La Presse Anarchiste

LA C.N.T. d’Espagne et la participation électorale

[(Sur
se vaste pro­blème : les posi­tions liber­taires face au
par­le­men­ta­risme et à l’é­lec­to­ra­lisme, nous ne pourrions
pas ne pas men­tion­ner la ques­tion d’Es­pagne, sen­sible à tous
les anar­chistes. C’est un de nos cama­rades Espa­gnols qui nous remet
en mémoire quelques faits déjà anciens mais
dont les consé­quences nous semblent encore aujourd’­hui des
plus lourdes.)]

C’est
un fait bien connu que la C.N.T. d’Es­pagne a tou­jours été,
de par ses prin­cipes, ses déci­sions et sa ligne historique,
apo­li­tique, anti­par­le­men­ta­riste et par conséquent
abs­ten­tion­niste dans la foire électorale.

La
ques­tion qui se pose est : Pour­quoi en février 1936 ne
conser­va-t-elle pas avec ferr­me­té cette position
tra­di­tion­nelle qui avait tou­jours été la sienne ?

La
réponse est dif­fi­cile et ardue. Cepen­dant nous essaie­rons dans
la mesure de nos connais­sances de don­ner notre avis sur ce point.
Lors des élec­tions du 19 novembre 1933, la C.N.T. main­tint et
pro­pa­gea sa posi­tion abs­ten­tion­niste. Celles-ci mar­quèrent la
déroute des par­tis de gauche par l’ab­sence aux urnes du
pro­lé­ta­riat affi­lié à la C.N.T. Ce fut une
grande vic­toire idéo­lo­gique pour l’organisation
révo­lu­tion­naire. Vic­toire dont elle ne sut pas tirer profit
par manque de psy­cho­lo­gie et de pré­pa­ra­tion de la révolution
sur le plan natio­nal face aux évè­ne­ments. C’est pour
ces rai­sons que le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire né le 8
décembre, fut étouffé.

Avant
les élec­tions, le Mou­ve­ment liber­taire espa­gnol avait organisé
des mee­tings, des tour­nées de pro­pa­gande pour main­te­nir sa
posi­tion tra­di­tion­nelle et lan­ça la consigne sui­vante : « Frente
a las urnas la Revo­lu­cion Socia­lé (face aux urnes, nous ferons
la révo­lu­tion sociale) et il assu­rait que si la droite était
vic­to­rieuse (ce qui était inévi­table si la C.N.T.
s’abs­te­nait) il ripos­te­rait par la révo­lu­tion. Tout se passa
comme pré­vu, mais la révo­lu­tion, insuffisamment
pré­pa­rée, échoua.

L’A­ra­gon
et le Rio­ja, régions où l’in­fluence anar­chiste était
très grande, jouèrent un rôle de pre­mier plan
pen­dant la révo­lu­tion de 1933. Mal­heu­reu­se­ment, le reste de
l’Es­pagne ne se joi­gnit pas au mou­ve­ment. L’An­da­lou­sie, Valence, la
Cata­logne ne répon­dirent pas à l’ap­pel de la C.N.T. Il
est vrai qu’elles étaient très affai­blies par le
mou­ve­ment révo­lu­tion­naire du 8 jan­vier de la même année
et la plus grande par­tie de leurs mili­tants étaient soit en
pri­son, soit en fuite, tra­qués par la police. Les militants
socia­listes et l’U.G.T. de leur côté ne secondèrent
pas le mou­ve­ment comme il était conve­nu et cela abou­tit à
l’é­chec. Durant les quelques jours que dura le mouvement
révo­lu­tion­naire en Ara­gon, à Rio­ja, on pro­cla­ma le
com­mu­niste liber­taire, et, à Sara­gosse, rési­dence su
comi­té natio­nal de la C.N.T., on for­ma le comité
révo­lu­tion­naire com­po­sé de cama­rades d’une très
grande com­pé­tence. Tous lut­tèrent avec enthousiasme,
mais tout cela fut vain.

Pen­dant
les deux années que dura le pou­voir de la droite, les
mili­tants F.A.I. et C.N.T. endu­rèrent les mêmes
per­sé­cu­tions que lorsque gou­ver­naient les gauches qui
empri­son­naient et dépor­taient en Afrique les militants
anar­chistes. Seule­ment, ils n’é­taient plus seuls comme
autre­fois, car par iro­nie du sort, les poli­ti­ciens, qui avaient
allè­gre­ment accep­té la répres­sion contre les
mili­tants anar­chistes au temps du gou­ver­ne­ment de la « gauche »,
étaient pour­sui­vis eux aussi.

En
Astu­ries, centre minier et révo­lu­tion­naire, le 6 octobre 1934
écla­ta un mou­ve­ment insur­rec­tion­nel diri­gé par les
socia­listes et l’U.G.T., la C.N.T., quoique popu­laire dans cette
région, s’y trou­vant en mino­ri­té. Pen­dant cette période
se for­mèrent des comi­tés révolutionnaires
U.G.T. — C.N.T. Leur mot d’ordre était : U.H.P. (Union des
frères pro­lé­taires). Ils reven­di­quaient l’Unité
d’Ac­tion des deux grandes cen­trales syn­di­cales. La lutte se
pour­sui­vit avec cou­rage jus­qu’à l’ex­trême limite des
pos­si­bi­li­tés dans beau­coup de centres, mais malheureusement,
comme en 1933, le reste de l’Es­pagne ne s’as­so­cia pas au mouvement
sauf quelques foyers iso­lés de Cata­logne, d’An­da­lou­sie et de
Cas­tille. La répres­sion fut ter­rible. Les Maures et la Légion
étran­gère don­nèrent libre cours à leurs
ins­tincts san­gui­naires, pré­pa­rant ain­si le che­min au régime
de Franco.

Cette
situa­tion pro­vo­qua un rap­pro­che­ment entre socia­listes, républicains
et anar­cho-syn­di­ca­listes face à l’en­ne­mi com­mun : le fascisme
repré­sen­té par la droite.

La
presse socia­liste et celle de la C.N.T. récla­maient à
cor et à cri l’u­ni­té de la C.N.T. et de l’U.G.T. Largo
Cabal­le­ro, lea­der du par­ti socia­liste et de l’U.G.T. lan­ça un
appel pathé­tique pour l’or­ga­ni­sa­tion d’un front commun
prolétarien.

Cette
pro­pa­gande, qui trou­vait de larges échos dans les milieux de
la C.N.T., fut uti­li­sée par les mili­tants qui étaient
par­ti­sans d’une col­la­bo­ra­tion avec les par­tis poli­tiques. Ils
atti­rèrent à eux beau­coup de syn­di­cats indécis.
C’est ain­si que le virus de la « collaboration »
s’in­fil­trait peu à peu dans l’or­ga­ni­sa­tion anar­chiste. Même
la F.A.I. se res­sen­tit de cette crise. Cette posi­tion révisionniste
de l’a­nar­chisme qui était née dans les Asturies
s’é­ten­dit bien­tôt à d’autres régions. Même
en Cata­logne, où, jus­qu’à ce jour, l’or­ga­ni­sa­tion avait
tou­jours défen­du le prin­cipe de l’abs­ten­tion abso­lue, des
points de vue se firent jour deman­dant que des accords soient faits
avec les autres orga­ni­sa­tions démocratiques.

Au
cours de la cam­pagne élec­to­rale de février 1936, les
30.000 déte­nus de la C.N,T. ser­virent de pro­pa­gande aux partis
de gauche. Il sem­blait alors évident à nos camarades
que seule la vic­toire de la gauche pro­vo­que­rait leur libération.

Sur
les murs de Bar­ce­lone on pou­vait lire :

« Votez
pour ceux des prisons ».

Ain­si
fut créée une psy­chose favo­rable au vote avec la
com­pli­ci­té des comi­tés res­pon­sables et des militants
anar­chistes les plus en vue. On vota. La gauche eut la majorité.
Les déte­nus furent libé­rés. Aux élections,
suc­cé­da une période rela­ti­ve­ment calme. Au cours de
cette période l’or­ga­ni­sa­tion confédérale
com­men­ça à res­sen­tir les effets de la collaboration.
C’est alors que quelques diri­geants et mili­tants de
l’a­nar­cho-syn­di­ca­liste com­men­cèrent à énoncer
des posi­tions dévia­tion­nistes. Par des articles, des
confé­rences, on deman­dait sans scru­pule ni digni­té, la
col­la­bo­ra­tion. avec les par­tis poli­tiques, posi­tion que les
anar­chistes avaient tou­jours com­bat­tu jus­qu’a­lors. Ain­si, peu à
peu, à force de manœuvres sour­noises on ame­na la C.N.T. Et
l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme sur la pente du réfor­misme. Déjà
dans la pen­sée de quelques diri­geants s’élaborait
l’i­dée de for­mer un Par­ti libertaire.

Il
ne faut donc pas s’é­ton­ner si le 19 juillet 1936, lorsque la
révo­lu­tion écla­ta et qu’il fal­lut col­la­bo­rer avec les
autres anti­fran­quistes, posi­tion col­la­bo­ra­tion­niste prévalut
au soin de la C.N.T. L’ab­sence dans les congrès et assemblées
de la majo­ri­té des mili­tants qui étaient au front,
contri­bua au ren­for­ce­ment de cette posi­tion. Aus­si, les
col­la­bo­ra­tion­nistes et leurs amis socia­listes déclarèrent
dans leur pro­pa­gande au sein du mou­ve­ment ouvrier inter­na­tio­nal que
la C.N.T., et l’a­nar­chisme espa­gnol s’é­taient enfin libérés
de leurs posi­tions démo­dées et apo­li­tiques pour faire
l’u­nion avec les autres sec­teurs démo­cra­tiques espagnols.

C’est
ain­si qu’une orga­ni­sa­tion anar­chiste révo­lu­tion­naire fut
ame­née à renier les prin­cipes idéo­lo­giques les
plus fon­da­men­taux. Nous pen­sons que ces erreurs doivent nous servir
de leçon.

Citons
cette décla­ra­tion de Sébas­tien Faure, faite à
Bar­ce­lone, pen­dant la révolution :

« L’ex­pé­rience
espa­gnole peut et doit nous ser­vir de leçon, cette expérience
doit nous mettre en garde contre le péril des conces­sions et
alliances même sous des condi­tions pré­cises et même
pour un temps limité.

Dire
que toutes les conces­sions affai­blissent ceux qui les font et
for­ti­fient ceux qui les reçoivent, c’est dire une VÉRITÉ,
une véri­té indis­cu­table. Dire que tout accord, même
tem­po­raire, consen­ti par les anar­chistes avec un par­ti politique,
qui, théo­ri­que­ment et pra­ti­que­ment, est anti-anar­chiste, est
un leurre où sont tou­jours vic­times les anar­chistes c’est une
véri­té prou­vée par l’ex­pé­rience, par
l’His­toire et par la simple raison.

Durant
le tra­jet par­cou­ru ensemble avec les auto­ri­taires, la loyauté,
la sin­cé­ri­té des anar­chistes sont tou­jours roulées
par la per­fi­die et l’as­tuce de leurs alliés pro­vi­soires et
circonstanciels. »

J.M.

La Presse Anarchiste