La Presse Anarchiste

La seule urgence

Dans
le texte qui consti­tue le pré­sent feuillet hors série,
Fran­çois Bon­dy, qui nous a fait l’amitié de nous
l’adresser pour
Témoins, expose les réflexions
que lui a sug­gé­rées notre bref mes­sage
(Voir suppl.
à notre n° 20) « Le démon de l’analogie »,
où nous avions nous-mêmes essayé fin juin de
défi­nir notre point de vue quant à l’actuelle crise
de régime mar­quée en France par l’accession du
géné­ral de Gaulle au pou­voir. On le ver­ra, notre ami,
tout en ayant sur nous le grand mérite de sou­le­ver aus­si la
ques­tion du reten­tis­se­ment des évé­ne­ments de France sur
le plan de la poli­tique étran­gère tend à nous
ouvrir les yeux sur les périls qui sub­sistent. Or, nous non
plus ne nous cachons pas qu’au cours de ces dernières
semaines un cer­tain nombre de faits inquié­tants, entre autres
et sur­tout la nomi­nation de M. Jacques Sous­telle au ministère
de l’information, ont gra­ve­ment assom­bri l’horizon. (Et nous
appre­nons à l’instant que le même ministre vient de
fon­der en France cer­taine « Union pour le Renou­veau fran­çais », dont il serait enfan­tin de ne point pré­voir quelle
sera en métro­pole la tête de pont des Comi­tés de
Salut Public d’Algérie…) — Un mot encore : ce n’est
pas, comme Bon­dy semble le croire de mon « démon de
l’analogie » qu’il s’agissait le mois der­nier, mais de
celui des autres et dont il fal­lait d’abord déblayer le
ter­rain pour ne point nous achop­per au préa­lable des « pou­voirs excep­tionnels » délé­gués au
pré­sident du Conseil. Cela dit, on ne s’en félicitera
que davan­tage que, sur ce ter­rain déblayé, le lucide
direc­teur de
Preuves pose si bien ci-des­sous les vraies
ques­tions : celles qui, telles les lois selon Mon­tes­quieu, résultent
de la nature des choses. — S.

[(«
 S’il faut choi­sir entre la Répu­blique et l’Algérie,
je choi­sis l’Algérie. »

Georges
Bidault
)]

[(« Pour conti­nuer à gou­ver­ner l’Algérie, les Français
renoncent à se gou­ver­ner eux-mêmes. »
]

The
Obser­ver
)]

[(« Il y a les scep­tiques eux-mêmes désarçonnés
par des évé­ne­ments si sou­dains, si vio­lents, si
émou­vants, et qui jouent avec nos pen­sées comme le chat
avec la sou­ris — les scep­tiques perdent leurs doutes, les
retrouvent, les reperdent et ne savent plus se ser­vir des mouvements
de leur esprit.

Paul
Valé­ry
)]

Mon
cher Samson,

Dans
votre « lettre-sup­plé­ment », vous cher­chez comme
nous tous des rai­sons d’espérer. Comme vous, je pense qu’en
poli­tique un « moindre mal » est sou­vent le seul bien
pos­sible et qu’il ne faut pas le reje­ter au nom de préférences
per­son­nelles qui ne peuvent pas s’insérer dans la réalité.
Mais lorsqu’un évé­ne­ment s’est impo­sé comme
une sorte de fata­li­té, est-il si urgent de lui don­ner une
teinte rose ou noire ? N’est-il pas conseillable d’examiner les
causes, les consé­quences pro­bables, la nature des forces en
jeu, pour déci­der ensuite seule­ment sur quel point précis
une opi­nion indé­pen­dante peut s’engager et essayer de
deve­nir à son tour, si fai­ble­ment que ce soit, une force ?

Deux
ques­tions qui pour l’instant ne com­portent pas de réponse
certaine :

1.
Un pou­voir civil pour­ra-t-il être recons­ti­tué ou bien
les mili­taires res­te­ront-ils après avoir ren­ver­sé la
Qua­trième Répu­blique un pou­voir déter­mi­nant, de
sorte qu’aucune poli­tique — en Algé­rie notam­ment — ne
pour­ra être faite contre leur gré ?

2.
La France res­te­ra-t-elle pour ses voi­sins euro­péens un
par­te­naire enga­gé dans une poli­tique euro­péenne commune
ou bien insis­te­ra-t-elle sur une voca­tion natio­nale — ou même
« nucléaire » — qui met­trait fin à
l’intimité et à la confiance au sein de la « Petite Europe » et pous­se­rait l’Allemagne comme l’Italie
vers un natio­na­lisme virulent ?

Le
pre­mier point touche à ce que le géné­ral de
Gaulle risque de ne pou­voir faire, mal­gré ses vues et ses
inten­tions libé­rales pour l’Algérie. Le deuxième
point touche ce qu’on sait de sa propre concep­tion du rôle de
la France en Europe.

Prendre
très net­te­ment posi­tion sur ces deux pro­blèmes pourra
être plus signi­fi­ca­tif que de devoir opter « pour »
ou « contre » l’homme qui tien­dra plu­tôt compte
des forces qui ne lui sont pas sym­pa­thiques que des sym­pa­thies qui ne
repré­sentent aucune force.

Il
y a en Algé­rie une ques­tion de générosité,
et il est cer­tain que des gou­ver­ne­ments faibles et tran­si­toires ne
savent pas être géné­reux ; un pou­voir fort et
stable a chance de faire mieux. L’accord avec la Tuni­sie vient de
le prou­ver. Mais c’est mar­gi­nal par rap­port à l’Algérie.
Ici, il y a la poli­tique d’un « gaulliste »
authen­tique : Jacques Che­val­lier, maire élu — écarté
par les mili­taires et le « Comi­té de Salut public ».
Le géné­ral, si sou­cieux des pou­voirs légitimes,
n’a pas pu lui ser­rer la main lors de sa pre­mière visite à
Alger. Il y a le lieu­te­nant Rah­ma­ni, que M. Bour­gès-Mau­nou­ry a
fait incar­cé­rer à cause d’une lettre col­lec­tive d’une
grande noblesse évo­quant le drame moral des officiers
algé­riens dans la guerre d’Algérie. Le général
de Gaulle, les ministres Mal­raux et Miche­let se sont souciés
de sa libé­ra­tion, et il est tou­jours à la Santé.
Il y a Farès, musul­man pres­sen­ti pour entrer dans le minis­tère ; on n’en parle plus. Com­pa­rons. Guy Mol­let, en février
1956, venait de mener sa cam­pagne élec­to­rale sur le thème
d’une paix négo­ciée en Algé­rie. Il venait de
nom­mer le géné­ral Catroux au Gou­ver­ne­ment général.
Quelques jours plus tard, il y eut Lacoste — et la guerre plus
com­plète, et l’Algérie remise gra­duel­le­ment aux mains
des mili­taires. Quel motif y a‑t-il de croire qu’aujourd’hui le
contraste entre les inten­tions et ce que la « force des choses » per­met, puisse disparaître ?

Vous
ne croyez pas au miracle, mais à la chance pro­vi­soire. Je
dirais au contraire que dans cette situa­tion il est plus réaliste
d’espérer un miracle que de sup­pu­ter la chance. Après
l’écroulement d’un régime par­le­men­taire — si
veule, si fau­tif, si vicieux fût-il — et la mon­tée de
l’armée comme force poli­tique, les pers­pec­tives d’un pays
qui a été le théâtre d’un tel
bou­le­ver­se­ment ne peuvent que chan­ger. Votre « démon de
l’analogie » — il est, comme disent les Anglais, « irre­le­vant ». Il n’y a pas eu de par­ti fas­ciste mon­tant à
l’assaut de l’Etat. Mais le même vide, qu’il y a eu en
Alle­magne, en Ita­lie devant le fas­cisme, a exis­té en France
devant des forces de nature diverse. Avant même d’être
« pour » ou « contre » un chef de
gou­ver­ne­ment, ceux qui veulent consti­tuer à nou­veau un facteur
poli­tique dans le sens de la soli­da­ri­té euro­péenne, de
la démo­cra­tie, du fédé­ra­lisme franco-africain
(que le géné­ral de Gaulle pré­co­nise), devraient
être.

16
juillet 1958

Fran­çois
Bondy

La Presse Anarchiste