Le
hasard fait parfois bien les choses. Dans les précédentes
pages de ce fascicule, nous nous sommes permis par deux fois de citer
Albert Camus. Et voici que nous arrive d’une petite ville de France
— Bergerac exactement — ces pages tout imprégnées
de la confiance qu’un jeune esprit lui voue. Puissent-elles, en
compensation de la liberté que nous avons prise à son
égard en faisant nôtres deux de ses textes, comme par
tout ce qui les oppose à ce « Temps des sbires »
dont l’évocation, qui n’est que trop actuelle, justifie le
titre du présent supplément, — oui, puissent-elles,
par leur sérieux et leur fraîcheur, réjouir et
nos lecteurs et notre illustre ami.
«
Artiste, par exemple, j’ai commencé à vivre dans
l’admiration, ce qui, dans un sens, est le paradis terrestre. »
(L’Envers
et l’Endroit.)
«
Oui, tout ce bruit… quand la paix serait d’aimer et de créer
en silence. »
(L’Eté.)
«
Nous pensions que le bonheur est la plus grande des conquêtes,
celle qu’on fait contre le destin qui nous est imposé. »
(Lettre
à un ami Allemand.)
Un
jeune peut-il, après beaucoup de ses aînés,
remercier Albert Camus ? Et peut-il le remercier sans craindre
d’être ridicule, en étant simplement sincère ?
Pour
lui, Albert Camus est le plus bel exemple d’intégrité
et de probité qu’offre la littérature contemporaine.
Quelle autre voix, mieux que cette voix grave et libre, peut être
aujourd’hui écoutée par qui refuse de croire (ou de
céder) aux faciles — et sans doute illusoires — tentations
d’un Dieu absolu, d’un historisme suprême ou d’une
soi-disant gratuité ? Seule, avant la voix d’Albert Camus,
celle d’Antoine de Saint-Exupéry avait aussi honnêtement
conclu pour la dignité et la responsabilité de l’homme.
Et, en Russie, celle d’Anton Tchékhov, qui ne reconnaissait
pas, non plus, à l’homme le droit d’être injuste
malgré l’absurdité de sa condition.
Si
Albert Camus est un auteur exemplaire, c’est parce qu’il est un
grand écrivain et un homme pour qui le vieux mot de vertu a
gardé son sens. Son scrupuleux accomplissement est une haute
leçon de grandeur. Ce qu’il désire avant tout, c’est
être ce qu’il dit et dire ce qu’il est. Il sait que rien
n’est aussi aisé, surtout en France, que de séparer
sa vie de son œuvre, de se croire « dégagé »
des préoccupations des hommes qui n’ont pas de confort
intellectuel, de faire admettre sa « vocation »
d’artiste. Il a rejeté cette solution de « faux grand
seigneur », s’est au contraire étroitement solidarisé
avec les hommes qui peinent et qui souffrent. A sa véracité
d’artiste s’est toujours jointe sa générosité
d’homme. Et on ne sait lequel de ces deux aspects on doit admirer
le plus.
Grand
écrivain, Albert Camus — si l’on peut s’accorder ici
d’en appeler à ces vénérables termes de
l’école — l’est par le fond et par la forme de son
œuvre. Fond philosophique et forme poétique ; vérité
et beauté ; conscience et bonheur. Son œuvre entière
illustre cette phrase, écrite dans son premier livre, l’Envers
et l’Endroit : « Il n’y a pas d’amour de vivre sans
désespoir de vivre. » Et son style l’illustre autant
que sa pensée. Tout de suite, et difficilement, il a canalisé
le romantisme de son tempérament — qu’il dit anarchique —,
recherché les contraintes du classicisme, désiré
la rigueur des figures, senti l’intérêt d’avoir un
plan précis quand on commence son œuvre. « J’ai
toujours eu le goût des grands ensembles construits »,
a‑t-il déclaré lui-même dans une interview à
Stockholm. Et son art est d’une telle maîtrise, à
peine compromise parfois par une certaine raideur, qu’Albert Camus
est tout à la fois un conteur brillant, un dramaturge puissant
et un philosophe sensible. Jamais il ne s’abandonne à la
griserie des mots, des idées, des images. Sa langue, précise
et ardente comme sa pensée, s’adresse aux âmes fortes,
et son œuvre essaie de « retrouver par les détours de
l’art les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le
cœur, une première fois, s’est ouvert. » [[Préface
à la réédition de l’Envers et l’Endroit.]]
Comment
un homme jeune, désireux de sincérité et de «
métier », n’admirerait-il pas semblable maître
dont l’œuvre est une infatigable conquête sur soi-même,
sur les hommes et sur le monde ? Sans perdre pour cela, comme tant
d’autres, de cette tenue et de cette transparence chères à
une « tradition artistique, sévère » dont
Albert Camus se veut « l’esclave admiratif ». Comment
n’écouterait-il pas ce moraliste qui, de l’homme révolté
à l’idéal du saint laïc, a cru continuellement à
la valeur de la mesure et à la possibilité du bonheur ?
Albert Camus n’a‑t-il pas, enfin, plus que tout autre écrivain
vivant, assumé un double message d’humanité et d’art
?
Mainteneur
des plus hautes valeurs humaines, Albert Camus témoigne pour
elles de par sa volonté d’être totalement un homme.
S’il se sent solitaire, et veut se sauver par l’œuvre d’art,
il se sait aussi solidaire, et refuse d’abandonner ceux qui ne
connaissent ni justice, ni liberté, ni amour. Ce qui explique
que ses anciens amis qui se sont séparés de lui sous
prétexte qu’il se détournait de l’action
révolutionnaire et qu’il faisait le jeu de l’anticommunisme,
le traitent, non sans une amère et jalouse ironie
depuis qu’il a reçu le prix Nobel, de citoyen du monde, de
pacifiste, d’adversaire de la peine de mort, dénominations
qu’ils veulent bourgeoises, donc méprisantes et utopiques.
En vérité, ils ne lui pardonnent pas d’avoir montré
que l’exigence d’un absolu de liberté et de justice
n’entraînait pas obligatoirement — il s’en fallait même
de beaucoup — l’inféodation au marxisme ; et qu’un
socialisme moins totalitaire et plus moral que le communisme avait
autant de chance — sinon plus — de libérer le prolétariat
et de lui rendre justice. Car l’idéalisme d’Albert Camus
n’est pas abstrait ; seulement il préfère à
l’absolu inhumain de l’histoire divinisée les humaines
leçons de l’esprit ; il prouve qu’avant toute
considération Albert Camus aime et respecte les hommes.
Sentiments
trop rares à notre époque pour qu’un jeune homme qui
protège son indépendance sans être pour autant
dupé ou indifférent, ne reconnaisse pas leur vertu
exemplaire. Il affectionne ce cœur qui cherche ce qui est noble ; il
s’unit à cet esprit qui recherche ce qui est vrai. Et jamais
il ne doute qu’il ait choisi pour maître et ami un «
homme de qualité ».
Voilà
l’écrivain et l’homme, tous deux entiers et conséquents,
que le jeune homme que je suis admire. Je les admire parce qu’ayant
entrepris, comme dit Roger Martin du Gard, « un cheminement
concerté riche de promesses », ils m’ont permis de me
faire une haute idée de l’art et de la vie. Leur lucidité,
leur exigence, leur bonté et leur bonheur prouvent que le
pessimisme, l’indétermination, l’égoïsme
et l’exagération sont aussi blâmables que la foi
aveugle ou l’indifférence hautaine ; et qu’il importe
avant tout, comme le soutenait André Gide, « de suivre
sa pente, pourvu que ce soit en montant ».
Car
Albert Camus n’enferme jamais ceux qui croient en lui dans les
limites, étroites et dures, de la raison d’Etat, de la
dialectique et de la violence. Simplement il pose des questions
universelles qui peuvent être entendues et comprises par
n’importe quel homme de la terre, et met, comme le constate Charles
Autrand, « chacun, non pas en tête à tête
avec un directeur de conscience, mais plutôt en face de sa
propre conscience et de son propre mode d’être ».
Son
langage loyal, sa pensée ample, non seulement rendent le
lecteur attentif à ce qu’il écrit, mais encore
l’incitent à ne pas se passer de sa voix. Le lecteur doit à
la voix d’Albert Camus de tenir à rester libre, de vouloir
être juste et de désirer le bonheur, un bonheur profond
et magnanime. J’avoue avec humilité que c’est le cas pour
moi ; tâtonnante et révoltée, maladroite et
vaniteuse, ma pensée doit à la voix d’Albert Camus le
peu de fermeté et de bonté qu’elle possède à
présent. Je suis certain qu’elle gagnera à son
contact davantage de clarté et de loyauté. C’est
pourquoi, plus encore qu’à ce que je lui dois, je pense à
ce que je devrai demain à Albert Camus.
Il
est un de ces écrivains, de moins en moins nombreux, qui vous
accompagnent intimement de votre adolescence à votre mort.
Sans nul doute parce que, comme le déclare Jean-Claude
Brisville, « homme de la nuance, du mot juste, du dialogue,
fils d’une très ancienne civilisation qui ne séparait
pas la vérité de la beauté, le courage de
l’esprit et l’honneur de l’intelligence, on ne peut pas ne pas
aimer en même temps son sourire et sa gravité, sa
prudence et son exigence ». Aussi, suis-je fier et heureux de
terminer cet hommage en répétant, après Pierre
Moinot, qu’Albert Camus « est mon compagnon de planète
».
Georges
Belle