La Presse Anarchiste

« Mêlant son pas aux nôtres »

Faire
un por­trait de Pierre Monatte ? Il fau­drait avoir sa plume pour faire
res­sem­blant. Il fau­drait sur­tout que beau­coup de temps se soit écoulé
pour écrire serei­ne­ment sur un homme dont la cha­leur n’a pas
quit­té ceux qui l’aimaient. Je dirai seule­ment quelques
souvenirs.

*
* * * *

C’est
un soir de février ou mars 1948 que je ren­con­trai Monatte pour
la pre­mière fois. Bien tard, en somme. Avant la guerre (je
veux dire en somme dans les années trente), j’avais usé
beau­coup de mon temps à pré­pa­rer des examens
uni­ver­si­taires. Après la guerre, la bro­chure Où va
la CGT ?
(de mai 1946), puis la reprise de la publi­ca­tion de la
Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne
(avril 1947) avaient été
fort appré­ciés par ceux qui, dans une union
dépar­te­men­tale des syn­di­cats comme les autres (celle de la
Vienne, dans mon cas) voyaient se dété­rio­rer la vie
syn­di­cale et, par le noyau­tage sta­li­nien, deve­nir fatale la scission.

Un
soir de l’hiver qua­rante-huit, alors que se consti­tuait la
CGT-Force ouvrière, j’étais mon­té au local de
la RP sans but pré­cis. Ecœu­ré des manœuvres
sta­li­niennes, je ne l’étais pas encore de celles des autres,
mais je sen­tais confu­sé­ment qu’on ne répli­quait pas
aux for­bans comme il l’aurait fal­lu. Monatte était seul ; il
me ques­tion­na ; la conver­sa­tion ne se per­dit pas en vains pro­pos. Il
eut vite fait de me mettre sur les rails.

Jamais,
par la suite, lorsque je le connus mieux, nous n’avons reparlé
de cette ren­contre. Il se peut que, dans mon sou­ve­nir, je la nimbe
d’une lumière flat­teuse. Je ne peux d’ailleurs me rappeler
les détails de notre conver­sa­tion (je ne sais plus en
par­ti­cu­lier si cela se pas­sait avant ou après les votes des
fédé­ra­tions du Livre et de l’Enseignement).
Sim­ple­ment cette fois, comme à toutes nos ren­contres, Monatte
a su me faire aimer la vie, me faire com­prendre qu’il y avait
quelque chose à faire où l’on pou­vait être
d’accord avec soi-même.

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* * * *

Dans
une note sur Camus, Domi­nique Aury remarque son influence sur les
cama­rades qui l’entouraient : « Ce qu’il disait on le
croyait, ce qu’il deman­dait, on le faisait. »

Ce
qui était tout à fait vrai pour Camus, ne l’était
pas moins pour Monatte, sans que la dif­fé­rence d’âge,
de lui à moi par exemple, y fût pour quoi que ce soit.

Cela
ne veut pas dire que Monatte avait de l’autorité. Vous savez
bien que lorsqu’on dit cela de quelqu’un, il est pru­dent de se
méfier. L’aurais-je vou­lu, je n’aurais pu me méfier
de Monatte.

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Dans
la conver­sa­tion pri­vée, dans une réunion plus
nom­breuse, ou dans une lettre, il était rare que Monatte ne
trouve pas le moyen de dres­ser un véri­table plan de travail.
Et ce n’était pas paroles de chef ; il n’y avait pas en lui
le moindre soup­çon de volon­té de puis­sance. Un
com­pa­gnon seule­ment, mais qui savait entraî­ner l’équipe.

En
remuant de vieux papiers, j’ai retrou­vé une lettre du 13
juin 1949 dans laquelle Monatte me disait son avis sur le premier
numé­ro des Cahiers Fer­nand Pel­lou­tier. Avec quelques
cama­rades de Force ouvrière, nous venions de lan­cer cette
modeste publi­ca­tion d’éducation ouvrière qui,
d’ailleurs, n’alla pas loin. Mais tout le pro­gramme qu’elle
aurait dû réa­li­ser est là, dans cette lettre,
mieux dit, plus pré­cis que les ini­tia­teurs ne l’avaient
conçu :

« 13.
6. 43. — Mon cher Walu, j’ai lu vos
Cahiers Pel­lou­tier. Le
pro­jet est inté­res­sant. Il faut que vous réus­sis­siez à
le mettre debout soli­de­ment. En pre­mier lieu trou­ver un chiffre
mini­mum d’abonnés qui vous per­mette de don­ner une revue
imprimée.

Si
je com­prends bien, votre prin­ci­pal objec­tif c’est de for­mer des
cadres syn­di­caux, d’aider les jeunes syn­di­qués à

déve­lop­per leur com­pré­hen­sion du monde où ils
doivent lut­ter. N’oubliez pas que la tâche est double :
démê­ler les pro­blèmes syn­di­caux d’aujourd’hui,
acqué­rir les connais­sances de base his­to­riques, économiques,
phi­lo­so­phiques néces­saires à qui­conque ne se figure pas
que le mou­ve­ment ouvrier est né avec sa génération.
Ne criez pas que vous ambi­tion­nez de faire ça, mais faites-le.
Sans tom­ber dans la rigueur et la séche­resse d’un cours
pro­fessoral. En lais­sant le plus de chair après l’os,
le plus d’humanité autour de la formule.

Vos
cahiers devraient être le lien entre tous les Collèges
du Tra­vail qui existent. Recueillir le meilleur de leurs cau­se­ries et
cours. Faire un sort à leurs ini­tia­tives. Suivre leurs
expé­riences et en mesu­rer les résul­tats. C’est là
un tra­vail de cor­res­pon­dance et de dépouille­ment évidemment
impor­tant. Si vous êtes trop pris, voyez qui peut s’en
char­ger de manière régu­lière et compréhensive.
Cela com­por­te­rait pour les
Cahiers une rubrique : la vie des
col­lèges du tra­vail, et une source de grandes études.

Il
serait utile d’établir en outre un lien avec les Centrales
d’éducation ouvrière des autres pays. Pour connaître
com­ment elles fonc­tionnent, quelles dif­fi­cul­tés elles ont
ren­con­trées, quels résul­tats elles ont obtenus.
Com­men­cer par exemple par l’Angleterre et racon­ter ce qu’ont été
et ce que sont deve­nus le Rus­kin Col­lege, le Cen­tral Labour College
et sa revue
Plebs, etc., etc. Faire le tour des pays, numéro
des
Cahiers par numé­ro ; en trou­vant quelqu’un pour
suivre désor­mais dans leur langue les publi­ca­tions de ces
orga­ni­sa­tions sœurs.

A
votre der­nière page, vous annon­cez deux semaines d’études.
Je
serais curieux de lire dans les Cahiers du mois
sui­vant un « En reve­nant
de Farn­comb » ou de Marly
sous la forme d’une sorte de rap­port collectif.

Peut-être
pour­riez-vous repro­duire les textes essen­tiels. Votre cita­tion de
Pel­lou­tier, en tête de votre pre­mière page, com­porte une
erreur. Elle pro­vient de la
Lettre aux anar­chistes de fin
1899. Pour­quoi ne pas don­ner un jour cette lettre ? Entière et
non par extraits.

Une
remarque encore. La for­ma­tion d’un esprit tient beau­coup à
ses lec­tures sous la lampe du soir. Vous devriez éta­blir une
courte liste de bou­quins qu’il est inter­dit de ne pas connaître
quand on est mili­tant ou qu’on le devient. Liste publiée
dans chaque numé­ro. A com­plé­ter quand il paraît
un bou­quin de grand mérite. Ce que j’appelais autre­fois la
Plan­chette à livres.

Voi­là,
mon cher Walu, quelques remarques après lec­ture de votre
pre­mier numéro.

Bonne
chance.

Bonne
poi­gnée de main.

P.
Monatte

Un
reproche : Fini­do­ri m’a pas­sé le numé­ro arrivé
à
la R P. Sinon je me bros­sais. J’étais
pour­tant un abon­né pos­sible. Deve­nu abon­né, puisque

je vous vire mes 200 fr. »

Le
pro­gramme était tra­cé. Nous n’avons pas su le
réa­li­ser, mais j’en ai rete­nu une leçon encore
valable quand je suis dans ma classe : lais­ser le plus de chair après
l’os…

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* * * *

Monatte
m’a racon­té un jour com­ment il avait quit­té la
maî­trise d’internat. Jamais je ne l’ai enten­du regret­ter de
n’avoir pas ensei­gné (je veux dire de n’être pas
deve­nu ins­ti­tu­teur ou pro­fes­seur). Pour­tant, avec quel intérêt
il sui­vait les pro­blèmes de l’enseignement, avec quelle
sym­pa­thique curio­si­té il vous inter­ro­geait à leur sujet ! Sa façon sou­riante et bour­rue à la fois de
ques­tion­ner : « Alors, quoi de neuf chez les profs de math ? »

Ses
connais­sances étaient limi­tées dans les domaines
scien­ti­fiques. Il savait ne pas s’y aven­tu­rer impru­dem­ment et
pour­tant com­prendre, avec une mer­veilleuse intui­tion, où
étaient, dans ces acti­vi­tés, les ten­dances qui
s’apparentaient aux efforts de toute sa vie.

Dans
son amour des enfants, je vois la même ardeur invin­cible à
pour­suivre une lutte où les défaites, en apparence,
furent plus nom­breuses que les vic­toires. Il regret­tait, me dit-il un
jour, de n’avoir pas eu d’enfants ; il en aurait vou­lu six !
Jamais il n’oubliait de s’enquérir de mes garçons
et se plai­sait, je crois, à mes confi­dences attendries.

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Guillo­ré
a su, mieux que je ne sau­rais le faire, racon­ter ce qu’était,
pour les amis de Monatte, « le pèle­ri­nage de Vanves »
(R P de juillet 1960). J’essayerai un jour, même si ce
n’est que pour moi, de recons­ti­tuer une de ces visites où je
m’attardais tou­jours trop. L’un et l’autre, nous avions noté
sur un papier les ques­tions sur les­quelles nous vou­lions qu’on
dis­cute. Mais la conver­sa­tion pre­nait sou­vent le che­min des écoliers.

Alors,
par­fois, nous nous heur­tions. Il ne com­pre­nait pas que je place si
haut l’œuvre de Gide. A mon tour, je m’étonnais qu’il
fasse quelques réserves sur Roger Mar­tin du Gard (avec un
autre que Monatte, je me serais fâché). Le plus souvent,
j’apprenais, je décou­vrais ce que j’aurais dû savoir
depuis long­temps. Mais, près de lui, je rede­ve­nais écolier
avec délectation.

Trop
petit gar­çon peut-être, et c’est vrai que plus d’une
fois Monatte put me repro­cher ma naï­ve­té, une certaine
exi­gence d’absolu assez pué­rile, sur­tout une grave
mécon­nais­sance du mou­ve­ment ouvrier qui me fit com­mettre bien
des faux-pas. Je ne sais s’il faut ran­ger par­mi ceux-ci la
rédac­tion d’un écho dans lequel je dénonçais
l’ambiguïté de la posi­tion du repré­sen­tant de la
CGT.-Force ouvrière au sein de la Confédération
inter­na­tio­nale des syn­di­cats libres (CISL), après l’assassinat
de Farhat Hached. De bons cama­rades pro­tes­tèrent que je
calom­niais ; ils se plai­gnirent auprès de Monatte (l’écho
avait paru dans la RP). Celui-ci aus­si­tôt par­tit à
la chasse aux ren­sei­gne­ments ; il fit sa propre enquête. Il
n’était pas homme à lais­ser tom­ber le cama­rade en
dif­fi­cul­té, non plus d’ailleurs qu’à cacher une
faute. Il ne fai­sait presque jamais de com­pli­ments. Mais sa
confiance, si vous aviez la bonne for­tune qu’il vous l’accorde,
ce n’était pas de la fausse monnaie.

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* * * *

C’est
lui, en 1951, qui eut l’idée d’une réunion à
Sèvres, pour com­mé­mo­rer le cin­quan­te­naire de la mort de
Pel­lou­tier. J’ai gar­dé le sou­ve­nir du petit groupe que nous
étions autour de la tombe, au cime­tière des Bruyères ;
puis de la balade vers le quar­tier où se trou­vait la maison
dans laquelle Pel­lou­tier pas­sa les der­niers mois de son existence.

Est-ce
ce jour-là, ou à une autre occa­sion que Monatte a
pro­non­cé cette phrase de Pel­lou­tier : « Il reste toujours
vivant, mêlant son pas aux nôtres, nous réconfortant
par ses leçons et par son exemple. »

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* * * *

Monatte
était déjà un vieil homme quand je l’ai connu,
mais ce qui frap­pait tou­jours c’était sa jeu­nesse foncière.
J’imagine qu’en 1901, lorsqu’il débar­qua à Paris
et qu’il alla trou­ver Guieysse, au bureau de Pages libres,
c’était un jeune homme sachant ce qu’il vou­lait et ce
qu’il pen­sait. En tout cas c’est un homme exem­plaire qui fonde la
Vie ouvrière
en 1909 : qui a fait aus­si bien depuis ? Et en
1914, lorsqu’il résiste à la mala­die du siècle,
avec les très rares com­pa­gnons qui res­tent avec lui fidèles
à l’Internationale, il devient, pour nous tous qui viendrons
plus tard, la seule vraie leçon de morale qui soit, un
exemple.

Com­bien
d’espoirs Monatte ver­ra-t-il s’effondrer ? Le mou­ve­ment ouvrier
des­cen­dra de plus en plus bas dans la tra­hi­son de ses propres
valeurs. Et comme une déri­sion, la Vie ouvrière sera
deve­nue, en gar­dant le titre, l’opposé de celle qui fut son
enfant. Monatte ne déses­pé­rait pour­tant pas. Le creux
de la vague, disait-il, encore plus creux. Mais il dépend de
nous de remon­ter sur la crête.

Remon­ter…
Si nous y par­ve­nons, ou même si seule­ment nous le ten­tions, il
mêle­ra son pas aux nôtres et sera encore le plus jeune,
le plus ardent, le plus lucide de nous tous…

Gil­bert
Walusinski

La Presse Anarchiste