On
peut dire que la dernière œuvre d’Ignazio Silone, le
Renard et les Camélias [[Aux
Editions Bernard Grasset.]],excellemment traduite de
l’italien par notre ami Jean Paul Samson, a remis son auteur en
question, du moins en France. Serait-ce parce que Silone est à
un tournant de son œuvre ou bien parce que son livre paraît
trop ambigu ? A moins, tout simplement, que Silone soit plus à
son aise dans le roman que dans le récit, le Renard et les
Camélias étant, semble-t-il, le premier récit
qu’il ait écrit. [[Mieux
vaudrait-il dire le premier récit qu’il reconnaisse vraiment
pour sien. Un ancien recueil de nouvelles, le Voyage à
Paris, non traduit en français, a cessé de le
satisfaire. (T.)]]
En
effet, si Jean Blanzat, dans le Figaro littéraire, montre
avec raison que ce livre est « plein de silences et de secrets »,
et qu’il contient tous les grands thèmes chers au romancier
italien, Antoine Antonini dans les Nouvelles littéraires,
dit qu’il confirme l’œuvre entière d’Ignazio Silone
comme témoignage humain sans valeur artistique, certes
sincère, amical et fidèle, mais aussi simple, banal et
pauvre ; quant à Dominique Fernandez, dans l’Express, il
soutient que ce qui limite le témoignage humain de cette œuvre
par ailleurs importante et valable, c’est un excès d’art,
un goût de la construction mystérieuse, des personnages
à la fois trop intellectuels et trop paysans, complaisamment
elliptiques et sibyllin. Il est clair que ces deux derniers points de
vue s’opposent on ne peut mieux, ce qui les condamne en partie. Et
pourtant, ils sont loin d’être totalement inexacts. Essayons
de voir pourquoi.
Les
romans d’Ignazio Silone ne sont pas des romans à thèse,
mais ils sont tous empreints de cette haute idée, à la
fois politique et morale, que les hommes se devraient d’être
enfin des hommes : responsables et honnêtes, lucides et bons.
Les hommes ainsi peints, meilleurs que nature peut-être, un peu
édifiants, il est bien certain qu’ils sont profondément
fils de Silone et que leurs histoires, pour être de notre
siècle, sont quelque peu « démonstrativement »
construites, agencées et dirigées, d’où
parfois cette gênante impression de « rouages et de
procédés » qui est celle de Dominique Fernandez.
De plus, Ignazio Silone, pour concrétiser ses pensées,
croyances et convictions, pour les humaniser, leur donner vie et
pouvoir, emploie un style volontairement dépouillé et
simple, sans effets ni recherches. N’oublions pas qu’au contraire
de la plupart des écrivains français et comme beaucoup
d’écrivains italiens et espagnols, il décrit un monde
de paysans et d’ouvriers « terre à terre », sans
culture livresque ni subtilité psychologique, éloigné
de tout dilettantisme genre parisien. Aussi Antoine Antonini a‑t-il
raison de constater « la banalité de l’expression »,
mais tort de la reprocher à l’auteur (n’est-ce pas la
même, après tout, que celles du Camus de la Peste, du
Sartre des Chemins de la liberté, du Guilloux de La
Maison du peuple?). Certes, on peut faire grief à Silone
de certaines descriptions un peu trop sommaires, de certaines
comparaisons un peu trop faciles, mais alors ayons la bonne foi de
rendre hommage à ses dialogues, toujours remarquablement
concis et dramatiques, qui compensent largement les faiblesses citées
plus haut. Quant au mystère des œuvres, à leur sens du
social, à leur épopée, à leur sérieux,
je ne crois pas qu’il soit possible de leur adresser la moindre
critique, tant ces qualités témoignent toutes du grand
talent d’Ignazio Silone. Nous savons qu’il n’est permis qu’à
quelques-uns de faire vrai tout en faisant beau et bien, n’allons
pas à regretter pareil don, encore moins le dénigrer.
Mais
laissons Fontamara, Une poignée de mûres, le Secret
de Luc, et revenons à ce dernier récit, le
Renard et les Camélias, commercialement baptisés
sur la couverture « roman » (alors qu’il y a bien à
l’intérieur « récit »). Disons tout de
suite que le titre, qui fait songer à celui d’une fable,
nous paraît assez mal choisi. Il accentue encore l’effet
symbolique qu’apprécient plutôt mal les critiques
français. L’action d’ailleurs, comme voilée,
seulement suggérée, permet plusieurs interprétations,
y compris les plus saugrenues et les plus abusives (voir celle de
Dominique Fernandez par exemple). Elle se déroule en Suisse,
dans le Tessin, près de la frontière italienne, en un
temps où le fascisme s’infiltrait un peu partout, avec cette
vilenie propre à tout mouvement dictatorial.
Mais
nous n’allons pas déflorer l’histoire qui, comme toujours
chez Silone, ne manque pas de phases imprévues et dramatiques,
les rebondissements entretenant la tension. L’intérêt
littéraire de ce récit naît justement [de] ce que
l’espionnage et le romanesque se passent fort bien de complots et
d’intrigues, mettent en évidence l’angoisse et
l’imprévisible de la lutte clandestine, les dangers et les
incertitudes de la résistance populaire, les raisons et les
sentiments des personnages, unis pour la plupart par des liens
amicaux ou familiaux. Remarquons encore que si l’action est pleine
de mystères, de brumes et de secrets, les héros sont
toujours simples et clairs, leurs actes volontaires et précis.
Tous sont de bonne foi et ont de bonnes raisons d’agir comme il le
font, selon leur conscience ou leur cœur : que ce soit Daniele, homme
honnête par excellence, aussi bon et sensible que courageux et
tenace ; Silvia, sa fille, emportée par une soudaine passion,
possédant les mêmes courageuses qualités que son
père ; Agostino, son ami, violent et confiant, aux sentiments
élémentaires et justes ; Feluce, l’espion, trop jeune
pour vraiment l’être, et qui va se trouver déchiré
entre sa mission et son amour ; et Nunziatina, merveilleuse petite
vieille, irresponsable et victime ; et Filomena, épouse fidèle
et laconique, souffrant en silence ; et Luisa, jeune fille qui
comprend peu à peu qu’elle seule, malgré le manque
d’expérience, peut aider les membres de sa famille, les
sauver peut-être, et s’y emploie de toute sa jeune énergie.
Il
est regrettable sans doute que des protagonistes campés avec
une psychologie aussi sûre et aussi souple, ne soient pas aux
prises avec un drame plus vraisemblable, plus « nécessaire »
à l’auteur. Ce qui gêne dans le récit, écrit
avec un art consommé, c’est qu’il fasse trop souvent
songer, par son habileté même, à un scénario,
à un montage quelque peu gratuit. Mais les personnages, eux,
sont bien de Silone admirablement humains parce que proches de ce qui
les entoure et de ce qui les marque, nature, milieu, pays, ce qui
pourtant n’empêche aucun d’entre eux d’être
également réfléchi, moral et sincère.
Aussi, malgré le peu de poids qu’il apporte à l’œuvre
entière de Silone, ce récit constitue-t-il une très
belle lecture, plaisante à la fois et tonique, chose toujours
rare dans les lettres actuelles.
Georges
Belle