincère, qu’il veut réelle­ment le soulèvement
des mass­es ». Son influ­ence fut telle­ment puis­sante que ses
dis­ci­ples en arrivèrent à une sorte d’ado­ra­tion du
maître. Ce que la tra­di­tion rap­porte de Pythagore, à
savoir que le « il l’a dit » met­tait fin, chez ses
dis­ci­ples, à toute con­tro­verse, s’ap­plique aujour­d’hui à
l’é­cole de Marx. La marx­olâtrie est comme la
vénéra­tion que cer­taines per­son­nes ont pour la Bible.
Il existe même une sci­ence, celle des com­men­taires officiels
et, sous l’in­spi­ra­tion d’En­gels, chaque dévi­a­tion du dogme est
stig­ma­tisée comme une hérésie et le coupable est
jeté hors du tem­ple des fidèles. Moi-même, à
un moment don­né, j’ai sen­ti cette puis­sance occulte, hypnotisé
comme je l’é­tais par Marx, mais gradu­elle­ment, surtout par
suite de la con­duite des fana­tiques gar­di­ens postés sur les
murs de la Sion social­iste, je me suis res­saisi, et sans vouloir
atten­ter à l’in­tégrité de Marx, je me suis
aperçu aus­si qu’il a été l’homme du socialisme
autori­taire. Il est vrai que ses dis­ci­ples l’ont dépassé
en autoritarisme (…)

(…)
Con­tre ces traits car­ac­téris­tiques des marx­istes, il n’y a pas
grand chose à dire, Et si jadis j’ai pu croire qu’il ne
fal­lait pas attribuer à Marx la tac­tique que ses partisans
aveu­gles ont déclarée la seule salu­taire, j’ai fini par
me ren­dre compte que Marx lui-même suiv­rait cette direction.
J’en ai acquis la cer­ti­tude par la lec­ture de cette let­tre de
Bak­ou­nine où il est écrit :

« Le
fait prin­ci­pal, qui se retrou­ve égale­ment dans le manifeste
rédigé par Marx en 1864, au nom du con­seil général
pro­vi­soire et qui a été élim­iné du
pro­gramme de l’In­ter­na­tionale par le Con­grès de Genève,
c’est la CONQUÊTE DU POUVOIR POLITIQUE PAR LA CLASSE OUVRIÈRE.
On com­prend que des hon­nies aus­si indis­pens­ables que MM. Marx et
Engels soient les par­ti­sans d’un pro­gramme qui, en con­sacrant et en
pré­con­isant le pou­voir poli­tique, ouvre la porte à
toutes les ambi­tions. Puisqu’il y aura un pou­voir poli­tique, il y
aura néces­saire­ment des sujets trav­es­tis républicainement
en citoyens, il est vrai, mais qui n’en seront pas moins des sujets,
et qui, comme tels seront for­cés d’obéir, parce que
sans obéis­sance il n’y a point de pou­voir pos­si­ble. On
m’ob­jectera qu’ils n’obéis­sent pas à des hommes mais à
des lois qu’ils auront faites eux-mêmes. À cela je
répondrai que tout le monde sait com­ment, dans les pays les
plus démoc­ra­tiques, les plus libres, mais politiquement
gou­vernés, le peu­ple fait les lois, et ce que sig­ni­fie son
obéis­sance à ces lois. Quiconque n’a pas le par­ti pris
de pren­dre des fic­tions pour des réal­ités, devra bien
recon­naître que, même dans ces pays, le Peu­ple obéit
non à des lois qu’il fait réelle­ment, mais qu’on fait
en son nom, et qu’obéir à ces lois n’a jamais d’autre
sens pour lui que de se soumet­tre à l’ar­bi­traire d’une
minorité tutélaire et gou­ver­nante quel­conque, ou, ce
qui veut dire la même chose, d’être libre­ment esclave. »

Nous.
voyons que « la con­quête du pou­voir poli­tique par la
classe ouvrière » fut déjà son idée
fixe et lorsqu’il par­lait de la dic­tature du pro­lé­tari­at, ne
voulait-il pas par­ler en réal­ité de la dic­tature des
MENEURS du pro­lé­tari­at ? En ce cas, il faut l’avouer, le
par­ti social démoc­rate alle­mand a suivi religieuse­ment la
ligne de con­duite tracée par Marx
. L’idéal peut
donc se con­denser dans ces quelques mots : « L’assujettissement
poli­tique et l’ex­ploita­tion économique des class­es ». Il
est impos­si­ble de se sous­traire à cette con­clu­sion lorsqu’on
vise à « la con­quête du pou­voir poli­tique par la
classe ouvrière » avec toutes ses inévitables
conséquences (…)

(…)
D’après Bak­ou­nine, en effet, les marx­istes s’imag­i­nent que « le
pro­lé­tari­at des villes est appelé aujour­d’hui à
détrôn­er la classe bour­geoise, à l’ab­sorber et à
partager avec elle la dom­i­na­tion et l’ex­ploita­tion du prolétariat
des cam­pagnes, ce dernier paria de l’his­toire, sauf à celui-ci
de se révolter, et de sup­primer toutes les class­es, toutes les
dom­i­na­tions, tous les pou­voirs, en un mot tous les États plus
tard ». Et comme il appré­cie bien la sig­ni­fi­ca­tion des
can­di­da­tures ouvrières pour les corps législatifs
lorsqu’il écrit : « C’est tou­jours le même
tem­péra­ment alle­mand et la même logique qui les conduit
directe­ment, fatale­ment, dans ce que nous appelons le SOCIALISME
BOURGEOIS, et à la con­clu­sion d’un pacte poli­tique nouveau
entre la bour­geoisie rad­i­cale, ou for­cée de se faire telle, et
la minorité INTELLIGENTE, respectable, c’est-à-dire
EMBOURGEOISÉE du pro­lé­tari­at des villes, à
l’ex­clu­sion et au détri­ment de la masse du prolétariat,
non seule­ment des cam­pagnes, mais des villes. Tel est le vrai sens
des can­di­da­tures ouvrières aux Par­lement des États
exis­tants et celui de la con­quête poli­tique du pou­voir par la
classe ouvrière ».

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