La Presse Anarchiste

De la Grange-aux-Belles à la rue de Châtillon

Pour
par­ler de Monatte, je suis bien mal qualifié.

Et
pour­tant, cet élan de confiance par quoi je me sentais
tou­jours empor­té chaque fois que je le revoyais, de même
que la géné­reuse sym­pa­thie avec laquelle, je peux bien
le dire, il me lais­sait l’approcher — oui, cette sym­pa­thie de sa
part et, de la mienne, cet élan de confiance, s’ils ne me
donnent pas exac­te­ment le droit de par­ler de lui, m’en font, ce qui
ne vaut peut-être pas moins, comme un devoir.

Je
par­lais à l’instant de cette sym­pa­thie qu’il lais­sait si
bien devi­ner, quand il vou­lait. Mais je ne peux pas dire qu’il me
l’accorda d’emblée — il n’aurait d’ailleurs eu
aucune rai­son pour cela — la toute pre­mière fois, je ne peux
pas écrire que nous avons fait connais­sance, ce serait trop,
mais que nous nous sommes trou­vés l’un à côté
de l’autre.

Ce
devait être en 15 ou 16, à la Grange-aux-Belles, dans
l’immeuble pas­sa­ble­ment déla­bré qui hébergeait
les syn­di­cats et où se réunis­sait périodiquement
le « Comi­té d’action pour la reprise des relations
inter­na­tio­nales », fon­dé à la suite de Zimmerwald.
C’étaient des séances peu nom­breuses, comme il
convient à un comi­té, mais alter­nant par­fois avec,
tenues dans une grande salle, des réunions publiques, par
exemple celle où Trotz­ky prit la parole et où j’eus,
le temps d’un trop court col­loque en apar­té, l’occasion
d’apprécier la cour­toi­sie de gen­til­homme du redoutable
dia­lec­ti­cien dont on venait de me dire : « C’est lui qui, en
1905, com­man­dait à la Com­mune de Pétersbourg. »
Quant aux réunions du comi­té dont, si jeu­not que je
fusse, je me trou­vais faire par­tie en ma qua­li­té de secrétaire
du groupe des Etu­diants socia­listes révo­lu­tion­naires, on y
voyait tou­jours Mer­rheim, qui d’ordinaire présidait,
Bour­de­ron, des ton­ne­liers (ah ! l’excellent homme!), Loriot
l’instituteur, Has­feld, je crois d’autres encore. Or, certain
soir, il devait y avoir un peu plus de monde que d’habitude,
faute d’assez de sièges j’étais debout et,
éga­le­ment debout, à côté de moi un homme
vigou­reux, de petite taille, en uni­forme le pauvre, venu tout droit
du front, en per­mis­sion comme dit si cruel­le­ment la langue.
J’entendis qu’on l’appelait Monatte. Je ne sais plus du tout
quelle pro­po­si­tion, à un moment don­né, Monatte avait
émise, en tout cas une sug­ges­tion qui eût demandé
un cer­tain tra­vail régu­lier. Je sais seule­ment que, comme il
se trou­vait tout à côté de moi, je lui dis que
nous autres au groupe des étu­diants nous avions certainement
plus de temps que les cama­rades astreints au bou­lot en usine et que
nous pour­rions nous char­ger de la besogne. Il me remer­cia, mais, me
sem­bla-t-il, avec une nuance très nette de réserve. Non
point, je ne lui ferai pas l’injure de le sup­po­ser, parce que je
venais de devoir faire allu­sion à ma condi­tion d’intellectuel,
mais bien plu­tôt en fonc­tion de cette réac­tion si sage :
« Par­fait, mon petit — mais je ne te connais pas encore ;
fau­dra voir. »

Sans
doute aurais-je tota­le­ment oublié cet inci­dent si fugitivement
occa­sion­nel si, quelque deux ans plus tard, fai­sant à Zurich
la connais­sance de Brup­ba­cher, je ne m’étais aussitôt
enten­du deman­der par celui-ci : « A ce comi­té de Merrheim,
n’avez-vous jamais ren­con­tré Monatte ? » — si surtout,
par la suite, à tra­vers Brup et tout ce qu’il me disait de
son ami syn­di­ca­liste, je n’avais de plus en plus sen­ti grandir,
tout impré­gné que je fusse encore à l’époque
de syn­di­ca­lisme livresque d’observance soré­lienne, mon
res­pect déjà presque affec­tueux pour le permissionnaire
naguère entre­vu à la Grange-aux-Belles.

(Rien
d’ailleurs comme l’exil — drôle de fiche de consolation —
pour aider à conser­ver, à char­ger de sub­stance le
moindre souvenir.)

Pen­dant
l’entre-deux-guerres, il fal­lut bien long­temps pour qu’il me fût
don­né, chez Brup­ba­cher, de faire — ou de refaire —
connais­sance avec Monatte. J’avais bien de temps en temps envoyé
une note à la Vie ouvrière — la bonne, celle
de Monatte —, réen­ten­du par­ler de lui, non seule­ment par
Brup mais aus­si par Mar­cel Mar­ti­net, spé­cia­le­ment quand je dus
mettre en vrai fran­çais la tra­duc­tion de la Confes­sion de
Bakou­nine dont la femme de Brup­ba­cher, Pau­lette, avait établi
un pre­mier manus­crit, tout cela, cepen­dant, et même ma
ren­contre per­son­nelle avec Monatte chez Brup­ba­cher, vers 30 ou 33 je
pense, res­tait encore bien abs­trait. Comme beau­coup plus tard me l’a
dit un jour Monatte : « Vous n’êtes pas exac­te­ment un
mili­tant. » C’était et c’est bien vrai. Vivant à
l’étranger, sor­ti de toute orga­ni­sa­tion depuis longtemps,
pour moi, Monatte c’était avant tout l’honnêteté
dans le mili­tan­tisme. C’était beau­coup, donc, mais enfin
quelque chose, pour moi, d’un peu loin.

Il
fal­lut la seconde guerre pour que cela change, la mort de Brupbacher
et ma tra­duc­tion du volume d’extraits de ses livres que je me
trou­vais encore rédi­ger lorsque je pus — enfin — revenir
en France. La ver­sion fran­çaise de la belle étude de
Brup­ba­cher sur Val­lès venait jus­te­ment de paraître dans
la Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne et je me rap­pelle en
avoir lu — avec quelle joie de cette coïn­ci­dence dans le
repay­se­ment — le texte impri­mé, dans le train même qui
m’amenait à Paris.

Le
volume, je le répète, n’était pas encore fini,
mais j’avais déjà eu par lettre pro­messe de Monatte
d’en écrire la pré­face — ce beau texte de « Quarante
ans d’amitié » qu’on a pu lire aus­si dans Témoins.
Et à ce pro­pos me revient un trait bien connu du Monatte
que nous avons tous aimé. Nous étions donc en
cor­res­pon­dance, depuis quelque temps, au sujet de cette préface
 — et du Val­lès — quand j’avais sou­dain pu lui annoncer
que j’allais, ô sur­prise, pou­voir venir par­ler de tout cela
avec lui. Ah ! la fra­ter­nelle lettre que je reçus en réponse.
Car c’était l’un des côtés les plus
magni­fiques de cet homme de prin­cipes qu’à la différence
de la plu­part des hommes de prin­cipes, il était toujours
humain, tou­jours de plain-pied avec l’autre. Après cette
lettre, j’aurais juré de l’avoir eu pour ami depuis
tou­jours. C’est à ce moment, lors donc de mon pre­mier voyage
de retour, que moi aus­si, pour la pre­mière fois, je fis le
« pèle­ri­nage de Vanves ». Et comme il avait tenu —
c’était une de ses manières, sans mots inutiles ni
fio­ri­tures ou com­pli­ments — à ce que je me sente, à
son foyer, chez moi… Jamais je n’oublierai le déjeu­ner que
sa femme (en qui je revoyais toute la grâce simple de tant
d’amies de ma grand-mère la com­mu­narde) avait préparé
ce jour-là.

Depuis,
comme tous ceux dont Brup­ba­cher écrit qu’ils se seraient
plu­tôt fait cou­per en mor­ceaux que de ne pas aller revoir
Monatte quand il leur arri­vait de pas­ser par Paris, jamais, je crois
bien, je ne suis reve­nu dans la Ville sans arran­ger un rendez-vous,
soit à l’imprimerie de la rue Réau­mur où il
tra­vaillait encore (nous étions tous scan­da­li­sés de
voir qu’à son âge il lui fal­lait conti­nuer d’accepter
cette astreinte), soit dans un bis­trot voi­sin, soit enfin
pré­ci­sé­ment, sur­tout après qu’il eut
fina­le­ment pris sa retraite, à Vanves, à son domicile
de la rue de Châtillon

J’ai
déjà dit com­bien cet homme de prin­cipes était
tou­jours humain. C’est que les « prin­cipes », chez lui,
n’avaient rien d’abstrait, ils s’identifiaient à sa vie
même. De là, sans doute, mal­gré toute sa rigueur,
sa tolé­rance. Ah, ce n’est pas Monatte qui, comme un Lénine,
eût refu­sé de trai­ter en cama­rade l’interlocuteur ne
pen­sant pas exac­te­ment comme lui sur toutes choses — ce n’est pas
lui, par exemple, qui se fût jamais avi­sé de taxer
d’hérésie, comme dans ces contro­verses où le
chef de la Révo­lu­tion d’octobre appa­raît déjà,
hélas, dès avant 1910, comme le père du
« jda­no­visme », les com­pa­gnons ayant du monde une autre vue
phi­lo­so­phique que lui-même. Tolé­rance qui ne vou­lait pas
du tout dire indul­gence. On sait assez sa rude fran­chise envers la
lâche­té, par exemple, d’un Mon­mous­seau ou
l’empoliticaillement d’un Jou­haux. Mais, pour peu qu’il se
ren­dît compte que ce n’était pas par cal­cul que l’on
pen­sait autre­ment que lui, on pou­vait être assu­ré non de
son appro­ba­tion, bien sûr, mais de sa compréhension
totale. Même lorsque la pen­sée de toute sa vie était
en cause — je veux dire non pas seule­ment la fidélité
à la classe ouvrière, mais la croyance en la mis­sion de
celle-ci. J’ai déjà écrit ailleurs qu’en
par­tie à l’école de Brup­ba­cher je me suis, en un
sens, dis­tan­cé de ce mythe com­mun au mar­xisme et au
syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire. Devant l’accueil si chaud de
Monatte, je ne pou­vais pas, sur un point aus­si essen­tiel, me taire
vis-à-vis de lui. Je m’en expli­quai donc. Il me dit,
natu­rel­le­ment, qu’il n’était pas d’accord mais ce fut
tout. Il n’y eut même pas l’ombre d’un heurt.

Sur
un plan beau­coup moins grave, et autre­ment modeste, j’entends la
mise en marche, une marche bien fra­gile, d’une petite revue comme
Témoins, il fal­lait voir avec quel sens de l’autonomie
de cha­cun il essayait de me don­ner conseil. Sans comp­ter l’honneur
 — je dis bien l’honneur que je res­sen­tais à nous savoir
sou­te­nus par lui. Et lors de notre pre­mière réunion de
« comi­té », chez Camus, rue Madame, Monatte, que
tous nous n’étions pas peu fiers de voir là, toujours
un petit peu avec cet air de dire, comme à la
Grange-aux-Belles : « Par­fait, mon gars, on ver­ra » — une
gen­tille réserve sans mal­veillance aucune — s’entendait si
bien à nous faire com­prendre ce que c’est qu’un effort en
com­mun libre­ment consen­ti. Plus d’une fois, ensuite, il ne fut pas
sans me dire, à pro­pos de Témoins : « Vous y
met­tez, bien sûr, un peu trop de lit­té­ra­ture pour mon
goût. » — « Mais, s’empressait-il d’ajouter,
tou­jours fidèle à son anti­au­to­ri­ta­risme, je vous
comprends. »

Ce
mot de lit­té­ra­ture, à com­bien de mal­en­ten­dus il
pour­rait prê­ter, dans le cas de Monatte. Certes, son intérêt
 — je ne dis pas son goût — était sou­vent orienté
par le sujet des œuvres, par le plus ou moins, également,
d’estime ou de mépris pour tel ou tel auteur. A pro­pos de
cer­tain roman « syn­di­ca­liste » qui venait de paraître
et qu’il admi­rait beau­coup, mais qui nous avait tous plutôt
affli­gés, j’avais, moi pru­dent, char­gé Daniel
Mar­ti­net d’exprimer à Monatte les réserves —
totales — que je croyais devoir faire. « Il s’est débattu
comme un beau diable », m’écrivait Mar­ti­net après
cela. Mais dans ce domaine-là, il eût été
bien sot de le prendre au mot plus que lui-même. D’abord, il
suf­fi­sait de lire un seul para­graphe de lui pour se rendre compte que
cet homme écri­vait le fran­çais le plus organiquement
fran­çais qui se pût ima­gi­ner. « Per­sonne, me disait
un jour Le Maguet, n’écrit plus res­sem­blant (à
lui-même).» Et il n’y a pas de meilleur signe de
l’authenticité d’un esprit. Ce que le sien avait de
supé­rieur se mar­quait aus­si dans la qua­li­té de son
humour. Après notre pre­mière ren­contre avec Camus, où
celui-ci avait pris la défense de cer­taines œuvres
pas­sa­ble­ment abs­conses : « Oui, dit Monatte, Camus, il est un peu
vicieux. » Sur quoi il m’échappa de répondre :
« Qui n’est jamais vicieux ne peut pas être
authen­tique. » En aucune occa­sion, je crois, je n’ai entendu
per­sonne rire de si bon cœur, de façon aus­si per­cu­tante et
aus­si intel­li­gente que Monatte, cette fois-là.

La
der­nière fois que je l’ai vu — en mars, je pense, et
com­bien je me féli­cite de ne pas avoir non plus manqué
d’aller rue de Châ­tillon ce prin­temps — je le savais très
malade et, d’avance, j’avais peur de le trou­ver — peut-être
 — dimi­nué. Au contraire. Oui, une cer­taine mai­greur, une
cer­taine fatigue cor­po­relle aus­si, mais c’était tout, car
l’homme en tant qu’homme n’avait pas cédé un
pouce de lui-même à la camarde. D’abord, il me parla
de ma femme — bien qu’il ne la connût point (à un
pré­cé­dent voyage, une invi­ta­tion avec elle rue de
Châ­tillon avait mal­heu­reu­se­ment raté), et le sentant,
comme tou­jours, si com­pré­hen­sif et si proche, je lui dis, avec
le moins de phrases pos­sible, tout ce qu’avec elle j’ai perdu.
(Ah ! la lettre qu’au moment fatal il m’avait écrite ; du
coup, Monatte le cha­leu­reux, après m’avoir interpellé :
« Mon pauvre vieux », pour la pre­mière fois me
tutoyait.) Et ensuite ce fut un jaillis­se­ment de remarques, de sa
part tou­jours médi­tées, sur les hommes et les livres.
Je crois que, jus­te­ment, parce que « je n’étais pas un
mili­tant », je l’amusais. En tout cas, avec lui j’était
tou­jours en verve, et lui avec moi. Et quand nous nous sommes quittés
sur le seuil de son petit loge­ment — j’avais très fort le
sen­ti­ment que c’était la der­nière fois — je ne sais
plus à quel pro­pos je lâchai encore un mot sur Mauriac,
qu’il me taqui­nait tou­jours d’aimer, trou­vait-il, un peu trop. Il
eut alors — mal­heu­reu­se­ment, ça ne peut pas se dire avec des
mots — tout en me ser­rant la cuiller, un de ses grognements
gouailleurs à la pari­sienne, où il y avait à la
fois toutes ses réserves à lui et toute son
intel­li­gence com­pre­nant, d’abord que je com­pre­nais qu’il les eût,
mais en même temps et non moins que je ne les par­ta­geasse pas
tout entières.

Le
soir même, j’écrivais à un ami, après
avoir évo­qué cette ren­contre dont je devi­nais déjà
qu’elle mar­que­rait mon der­nier pas­sage rue de Châtillon :
« J’en suis sor­ti éber­lué d’admiration pour la
façon dont Monatte aura su, jusqu’au bout et dans tous les
sens du terme, main­te­nir l’intégrité de son être. »

Jean
Paul Samson

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