La Presse Anarchiste

Encore la hongrie

Les
Docu­ments de la Tri­bune libre (Plon) viennent de publier
la
Véri­té sur l’Affaire Nagy (les faits, les
docu­ments, les témoi­gnages inter­na­tio­naux), où toute
une équipe de rédac­teurs de la conscience la plus
scru­pu­leuse ont éta­bli, preuves en mains, la triste vérité
sur l’abominable assas­si­nat légal dont furent vic­times Imre
Nagy et ses cama­rades. Nous croyons ne pou­voir mieux faire, en ce
monde si vite oublieux, que de repro­duire ici les pas­sages suivants
de la pré­face d’Albert Camus à ce livre-témoin
que cha­cun devrait lire :

« Un acte cor­rect et néces­saire. » Gomul­ka qualifiait
ain­si, au mois de mai der­nier, l’intervention des troupes
sovié­tiques en Hon­grie. Le Bon Dieu, je veux dire, bien sûr,
l’Histoire par­don­ne­ra peut-être au diri­geant polo­nais le mot
« néces­saire » en consi­dé­ra­tion justement
de la néces­si­té his­to­rique où vit son pays. La
dia­lec­tique de l’Armée rouge le tient ser­ré. Mais le
mot « cor­rect », lui, était moins nécessaire.
À un simple constat, il ajou­tait un juge­ment d’estime, donc une
com­pli­ci­té, qui ris­quait de s’étendre encore. Un mois
après, en effet, forts de leur bon cer­ti­fi­cat, les maîtres
russes fai­saient cor­rec­te­ment pendre, avec trois de ses amis, le seul
chef légal de la Hon­grie. Et des flots de dis­cours qu’un
poli­ti­cien mar­xiste comme Gomul­ka est dans la nécessité
de pro­non­cer, un seul petit mot, deve­nu impos­sible à digérer,
risque, désor­mais, de sur­vivre, pour le mal­heur de sa mémoire.

En
fait de cor­rec­tion… (l’analyse des faits) prouve qu’il y a eu
en Hon­grie, autour d’Imre Nagy, par­jure, for­fai­ture, mépris
du droit inter­na­tio­nal, vio­la­tion de l’immunité diplomatique
et des per­sonnes par­le­men­taires, rapts et assas­si­nats. Seul, le vol
n’apparaît pas dans cette his­toire. Je le regrette, pour ma
part. Au milieu de ce beau monde, un voleur eût paru bucolique,
et rafraî­chis­sant. Mais non ! Nous sommes par­mi les austères,
qui ne tuent pas par caprice, ni fan­tai­sie, mais par nécessité
his­to­rique bien sûr, pour don­ner des sujets de réflexion
à Tito (et par exemple on vire de l’autobus les diplomates
you­go­slaves char­gés de veiller sur le trans­port de Nagy hors
de l’ambassade) ou pour faire une poli­tesse à Mao (vous
savez bien, le doux Mao, le poète des cent fleurs, la
mar­gue­rite chi­noise ! Et à pro­pos, vous ver­rez qu’il les a
deman­dés avec des fleurs ses pen­dus mais qu’il les voulait,
et qu’il les a eus!). On les a donc néces­sai­re­ment jugés,
Nagy et les autres, à la sau­vette, peut-être en Russie,
peut-être en Hon­grie, ou à Pékin, on ne sait pas,
mais qu’est-ce que ça fait, on est internationaliste,
rapi­de­ment en tout cas, on n’arrête pas le pro­grès, et
puis, sans déte­ler, la corde, on les a tués. On les a
cou­chés ensuite dans le sens de l’histoire et on a préparé
la dalle. C’est-à-dire cinq beaux volumes pour orner ces
tombes misé­rables et don­ner la rai­son his­to­rique de la chose.

Bien
enten­du, ce trai­té d’innocence s’appelle Livre Blanc,
comme le loup. Bref, c’est un réqui­si­toire. Simplement,
pour la com­mo­di­té, il est pro­non­cé après
l’exécution. Dans l’univers his­to­rique, on a l’esprit de
l’escalier. L’avantage, c’est que le pro­cu­reur joue gagnant.
Avant même qu’il ait com­men­cé, on lui a donné
rai­son et bri­sé le cou de l’accusé…


Cette his­toire est claire, il n’y a pas d’erreur pos­sible : Nagy
a été assas­si­né, et non pas jugé. Tout le
monde le sait, y com­pris ses juges, il ne reste plus qu’à
clas­ser l’affaire. D’ailleurs, ça ne change rien au
rap­port des forces, ni aux posi­tions. Par exemple, en octobre 1956,
le monde s’est sou­le­vé d’indignation. Depuis, le monde
s’est ras­sis, visi­ble­ment. En octobre 1956, l’Onu s’est mise en
colère. Elle a même don­né plu­sieurs ordres, très
secs, au gou­ver­ne­ment Kadar. Le dit gou­ver­ne­ment lui a renvoyé
ses ordres dans la figure. « Par­fait » a dit l’Onu. Et,
depuis, le repré­sen­tant du gou­ver­ne­ment Kadar siège à
New York, où il prend régu­liè­re­ment la défense
des peuples oppri­més par l’Occident. Il y a mieux. En
octobre 1956, à Paris, des hommes qui avaient tou­jours eu pour
l’entreprise sovié­tique les yeux atten­dris qu’on a pour un
enfant tur­bu­lent et ché­ri, ont tout de même protesté
contre les Mon­gols à Buda­pest. Moi, encore naïf à
qua­rante-trois ans, une cha­leur et une recon­nais­sance m’étaient
venues, devant l’effort de véri­té qu’ils avaient dû
faire. Eh bien ! trois mois après, à Paris, nous
éli­sions un dépu­té, comme ça, par
rou­tine, et les mêmes se désis­taient pour un communiste
qui, natu­rel­le­ment, avait applau­di à l’écrasement de
l’insurrection hon­groise. Ils se désis­taient d’ailleurs
d’un cœur navré : « Vous avez été
méchants avec la Hon­grie, disaient-ils, vous êtes des
mal-éle­vés. Aus­si, c’est avec une grande tristesse
que nous vous appor­te­rons nos voix au deuxième tour. »
Depuis, la tris­tesse a un peu dimi­nué, mais on est toujours
pour l’unité de mau­vaise action. Alors, fran­che­ment, si le
monde, si l’Onu, si notre intel­li­gence, qui n’ont pas les excuses
de Gomul­ka, sont arri­vés à si bien digé­rer les
morts de Buda­pest, pour­quoi les autres, les his­to­riques, se
seraient-ils gênés avec Nagy et se gêneraient-ils
dans l’avenir ? « La loi, a dit en somme l’Onu, n’est
impé­ra­tive que pour ceux qui la res­pectent. Pour tous les
autres, elle est facul­ta­tive. » « Ça nous va, ont
dit les his­to­riques, jus­te­ment nous ne la res­pec­tons pas. » « Cor­rect » a conclu Gomul­ka. On leur a donc don­né le feu
vert. Et ils n’ont pas tar­dé à démar­rer de
nou­veau, en voi­ture cel­lu­laire, bien entendu.

Dès
lors, à quoi bon démon­trer l’évidence ? Ceux
que les évé­ne­ments d’octobre n’ont pas
défi­ni­ti­ve­ment éclai­rés, rien ne les éclairera
sinon, un jour peut-être et ce n’est pas sûr, le
mar­tyre de leur propre pays… Quand on lit que Nagy est accusé
« d’avoir abu­sé des pos­si­bi­li­tés légales », on se dit que Jar­ry ferait mieux l’affaire pour par­ler de
cette féroce et sor­dide his­toire. Et l’indignation est alors
dan­ge­reu­se­ment com­bat­tue par le dégoût, un dégoût
à cra­cher devant ces comé­dies répu­gnantes, ces
médiocres qui se font prendre au sérieux par
l’assassinat, cet immense men­songe que nous renforçons
mal­gré nous-mêmes en le dis­cu­tant et en le combattant,
ce sys­tème mons­trueux qui a fini par ridi­cu­li­ser le socialisme
et désho­no­rer l’humanisme, qui va nous en éloi­gner à
tout jamais, c’est sûr, comme d’un plat où la sauce
a réel­le­ment trop le goût du sang… Tout le monde sait,
et Kadar le pre­mier — qui fut son ministre et qui jura qu’il
serait épar­gné — que Nagy était inno­cent. Les
auteurs du Livre Blanc eux-mêmes savent que leur
plai­doi­rie est idiote et que les accu­sés ont été
assas­si­nés pour des rai­sons chi­noises ou yougoslaves,
dia­lec­tiques en tout cas, puisque la dia­lec­tique fait des nœuds. Si
ces lucides ont publié leur gros roman, c’est sans vanité
d’auteur, seule­ment par sou­ci des conve­nances, et parce qu’on ne
peut tout de même pas se pré­sen­ter dans une société,
fût-elle inter­na­tio­nale, en met­tant naï­ve­ment « assas­sin » sur sa carte de visite. En somme, le Livre Blanc
est une sorte de bonne grosse poli­tesse dont per­sonne n’est
dupe. À quoi bon le prendre au mot et se don­ner l’immense peine de
le réfu­ter à la face d’un monde préoccupé
seule­ment d’aller dans la lune ou de marier des altesses ?

Eh
bien ! d’abord, peut-être, parce qu’on ne peut pas laisser
ces gens men­tir, comme ça, à lon­gueur d’années.
Per­sonne ne les croit, c’est enten­du. Mais l’homme est une
créa­ture exquise, et qui se fatigue vite. Dans un moment de
las­si­tude, ou de fai­blesse, un seul homme, quelque part dans le
monde, pour­rait dire : « Pour­quoi pas ? » Ce jour-là,
les pen­dus seraient sup­pli­ciés une seconde fois. Et de proche
en proche, à force de fatigue et d’oubli, le mensonge
géné­ra­li­sé pren­drait figure de vérité,
on se convain­crait que la liber­té ne peut croître qu’à
l’ombre des potences, qu’il n’est d’autre égalité
que ser­vile et qu’il faut lais­ser aux pro­cu­reurs le soin de définir
le bon socialisme…

Ensuite,
il faut bien recon­naître que l’argument : « Fran­che­ment, pour­quoi se gêne­raient-ils ? » est à
double tran­chant. Si la lâche­té ou la com­plai­sance du
monde ont aidé les meur­triers à se sen­tir les coudées
franches, il faut alors faire l’impossible pour que, la
pro­chaine fois,
ils se sentent un peu plus gênés.
Des hommes, aujourd’hui encore, dans les pri­sons hongroises,
attendent le pire et nous avons à les dis­pu­ter, autant qu’il
est pos­sible, aux bour­reaux. Ne lais­sons pas croire, à cet
égard, et si fugi­ti­ve­ment que ce soit, que la pen­dai­son de
Nagy et de ses amis a été cor­recte. Elle a constitué
un crime répu­gnant dont il faut que les plus oublieux gardent
la mémoire.

Le
dégoût qui nous emplit tous, sachons alors le mettre au
ser­vice d’une cer­taine obs­ti­na­tion. Devant la tragédie
hon­groise, nous avons été, nous sommes encore dans une
sorte d’impuissance. Mais cette impuis­sance n’est pas totale. Le
refus du fait accom­pli, l’alerte du cœur et de l’esprit, la
déci­sion d’ôter au men­songe son droit de cité,
la volon­té de ne pas aban­don­ner l’innocence, même
après qu’elle ait été étranglée,
ce sont les règles d’une action pos­sible. Insuf­fi­sante sans
doute, mais néces­saire à son tour, et d’une nécessité
qui répond à l’autre, à l’ignoble, à
la néces­sité dite his­to­rique, qui lui répond,
oui, et lui répon­dra tou­jours, qui lui tient tête, en
tout cas, la neu­tra­lise par­fois, la détruit à la longue
et fait alors avan­cer imper­cep­ti­ble­ment la véri­table histoire
des hommes…

Albert
Camus

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