De
la boutique du quai de Jemmapes, où il installa définitivement
la Vie ouvrière, à l’étroit logement de
Vanves où vient de s’achever une existence trop tôt
brisée, Pierre Monatte devait, durant un demi-siècle,
donner la même image de cordialité et de tranquille
maîtrise de soi. Connu ou inconnu, le visiteur était
assuré d’un accueil affable, de pouvoir puiser sans hâte
et sans gêne dans une information exceptionnelle, de
questionner autant qu’il lui plaisait et profiter d’une masse de
connaissances devenant, avec les années, sans cesse plus
rares ; bien avant de disparaître, Monatte était devenu
le dernier lien entre la grande époque du syndicalisme
révolutionnaire et l’état de dégénérescence
dans lequel le mouvement syndical se trouve aujourd’hui. Si la
bonne humeur le quittait rarement, cela ne veut pas dire que, durant
ce demi-siècle, sa vie fût exempte de soucis ; la
publication de la revue n’était jamais une route tout unie,
les obstacles qu’il fallait surmonter ne manquaient pas : d’abord
les préoccupations d’ordre matériel toujours
présentes ; mais infiniment plus pénibles étaient
les heurts qui surgirent parfois à l’intérieur du
« noyau » quand ils entraînaient des séparations
auxquelles Monatte ne se résignait que difficilement,
n’hésitant point cependant dès qu’elles
apparaissaient nécessaires ; autant le ralliement au
syndicalisme d’éclopés du mouvement — si nombreux
au temps du stalinisme — le réjouissait, autant les
départs le désolaient… Ces traits essentiels sont
rappelés dans les témoignages affectueux portés
en ces jours par des militants des diverses générations
et par des hommes de toutes conditions. Je pourrais, à mon
tour, l’attester ; mais ayant connu Monatte dès son arrivée
à Paris et ayant vécu auprès de lui dans les
moments les plus mémorables, je voudrais ajouter au tableau
généralement évoqué quelques traits
peu connus ou souvent oubliés.
En
envoyant, pour ses débuts, le bachelier dans un ville
industrielle du Nord l’administration universitaire contribua
grandement — quoique involontairement — à la
formation du syndicaliste. Jeté soudain au milieu d’une
population ouvrière durement exploitée, le jeune
libertaire allait le libérer aisément des
tendances individualistes de ses conceptions anarchistes d’alors,
et, d’autre part, le spectacle permanent d’une organisation
socialiste et syndicale dominée par un ancien militant de la
mine, révoqué pour son action et devenu maintenant
député et serviteur des compagnies, le confirmait
dans son hostilité au socialisme parlementaire.
Venant
à Paris ainsi équipé, son passage à Pages
libres fut doublement profitable, en lui enseignant entre autres
le goût du travail bien fait et l’importance de ce qui est
trop souvent considéré comme de menues besognes, d’une
administration attentive, toujours en contact avec ses abonnés ;
à la Vie ouvrière, même quand il avait
toute la charge de la rédaction, son occupation favorite était
de manipuler les fiches d’abonnés, de les classer, tantôt
par régions, tantôt par professions, voyant par là
les directions dans lesquelles il fallait faire porter l’effort
pour recruter les nouveaux abonnés.
De
ces deux influences qui le marquèrent au début de sa
vie militante, il a lui-même parlé à diverses
reprises. Il en est une autre, moins connue, qui concerne plus
particulièrement l’homme.
Au
printemps de 1919, quand nous fûmes tous libérés
et nous retrouvâmes, nous nous rencontrions fréquemment,
Monatte, Marcel Martinet et moi, préparant la reprise de la
Vie ouvrière sous la nouvelle forme, hebdomadaire, que
nous voulions lui donner. Au cours d’une de ces conversations où
l’on aborde les sujets les plus divers, Monatte nous déclara
que le livre qui lui avait été le plus utile pour sa
formation, c’était l’Éducation de la volonté,
par Jules Payot, publiée quelques années
auparavant. Comme nous manifestions notre étonnement, il
insista, parla avec chaleur de l’ouvrage et de la reconnaissance
qu’il gardait à son auteur. Martinet et moi, nous ne
pouvions comprendre ce qui nous paraissait être un singulier
engouement ; il est vrai que si nous connaissions le livre, nous ne
l’avions sans doute pas lu d’assez près pour en déceler
éventuellement les vertus. M’y reportant aujourd’hui, au
livre et à l’époque, j’ai mieux compris l’influence
qu’il avait pu avoir sur un jeune enseignant, au moment où
il change de condition sociale et de milieu.
Dans
les dernières décennies du XIXe siècle, la
psychologie fut, pour la première fois, considérée
et traitée comme une science ; aux dissertations plus ou moins
éloquentes des spiritualistes, Théodule Ribot, puis son
successeur au Collège de France, Pierre Janet, substituèrent
l’étude clinique les expériences de laboratoire,
posant les bases de ce qu’on appela la psychologie expérimentale,
tandis que Charles Richet donnait simplement une case à la
psychologie dans son traité de physiologie générale.
Le livre de Payot était justement dédié à
Th. Ribot, dont il avait suivi les cours et étudié les
ouvrages. Mais son but, à lui, était avant tout
pratique ; il devint plus tard un important personnage universitaire,
mais quand il écrivit son ouvrage, il n’était encore
que jeune professeur de philosophie, à Nancy, et très
préoccupé de la santé et de l’hygiène
morale des jeunes, des étudiants en particulier ; il avait été
témoin de trop de vies gâchées ou perdues par
nonchalance, laisser-aller, et il voulait tirer profit des conquêtes
de la science récente pour fixer, à leur intention, des
règles de vie. Selon lui, la volonté étant de
l’ordre du sentiment, il était possible d’agir sur elle
par un sentiment plus fort et ainsi de corriger des tendances ou des
habitudes ou des pratiques néfastes. Par son ton, par la
réserve avec laquelle il aborde le problème que la vie
pose aux jeunes — c’était avant Freud et le cinéma
— cette éducation de la volonté paraîtrait
aujourd’hui bien démodée ; pourtant elle pourrait
aider nos « angry young men » à discipliner leurs
ardeurs et leurs colères ; en tout cas, avec la référence
de Monatte, Payot eût pu se vanter d’un beau succès.
En
ce pays de France où tant de gens parlent avec aisance,
parfois avec éloquence, même s’ils n’ont rien à
dire, ceux qui n’abordent la tribune que lorsqu’ils en sentent la
nécessité sont vite classés : on déclare
qu’ils ne sont pas orateurs ; c’était le cas de Monatte.
Dans une circonstance mémorable, il se chargea de montrer la
vanité de cette classification trop simpliste. Le premier
congrès confédéral d’après-guerre
allait se réunir à Lyon, en 1919. Dès que
l’annonce en fut faite, Monatte songea à préparer son
intervention. Comme ce n’était guère possible à
Paris, dans l’effervescence et le tumulte des discussions
incessantes, il partit une semaine plus tôt pour son Auvergne
natale, nous laissant le soin de faire le numéro
d’avant-congrès. Sitôt que nous en eûmes fini,
nous partîmes pour Lyon. Pas besoin de se mettre en quête
d’un hôtel : un bon gnafron lyonnais, ami fidèle de la
revue, nous offrait l’hospitalité ; partageant sa chambre
avec Monatte, il avait étendu un matelas dans son échoppe
où la bonne odeur de poix et de vieux cuir ne nous empêchait
nullement de dormir ni de bavarder tard dans la nuit. Notre ami
demeurait dans un faubourg de la ville, de l’autre côté
du Rhône, assez loin du hall où se tenait le congrès.
Un matin, comme nous arrivions juste à temps pour l’ouverture
de la séance, des amis se hâtèrent vers nous,
disant à Monatte : « Dépêche-toi, c’est toi
qui parles le premier. » Ainsi en avait décidé le
petit comité minoritaire qui organisait, plus ou moins,
l’action de la minorité au congrès ; on n’avait pas
même songé à consulter Monatte et à
s’entendre avec lui : pas la peine ; puisqu’il n’était pas
orateur, il devait évidemment parler le premier, les orateurs
de la minorité interviendraient plus tard, selon l’échelle
des vedettes… Seulement, il advint qu’il eût pu être
à la fois le premier et le dernier délégué
de la minorité : son discours avait été si plein ;
si solide, qu’après lui, il n’y avait plus qu’à
répéter ou paraphraser ce qu’il avait déjà
dit. Il avait, comme on s’y attendait, et comme il était
qualifié pour le faire, prononcé un réquisitoire
impitoyable contre la direction confédérale, mais il
avait dénoncé non moins fermement la volonté des
mêmes dirigeants de réduire de plus en plus le rôle
des Bourses du travail et des unions régionales au profit des
fédérations de métier ou d’industrie devenant
toutes-puissantes ; il voyait là, avec raison, la négation
du principe fondamental du syndicalisme tel que Fernand Pelloutier
l’avait élaboré et défendu ; danger
d’aujourd’hui et de demain, complétant la honteuse
abdication d’hier, et étroitement lié à elle.
Il
était un grand faiseur de projets et c’est là sans
doute le secret de cette bonne humeur si constante. Une difficulté
se présentait-elle ? Il avait tout de suite quelque chose à
lui opposer, ou pour la tourner quand elle ne pouvait être
attaquée de front ; il faisait des projets pour lui et pour
ceux qui travaillaient avec lui. Lorsqu’il reçut son ordre
d’appel, il voulut aller passer ses derniers jours de liberté
au milieu des siens. Je l’y rejoignis le matin du départ. Il
avait déjà préparé le sommaire de
plusieurs numéros de la Vie ouvrière, et aussi
la liste des amis dévoués auprès desquels je
pourrais trouver l’aide nécessaire ; nous étions
partis les premiers, nous étions tenus de persévérer ;
son optimisme robuste ne lui permettait pas même de penser que
ma mobilisation suivrait la sienne. C’était un dimanche ; se
disposant à aller à l’église, sa mère
— doux visage rayonnant de bonté — nous trouva plongés
dans des documents que j’avais apportés. « Qu’allez-vous
faire encore ? dit-elle. — Nous aussi nous avons notre messe »,
répondit-il en riant.
Cet
internationaliste authentique était le plus casanier des
hommes — semblable en cela aux Français avant que le moteur
les ait jetés sur les routes de France et d’Europe. Il avait
fallu qu’Amédée Dunois l’entraînât au
congrès anarchiste d’Amsterdam, en 1907, pour qu’il allât
jamais en Hollande, et s’il fit un long, et si fructueux séjour
en Suisse, il y fut contraint pour échapper aux flics de
Clemenceau au lendemain des provocations policières et
meurtrières de Draveil et de Villeneuve-Saint-Georges ; il
remplaçait l’information directe par le dépouillement
d’un grand nombre de journaux et revues, et par les interrogatoires
auxquels il soumettait ses visiteurs, vérifiant et contrôlant
sans cesse les informations ainsi recueillies. Au printemps dernier,
apprenant que j’allais partir pour Rome, il m’envoyait un mot
pour me recommander de ne pas manquer de sonder nos amis romains sur
leur appréciation de la situation en France ; un ami rentrant
de là-bas les avait trouvés très pessimistes,
et, ajoutait-il, leur opinion compte, car ils savent ce qu’est le
fascisme et comment il s’impose… Malgré sa longue vie
parisienne, il ne fut pas même un Parisien, sortant peu, allant
rarement au théâtre, au concert. En fait, il n’était
heureux qu’à sa table de travail, devant un paquet de
journaux ou enfoncé dans la lecture d’un livre sur lequel il
s’était emballé. Un jour que j’arrivais quai de
Jemmapes, au moment où il quittait prématurément
la boutique, je ne pus le retenir, alors que j’avais des choses
intéressantes à lui dire et à examiner avec lui ;
il venait de recevoir le roman de Lucien Descaves, Philémon,
Vieux de la Vieille, et voulait monter sans tarder s’en
délecter dans son paisible logis de Ménilmontant —
emballement qui tomba plus tard, lorsque Descaves publia ses Mémoires
d’un ours.
La
tendance individualiste de sa jeunesse ne devait jamais le quitter
tout à fait ; c’est ainsi qu’on peut comprendre son choix
d’un titre aussi peu approprié que Carnet d’un sauvage
pour sa rubrique éditoriale de la Révolution
prolétarienne ; sociable au degré où il
l’était, toujours prêt à accueillir un visiteur
et à lui donner tout son temps, il n’était
certainement pas un sauvage ; mais, amarré solidement au
syndicalisme, il entendait pour le reste user d’une pleine liberté
d’appréciation. Attentif pour l’ordinaire de la vie
courante à tenir compte de l’opinion de ses proches, c’est
seul qu’il prit toujours ses grandes décisions. Même
liberté dans le choix de ses admirations et amitiés ; la
double reconnaissance qu’il ne cessa de manifester pour des hommes
aussi différents que Romain Rolland et Trotsky — ils
l’avaient sauvé du désespoir, lors de l’effondrement
de 1914, disait-il — pouvait paraître paradoxale ; au fond,
elle attestait un autre trait du caractère de Pierre Monatte :
la fidélité.
Alfred
Rosmer