La Presse Anarchiste

Anarchistes électoralistes

Puis­qu’il
n’y a pas, et qu’il ne peux y avoir aucune auto­ri­té qui donne
et enlève le droit de se dire anar­chiste, nous sommes bien
obli­gés de temps en temps de rele­ver l’ap­pa­ri­tion de quelque
conver­ti au par­le­men­ta­risme, qui conti­nue au. moins pour un certain
temps à se décla­rer anarchiste.

Nous
ne trou­vons rien de mal, rien de désho­no­rant, dans le
chan­ge­ment d’o­pi­nion, lorsque ce chan­ge­ment est cau­sé par de
nou­velles et sin­cères convic­tions, non moti­vées par des
inté­rêts per­son­nels. Nous vou­drions cepen­dant que, dans
ce cas, il nous soit dit fran­che­ment ce qu’il est deve­nu et ce qu’il
a ces­sé d’être, pour nous évi­ter toute équivoque
et dis­cus­sion inutiles. Pro­ba­ble­ment ceci n’est pas pos­sible, car
qui­conque change d’i­dées, ne sait pas lui-même au début
où il ira !

Du
reste, ce qui nous arrive, advient aus­si aux autres par­tis — et en
pro­por­tions assez consi­dé­rables — dans tous les mouvements
poli­tiques et sociaux. Les socia­listes, par exemple, ont dû
souf­frir qu’il soit dit d’eux : Socia­listes — exploi­teurs et
poli­ti­ciens de toutes espèces. Les répu­bli­cains sont
aujourd’­hui obli­gés de sup­por­ter que cer­taines « personnalités »
ven­dues au par­ti domi­nant usurpent rien de moins que le nom des
« Maz­zi­niens » (par­ti­sans du mou­ve­ment de Maz­zi­ni. NDRL)
Heu­reu­se­ment l’é­qui­voque ne peut se pro­lon­ger longtemps.
Bien­tôt la logique des idées et la nécessité
de l’ac­tion obligent ces pré­ten­dus anar­chistes à
renon­cer spon­ta­né­ment au « nom » et à se
mettre à la place qui leur convient. Les anarchistes
élec­to­ra­listes qui appa­rurent en diverses occa­sions, ont tous
plus ou moins rapi­de­ment aban­don­né l’a­nar­chisme. De même
les anar­chistes dic­ta­to­riaux ou bol­ché­vi­sant deviennent
rapi­de­ment de sérieux bol­che­viques et se mettent au service
du gou­ver­ne­ment russe et de ses délégués.

Ce
phé­no­mène s’est repro­duit en France à l’occasion
des élec­tions de ces der­niers jours : le pré­texte est
l“amnistie :

« Des
mil­liers de vic­times gémissent dans les pri­sons et dans les
bagnes, un gou­ver­ne­ment de gauche don­ne­rait l’am­nis­tie. Il est du
devoir de tous les révo­lu­tion­naires, de tous les hommes de
cœur, de faire ce qu’il est pos­sible pour faire sor­tir des urnes les
noms de ces hommes poli­tiques, qui, nous espé­rons, donneront
l’amnistie ».

Ceci
est la note qui domine les rai­son­ne­ments des convertis.

Qu’ils
soient vigi­lants les cama­rades français ! 

En
Ita­lie, il y a eu l’a­gi­ta­tion en faveur de Cipria­ni, pri­son­nier, qui
ser­vait de pré­texte à Andréa Cos­ta, pour traîner
les anar­chistes de Romagne aux urnes ; et com­men­cer ain­si la
dégé­né­res­cence du mou­ve­ment révolutionnaire
créé par la pre­mière Inter­na­tio­nale, et
finis­sant par réduire le socia­lisme à un moyen pour se
jouer des masses, et assu­rer la tran­quilli­té de la monarchie
et de la bourgeoisie.

Mais
vrai­ment les Fran­çais n’ont pas besoin de venir cher­cher les
exemples en Ita­lie, parce qu’ils en ont de très éloquents
dans leur his­toire. En France, comme dans tous les pays latins, le
socia­lisme naît, sinon pré­ci­sé­ment anarchiste,
cer­tai­ne­ment anti­par­le­men­taire, et la littérature
révo­lu­tion­naire fran­çaise des pre­mières décades
après la Com­mune abonde en pages élo­quentes, dues entre
autres aux plumes de Guesde et de Brousse, contre le men­songe du
suf­frage uni­ver­sel, et la comé­die élec­to­rale et
par­le­men­taire. Puis, comme Cos­ta en Ita­lie, les Guesde, les Massard,
les Deville, et plus tard le même Brousse furent dominés
par le désir du pou­voir, et peut-être aus­si de l’envie
de conci­lier la renom­mée de révo­lu­tion­naire avec la vie
tran­quille, les petits et grands avan­tages pro­cu­rés à
qui entre dans la poli­tique offi­cielle, même dans l’opposition.
Alors, com­men­ça toute une manœuvre pour chan­ger la direction
du mou­ve­ment et inci­ter les cama­rades à accep­ter la tactique
élec­to­rale. À cette époque, y était aussi
pour beau­coup la note sen­ti­men­tale : on vou­lait l’am­nis­tie pour les
Com­mu­nards, il fal­lait libé­rer le vieux Blan­qui qui mourrait
en pri­son. Et avec cela les trans­fuges employèrent cent
pré­textes, cent expé­dients pour vaincre la répugnance
qu’eux-mêmes avaient contri­bué à faire naître
par­mi les tra­vailleurs contre l’é­lec­to­ra­lisme, et qui, d’autre
part, était ali­men­tée par le sou­ve­nir encore vivant des
plé­bis­cites napo­léo­niens et des mas­sacres perpétués
en juin 1848 et en mai 1871 par le bon vou­loir des Assemblées
sor­ties du suf­frage uni­ver­sel. Il fut dit qu’il fal­lait voter pour se
comp­ter, mais que nous aurions voté pour les inéligibles,
pour les condam­nés, pour les femmes ou pour les morts ;
d’autres pro­po­sèrent de voter à bul­le­tins blancs ou
avec un mot d’ordre révo­lu­tion­naire ; d’autres encore voulaient
que les can­di­dats laissent dans les mains des comités
élec­to­raux des lettres de démis­sion, pour le cas où
ils auraient été élus. Puis, lorsque la poire
fut mûre, c’est-à-dire lorsque les gens se laissèrent
per­sua­der d’al­ler voter, on vou­lut être can­di­dat et député
sérieu­se­ment, on lais­sa les condam­nés pour­rir en
pri­son, on relé­gua l’an­ti­par­le­men­ta­risme, on jeta par-dessus
bord l’a­nar­chie ; et Guesde, à tra­vers cent polémiques,
ter­mi­na ministre du gou­ver­ne­ment « d’U­nion sacrée ».
Deville devint ambas­sa­deur de la répu­blique bour­geoise, et
Mas­sard, je crois, devint quelque chose de pis.

Nous
ne vou­lons pas mettre en doute pré­ma­tu­ré­ment la bonne
foi des nou­veaux conver­tis, d’au­tant plus que par­mi ceux-ci nous
avons eu, avec quelques-uns, des che­mi­ne­ments d’amitié
per­son­nelle. En géné­ral ces évo­lu­tions — ou au
contraire ces invo­lu­tions, pre­nez-le comme bon vous semble —
com­mencent tou­jours par la bonne foi, puis la logique aiguillonne,
l’a­mour propre s’en mêle, l’am­biance varie… et nous devenons
ce que de prime abord nous répugnait.

Peut-être
que dans cette cir­cons­tance il n’ar­ri­ve­ra rien de ce que nous
redou­tons, parce que les néo-conver­tis sont très peu
nom­breux, et faible est la pos­si­bi­li­té qu’ils trouvent de
larges adhé­sions dans le camp anar­chiste, et les cama­rades, ou
ex-cama­rades, réflé­chi­ront mieux et reconnaîtront
leur erreur.

Le
nou­veau gou­ver­ne­ment qui sera ins­tal­lé en France, après
le triomphe élec­to­ral du bloc de gauche, les aide­ra à
se per­sua­der qu’il y a très peu de dif­fé­rences entre
celui-ci et le gou­ver­ne­ment pré­cé­dent, ne fai­sant rien
de bon — même pas l’am­nis­tie — si la mas­sa ne l’im­pose par
son agi­ta­tion. Nous cher­chons, de notre point de vue, à les
aider à entendre rai­son, avec quelques obser­va­tions, qui, du
reste, ne devraient pas être mécon­nues pour ceux qui
avaient déjà accep­té la tac­tique anarchiste.

Il
est inutile de venir nous dire, comme le font ces bons amis, qu’un
peu de liber­té vaut mieux que la tyran­nie bru­tale, sans limite
et sans frein ; qu’un horaire rai­son­nable de tra­vail, un salaire qui
per­mette de vivre un peu mieux que de simples ani­maux ; la protection
de la femme et des enfants sont pré­fé­rables à
une exploi­ta­tion du tra­vail humain jus­qu’à l’épuisement
com­plet du tra­vailleur ; que l’é­cole d’É­tat, pour aussi
mau­vaise qu’elle soit, est tou­jours mieux (au point de vue du
déve­lop­pe­ment moral de l’en­fant) que celle diri­gée par
les curés et les frères… Nous en convenons
volon­tiers, et conve­nons aus­si qu’il peut y avoir des circonstances
où le résul­tat des élec­tions, dans un État
ou une com­mune, peut avoir des consé­quences bonnes ou
mau­vaises, et que ce résul­tat pour­rait être déterminé
par le vote des anar­chistes si les forces des par­tis en lutte
étaient presque égales.

Géné­ra­le­ment
il s’a­git d’une illu­sion : les élec­tions lors­qu’elles sont
libres, n’ont que la valeur d’un sym­bole, elles démontrent
l’é­tat de l’o­pi­nion publique, qui se serait imposée
avec des moyens plus effi­caces et des résul­tats majeurs, s’il
ne fut offert l’é­touf­foir des élec­tions. Mais
qu’im­porte : même si cer­tains petits pro­grès étaient
la consé­quence directe d’une vic­toire élec­to­rale, les
anar­chistes ne devraient pas cou­rir aux urnes et ces­ser de prêcher
leurs méthodes de lutte. Puis­qu’il n’est pas pos­sible de tout
faire au monde, il faut choi­sir sa propre ligne de conduite. Il y a
tou­jours une cer­taine contra­dic­tion entre les petites améliorations,
la satis­fac­tion des besoins immé­diats et la lutte pour une
socié­té sérieu­se­ment meilleure que celle qui
existe. Qui veut se dédier à faire mettre des urinoirs
et des fon­taines là où il y en a besoin, qui veut
gas­piller ses forces pour obte­nir la construc­tion d’une route,
l’ins­ti­tu­tion d’une école muni­ci­pale ou une petite loi pour la
pro­tec­tion du tra­vail ou la des­ti­tu­tion d’un poli­cier brutal,
peut-être fait-il bien de se ser­vir de son bul­le­tin électoral
en pro­met­tant son vote à quelque per­son­nage puis­sant. Mais
alors — si l’on veut être « pra­tique » il faut
l’être jus­qu’au bout — au lieu d’at­tendre le triomphe du
par­ti d’op­po­si­tion, il vaut mieux voter pour le par­ti au pou­voir, il
vaut mieux cour­ti­ser le par­ti domi­nant, ser­vir le gou­ver­ne­ment qui
existe déjà, deve­nir l’agent du Pré­fet et du
Maire. Et, en effet, les néo-conver­tis dont nous par­lons ne
pro­po­saient pas de voter pour le par­ti le plus avan­cé mais
pour celui qui avait une plus grande pro­ba­bi­li­té de succès :
le bloc de gauche.

Mais
alors où va-t-on finir ?

Les:anarchistes
ont, cer­tai­ne­ment, com­mis mille erreurs, ils ont dit sou­vent des
sot­tises, mais ils se sont main­te­nus tou­jours purs et res­tent le
par­ti révo­lu­tion­naire par excel­lence, le par­ti de l’avenir,
parce qu’ils ont su résis­ter à la sirène
électorale.

Il
serait vrai­ment impar­don­nable de se lais­ser atti­rer dans le
tour­billon juste au moment où notre heure approche à
grands pas.

Erri­co
Mala­tes­ta (« Pen­sie­ro e Volon­tà », n°10, 15 mai
1924)

La Presse Anarchiste