La Presse Anarchiste

Le démon de l’analogie

Après
l’indispensable temps de réflexion qu’imposaient à
la fois une situa­tion chaque jour plus confuse et la spécieuse
clar­té de nos pre­mières réac­tions de défense,
moins faites, à y regar­der hon­nê­te­ment, de juge­ments que
de pré­ju­gés, la crise de régime déclenchée
en France par les évé­ne­ments algé­riens du 13 mai
nous com­mande d’exprimer enfin les sen­ti­ments et les pensées
qui, faute d’une ligne de conduite déjà nettement
tra­çable, nous paraissent, au moins pro­vi­soi­re­ment, s’accorder
au mieux à la cause de ces valeurs de liber­té dont le
seul sou­ci légi­ti­ma la créa­tion de cette revue, tout
comme il conti­nue, bien évi­dem­ment inchan­gé, à
devoir ins­pi­rer l’ambitieuse pour­suite de son modeste effort.

Et
d’ailleurs, de si peu de poids que nous puis­sions nous flatter
d’être sur les des­ti­nées du monde, nous définir
est aujourd’hui un double devoir. Devoir de simple honnêteté
vis-à-vis de nos amis et lec­teurs, qui ont assurément
le droit moral de savoir où nous en sommes. Devoir, aussi,
d’essayer de contri­buer, dans la mesure de nos faibles lumières,
à l’urgente prise de conscience qu’exige, en même
temps qu’elle la rend si dif­fi­cile, l’actuelle précipitation
de l’histoire.

Dès
les pre­mières nou­velles de ce qui venait de se pas­ser à
Alger, il parut évident que l’on avait affaire à un
sou­lè­ve­ment ayant, de par la par­ti­ci­pa­tion des ultras, tout du
putsch fas­ciste et en outre, par l’appui que leur apportait
l’armée, le carac­tère d’un pronunciamiento
étran­ge­ment sem­blable à ce qui fut le point de départ,
éga­le­ment en terre afri­caine, de l’entreprise franquiste.
Même l’appel au géné­ral de Gaulle, dont
l’accession au pou­voir était récla­mée à
cor et à cri par les fac­tieux, sem­blait d’autant mieux
confir­mer la nature tota­li­taire du coup de force que les auteurs de
celui-ci, en dépit ou à cause de leur vichyssisme
avoué, s’adressaient, en l’homme de
Colom­bey-les-deux-Eglises, non à l’indomptable exilé
volon­taire du 18 juin 1940, mais au chef du RPF de fâcheuse
mémoire.

Rien
donc qui ne conspi­rât à nous insi­nuer de ne voir que de
tristes équi­va­lences entre les fas­cismes pas­sés ou
vir­tuels et le tour momen­ta­né de l’événement.
Rien qui ne pous­sât les meilleurs à juger du présent
sur le pas­sé, autre­ment dit à suc­com­ber, en ce faux
jour han­té de mirages inquié­tants, à cela même
que le moins tem­po­rel des poètes (puissent les mânes de
Mal­lar­mé nous par­don­ner cet emprunt) prémonitoirement
inti­tule le démon de l’analogie.

Si
bien qu’en ces pre­miers jours de la crise, il s’agissait, une
fois de plus, selon nos vieux et res­pec­tables réflexes
d’hommes de gauche, de « sau­ver la république ».
D’une part, le fas­cisme pas­sant à l’offensive et, de
l’autre, la bran­lante démo­cra­tie qui, quelque insuffisante
qu’elle fût, récla­mait le secours de tous ceux qui se
veulent libres. Ah que le choix — tout autant que ce tableau en
blanc et noir — en cette minute était simple !

Si
simple qu’il parut néces­saire, oubliant un ins­tant les idées
pures, de jeter un regard sur le réel.

Or,
dans l’image que nous offrait celui-ci, il y avait bien, certes, la
menace du fas­cisme, mais aus­si le spec­tacle de cette République
qua­trième, impuis­sante, non seule­ment déjà en
Algé­rie (on ne pou­vait tout de même pas envoyer l’armée
de la métro­pole contre celle d’Afrique), mais encore dans la
petite Corse et bien­tôt en France même. On a parlé
de capi­tu­la­tion, d’abandon, voire de com­pli­ci­té. Mais, au
vrai, peut-on défendre une répu­blique qui a cessé
d’exister ? Une seule résis­tance effi­cace eût encore
été, sinon pos­sible, du moins conce­vable : celle des
masses popu­laires, c’est-à-dire le recours au front du même
nom, par défi­ni­tion pro­mis à la direc­tion des
com­mu­nistes, dont le tout der­nier exploit en Hon­grie, l’assassinat
de Nagy, de Male­ter et de leurs cama­rades, allait si vite rappeler
aux oublieux, s’il en est, quel genre de défen­seurs de la
démo­cra­tie consti­tuent les tenants du fas­cisme rouge. — Sans
comp­ter qu’un Front popu­laire, peut-être vic­to­rieux pendant
quelques jours (et encore faut-il répé­ter : peut-être
?), eût auto­ma­ti­que­ment déclen­ché, de la part de
l’armée, un coup d’Etat cette fois exé­cu­té à
chaud dans la métro­pole même.

C’est
la chance — pro­vi­soire il se peut, mais la chance quand même
de ce pays tra­qué par tant d’implacables échéances,
que les tru­blions d’Alger aient cru habile de récla­mer au
pou­voir leur ancien enne­mi le chef de la France libre. Car dans
l’état où en étaient les choses, ce grand
soli­taire se trou­va repré­sen­ter pro­ba­ble­ment la seule
pos­si­bi­li­té de bar­rer la route à l’un comme à
l’autre des deux tota­li­ta­rismes qui nous guet­taient. Or, comme l’a
dit Camus, aucun mal ne sur­passe le fléau totalitaire.

Aus­si
nous paraît-il que l’heure réclame de tous les hommes
déter­mi­nés à s’opposer à ce pire
d’entre tous les fléaux (quelle qu’en soit la couleur),
sinon d’embrasser la cause de Charles de Gaulle, du moins de ne pas
prendre par­ti contre lui.

Ce
disant, nous croyons ne rien abdi­quer de ce que nous sommes, bien au
contraire. Ici, à notre modeste rang, où l’on ne fait
point de poli­tique, mais où l’on réfléchit,
entre autres pro­blèmes humains, à la chose sociale
parce qu’elle fait par­tie de l’homme et que l’homme en fait
par­tie, c’est par fidé­li­té à l’humanisme
cri­tique qui nous a tou­jours ani­més que nous refu­sons les
ten­ta­tions du démon de l’analogie, ses simi­li­tudes et
assi­mi­la­tions trop faciles. Mais c’est dire aus­si que nous ne
refu­sons pas moins les faci­li­tés que s’accordent ceux qui
pré­tendent croire à un homme pro­vi­dence et aux
miracles. L’expérience en cours, nous ne le savons que trop,
peut échouer ; en par­ti­cu­lier, le géné­ral de
Gaulle peut, en dépit de ses inten­tions, se voir un jour le
pri­son­nier de ceux qui ont été les arti­sans de la
crise. Et nous ne refu­se­rons pas d’assumer toutes les conséquences
des luttes alors inévi­tables. Mais tant que l’on aura
quelque rai­son de ne point déses­pé­rer de la possibilité
 — soyons pru­dents, ne disons pas d’une réus­site, mais
plu­tôt d’un non-échec, la seule chose, peut-être
utile et en tout cas conforme à notre nature, que nous
puis­sions faire, sera de conti­nuer à orien­ter les esprits vers
une atti­tude de libre cri­tique, en vue de la for­ma­tion de ce qu’avec
les Anglais on pour­rait, cum gra­no salis, appe­ler en somme,
aus­si en France, l’opposition de… Sa Majesté.

24
juin 1958.

J.
P. Samson

La Presse Anarchiste