La Presse Anarchiste

Le poids de la guerre d’Algérie

L’atmosphère
poli­tique s’est dégra­dée en France avec une rapidité
sur­pre­nante. Entre la veille des vacances (mar­quées par
l’espoir de négo­cia­tions) et la ren­trée (alour­die par
la confé­rence de presse du 5 sep­tembre), un malaise s’est
créé, qui, depuis, se mani­feste de plus en plus
ouver­te­ment. Aupa­ra­vant, l’impression la plus répan­due était
que le chef de l’État avait son idée, qu’il suivait
une poli­tique déter­mi­née, qui n’était ni celle
des « ultras », matés en jan­vier, ni celle des
par­ti­sans de l’abandon pur et simple qui livre­raient l’Algérie
au FLN. Cette poli­tique était celle de « l’Algérie
algé­rienne » asso­ciée à la France — et il
faut admettre qu’aucun homme d’État fran­çais au
pou­voir n’a jamais été aus­si loin et sur­tout qu’aucun
autre n’aurait pu faire admettre à l’opinion un aban­don de
« l’Algérie fran­çaise » en ne heur­tant dans
la métro­pole que la frange numé­ri­que­ment faible des
extré­mistes de droite. Que les voies de cette politique
fussent res­tées mys­té­rieuses, n’inquiétait pas
trop, car la dis­cré­tion et la diplo­ma­tie secrète sont
bien les seules méthodes pour régler un problème
de cette taille à l’abri des pres­sions et de la démagogie.

Mais
cette confiance — et elle était celle de la majorité
 — s’est brus­que­ment effon­drée. On voit bien que le général
de Gaulle est tou­jours en route — à tra­vers la Bre­tagne, le
Dau­phi­né, la Haute-Savoie, où il ne cesse d’apparaître
en public, de par­ler, de ser­rer les mains, d’interroger, de
ras­su­rer — mais, poli­ti­que­ment, il semble frap­pé de la même
immo­bi­li­té que les diri­geants de la Quatrième
Répu­blique. Or, on peut suivre un homme qui marche, fût-ce
le long d’un sen­tier étroit bor­dé de précipices.
On ne peut pas s’engager der­rière un homme debout qui
n’avance pas et qui, « sym­bole de l’union française »,
se borne à être son propre monu­ment. C’est ce désarroi
devant l’absence d’une direc­tion et d’une ini­tia­tive française
pour la paix en Algé­rie qui a pro­duit la flo­rai­son de
mani­festes et contre-mani­festes ; ce même désar­roi, chez
des ministres sans expé­rience poli­tique, a pro­vo­qué des
mesures qui ont fait scan­dale en France et plus encore dans le reste
du monde.

Le
chef de l’État, il y a moins d’un an, fai­sait figure de
sage de l’Occident, il était l’homme le plus
res­pec­tueu­se­ment écou­té lorsqu’il dégageait
les grandes lignes d’une poli­tique euro­péenne soli­daire. Il
est vrai que sur le plan mili­taire il était peu « atlantique »
et qu’il déga­geait de « l’intégration »
la marine et la flotte aérienne en un moment où
l’armée, acca­pa­rée par l’Algérie compte pour
peu dans les dis­po­si­tifs euro­péens. Mais tout en revendiquant
un direc­toire à trois, de Gaulle était un des piliers
de l’Occident, et sa poli­tique d’émancipation en Afrique
noire allait jus­te­ment être cou­ron­née par l’admission,
patron­née et par­rai­née par la France, d’une dizaine
de nou­veaux membres des Nations unies.

Or
voi­ci que sur­gissent des doutes par­mi les par­te­naires de la « Petite
Europe » et que le chef de la com­mu­nau­té accable de
sar­casmes faciles les Nations unies au moment même où la
France y était assu­rée d’un suc­cès de
pres­tige. Et il parle — à Gre­noble — de ces États
nou­veaux et fra­giles avec les­quels les vieilles nations sont obligées
de se confondre aux Nations unies — alors que c’est la France qui
vient d’en « fabri­quer » le plus gros contin­gent. La plus
solide alliée de la France (il y a quelques années que
cela a ces­sé d’être un para­doxe pour deve­nir un lieu
com­mun) est la Répu­blique fédé­rale, et voi­ci que
là aus­si, pour la pre­mière fois, un désaccord
pro­fond se mani­feste. Car l’Allemagne, elle, n’a pas d’armée
natio­nale à pro­pre­ment par­ler ; toutes ses forces sont
« inté­grées » et ne peuvent fonc­tion­ner que
dans le cadre atlan­tique. Une poli­tique de « défense
natio­nale » du par­te­naire fran­çais s’oppose à
cette défense commune.

En
pra­tique, d’ailleurs, cela se passe dif­fé­rem­ment. L’aviation
alle­mande par­ti­cipe à la pro­tec­tion de l’espace français,
des troupes alle­mandes peuvent trou­ver en Cham­pagne ces bases qui
leur étaient d’abord pro­po­sées dans le sud de
l’Algérie. Mais le natio­na­lisme fran­çais risque de
créer le natio­na­lisme alle­mand dont — miracle précaire
 — les grands par­tis de Bonn ne veulent pas, et c’est l’inquiétude
devant l’arrêt de toute véri­table intégration
euro­péenne qui pro­voque des réac­tions, non seule­ment à
Bonn, mais aus­si à Rome et à Amsterdam.

La
France était une puis­sance mon­diale en tant que porte-parole
de la « Petite Europe » et de la Communauté
fran­çaise. Si elle n’est plus recon­nue comme guide par les
Euro­péens ni par les Afri­cains, elle reste aux yeux du monde
le seul pays qui depuis treize ans mène des guerres « chaudes »,
et ce n’est pas un fac­teur de pres­tige. La Tuni­sie et le Maroc,
prêts à s’associer à la com­mu­nau­té, s’en
sont éloi­gnés, les diri­geants algé­riens, qui
jusqu’ici cher­chaient une issue par des conver­sa­tions directes avec
la France, acceptent à pré­sent toutes les alliances,
toutes les aides. (La Résis­tance et le gou­ver­ne­ment du général
de Gaulle, pen­dant la guerre, n’en fai­saient-ils pas autant?)

A
une opi­nion qui s’interroge dans l’inquiétude et parfois —
c’est le cas des intel­lec­tuels, y com­pris de très nombreux
prêtres et pas­teurs — dans l’angoisse ou la révolte,
le gou­ver­ne­ment vient d’opposer un régime du bâillon.
Les mesures, ban­nis­sant de la radio, de la télévision,
des théâtres sub­ven­tion­nés et de l’aide à
la pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique un très grand nombre
des meilleurs jeunes écri­vains et artistes fran­çais (y
com­pris toute la pléiade de ce qu’on appelle le « nouveau
roman ») ont pro­vo­qué dans le monde une véritable
stu­peur. Une telle dis­cri­mi­na­tion, qui ins­taure un régime
d’autorité dans tous les domaines où l’État
est mécène ou prê­teur, cor­res­pond à une
inter­pré­ta­tion tota­li­taire des prérogatives
gou­ver­ne­men­tales. De la sorte, le mani­feste de sou­tien aux « insoumis »
fait un grand nombre de nou­veaux adhé­rents qui voulaient
sim­ple­ment se soli­da­ri­ser avec le « scan­dale» ; l’autre
mani­feste, celui qui porte beau­coup de signa­tures par­mi les plus
res­pec­tées du Col­lège de France, de la Sor­bonne, etc.,
exprime aux col­lègues frap­pés une soli­da­ri­té qui
est celle de la majeure par­tie des cercles universitaires.

Iso­le­ment
et bou­de­rie vers le dehors, larges empié­te­ments dans le
domaine de la liber­té intel­lec­tuelle et artis­tique à
l’intérieur, cela crée un cli­mat d’autant plus
lourd que nombre de gens se demandent si c’est la pres­sion des
offi­ciers de « l’Algérie fran­çaise » qui
impose de telles mesures prises contre des per­sonnes dont la majorité
ne deman­dait qu’à appuyer la poli­tique libérale
pré­co­ni­sée par de Gaulle.

Cette
force inter­mé­diaire qui, si elle était appe­lée à
s’exprimer, se révé­le­rait être la grande
majo­ri­té, se sent para­ly­sée, sans moyen d’agir, et
l’impuissance du Par­le­ment conti­nue à dimi­nuer l’importance
des par­tis, dont le centre — radi­caux, MRP, SFIO — exprime
net­te­ment ce sen­ti­ment de malaise. Aus­si un par­ti­san aus­si convaincu
du géné­ral de Gaulle que M. Fran­çoise Mauriac
pré­sente-t-il le chef de l’État comme un homme seul,
unique rem­part, contre la guerre civile et la dic­ta­ture des paras.
Mais il n’était pas seul en jan­vier, quand il ramenait
l’armée dans la dis­ci­pline, et il ne tenait qu’à
lui de ren­for­cer les liens entre son État bar­dé de
pou­voirs spé­ciaux et une opi­nion prête à le
sou­te­nir libre­ment. Il n’y a pas eu cet appel, de même
qu’après l’échec de Melun il n’y a pas eu
d’explication.

De
Gaulle a plu­sieurs fois attri­bué la guerre d’Algérie
au « vide poli­tique » algé­rien. Pour­quoi dès
lors n’a‑t-il pas ten­té de com­bler le « vide politique »
fran­çais ? Pour­quoi a‑t-il lais­sé faire un gouvernement
de « grands com­mis », au lieu de renouer le dia­logue avec
les forces poli­tiques, qui est autre chose que le mono­logue devant
une foule qui l’acclame ? On peut se deman­der si, en dehors des
struc­tures et des don­nées rela­tives à la « force
des choses » si fré­quem­ment invo­quées dans les
dis­cours du pré­sident, il n’y a pas eu là un facteur
per­son­nel, une inca­pa­ci­té de com­mu­ni­quer avec des forces
arti­cu­lées, une étroi­tesse natio­na­liste innée.

Fran­çois
Bon­dy
(De
Coopé­ra­tion, Bâle, 22 octobre 1960.)

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