L’état
plutôt affligeant de la création littéraire
européenne envisagée dans son ensemble et telle que
nous la voyons — à de trop rares exceptions près —
comme frappée de paralysie depuis la seconde guerre mondiale,
explique probablement en partie l’accueil si enthousiaste réservé
par la critique occidentale au vaste ouvrage en prose de Boris
Pasternak, le Docteur Jivago. Mais dès avant le
scandale de l’infâme ostracisme dont Pasternak s’est vu
l’objet de la part de la bureaucratie littéraire (sic) de
Russie après que l’académie de Stockholm eut décerné
le prix Nobel à l’auteur, il ne fait pas de doute,
malheureusement, que nombre de critiques s’étaient déjà
laissé infléchir, souvent inconsciemment, par des
motifs politiques ou parapolitiques. Je pense, par exemple, à
l’étude quasi dithyrambique de l’ami Chiaromonte, dans
Tempo Presente, et ne suis pas loin de me dire que l’éloge
de Jivago qu’elle constitue sur toute la ligne eût
sans doute été quelque peu plus mesuré si l’on
n’avait pas su d’autre part, que le livre n’avait pas reçu
l’imprimatur à Moscou. Et d’une façon un peu
similaire, il m’est arrivé de me demander si les pages
beaucoup moins « préconçues » de Madame
Dominique Fernandez dans la Nouvelle NRF — pour ne
mentionner que cet autre exemple — ne tiraient pas une grande part
du plaisir ressenti par leur auteur (plaisir trop naturel et que le
livre n’a pas été sans me donner aussi) de retrouver
enfin, grâce au récit de Pasternak, la présence
de la Russie éternelle. Mais, prenons‑y garde, si légitime
qu’il puisse être, un tel sentiment est, en soi, étranger
aux valeurs sans le souci desquelles il ne saurait y avoir de
jugement littéraire proprement dit. Quoi que nous en ayons le
voisinage, et la permanence, d’un grand corps totalitaire comme
l’actuelle Russie nous politise, nous totalitarise malgré
nous (fût-ce contre lui) lorsqu’il nous est donné de
prendre connaissance d’une œuvre née là-bas. Et
depuis l’«affaire » du prix Nobel (et dont toute la
honte retombe, il n’est pas question de le contester, sur la Russie
officielle), les têtes, comme il fallait s’y attendre, se
sont troublées encore davantage, au point que, dans les
conversations, on n’entend presque plus jamais parler du livre,
mais des questions sociales et politiques auxquelles il a apporté
si tragiquement (en particulier pour Pasternak) un douloureux
surcroît d’acuité.
C’est
un peu pour réagir contre cette politisation (volontaire et
involontaire) que j’ose estimer utile de soumettre ici au lecteur
une brève note personnelle retrouvée dans mes carnets.
Non que je prétende que cette note ait intégralement
raison ; mais, écrite bien avant le prix et le déplorable
scandale qui en a résulté, elle pourra paraître
pouvoir aider à nous rendre certaine liberté d’esprit
qui, depuis, ne nous a que trop fait défaut à tous et
dont je souhaite qu’elle revienne à chacun, fût-ce
pour exprimer sur le Dr Jivago un jugement tout différent
de celui que j’essayais de me former alors :
4
août 1958
Ce
Docteur Jivago, c’est tout un problème.
Je
veux dire : bien sûr, Pasternak, qui est paraît-il un
grand poète, n’a pas du tout le don du roman. Mais,
malgré cela, la première moitié du livre et la
toute fin se lisent avec intérêt, émotion,
sympathie. Malgré les cas vraiment trop fréquents
d’écriture futuriste ou symboliste attardée, et qui
font terriblement vieux jeu, on a la joie d’assister à
nouveau — après tant d’années de l’absence, de la
séparation la plus absurde et cruelle — à toute une
partie de la vie russe, en même temps que l’on est en
compagnie d’un homme cultivé, sensible et infiniment pur. —
Mais qu’a‑t-il bien pu arriver à cet écrivain
qu’André Rousseaux définissait récemment un
« émigré de l’intérieur », pour
pondre les quelque deux cent cinquante pages intermédiaires
entre cette première moitié et la fin du livre ? Il n’y
a pas là seulement, j’en jurerais, absence du don du roman,
car, si Pasternak, à ce qu’il me semble, n’est pas
romancier, il est un artiste, un grand artiste même, et un
artiste de ce niveau ne saurait se tromper à ce point sans
qu’il y ait une autre raison, sur laquelle toute la sympathie que
l’on éprouve pour l’homme fait que l’on a scrupule à
s’interroger, — mais justement, c’est peut-être d’autant
plus nécessaire. On ne se dit pas assez qu’il y a, pour
quiconque vit sous la dictature, dût celle-ci ne recevoir de
l’intéressé aucune adhésion morale, le
phénomène à peu près inévitable de
l’auto-censure. Pour éviter la censure proprement dite,
l’écrivain, presque malgré lui, tente de faire
quelque concession au goût officiel, dans l’espoir, bien
pardonnable, de se ménager, malgré tout, malgré
par exemple, dans le cas de Pasternak, l’idéalisme
parachrétien de sa pensée profonde, quelque chance
d’être publié. Rien de plus mornement photographique,
en tout cas, que ces longues pages d’après le milieu du
livre, d’où le vrai Pasternak semble comme absent. Ou bien y
a‑t-il là, plus tragiquement encore, un signe de l’apparemment
inévitable dégradation de la culture en régime
totalitaire, à laquelle même un grand poète finit
pas ne pas pouvoir échapper ?
J.
P. Samson