La Presse Anarchiste

Souveraineté et indépendance

Il
n’y a pas que l’Algérie. L’orientation générale
de la poli­tique étran­gère de la France, l’accent mis
sur « l’Europe des patries », les concep­tions rela­tives à
une réforme « direc­to­riale » de l’Otan, la
bou­de­rie spec­ta­cu­laire oppo­sée aux ins­ti­tu­tions de l’Onu, le
pro­jet, enfin, ten­dant à la créa­tion d’une « force
de frappe » natio­nale, tout indique, dans l’esprit du présent
gou­ver­ne­ment, une ana­chro­nique nos­tal­gie des temps révolus.
Aus­si ne pour­ra-t-on relire qu’avec un inté­rêt à
la fois accru et actuel ce texte de l’allocution prononcée
par Léon Blum, le 24 avril 1948, à la conférence
socia­liste de Paris sur les États-Unis d’Europe, et que « le
Popu­laire » devait repro­duire plus tard dans son numéro
du 21 sep­tembre 1959.

« Pas
plus que l’Europe n’est un tout, elle n’est une fin dernière,
une fin en soi.

La
solu­tion euro­péenne se pré­sente à la fois comme
un expé­dient et comme une étape, mais nous n’entendons
aucu­ne­ment sub­sti­tuer défi­ni­ti­ve­ment la concep­tion européenne,
l’idéalisme euro­péen à la conception
inter­na­tio­nale et à l’idéalisme international.

Nous
sommes réduits à orga­ni­ser l’Europe économiquement
et poli­ti­que­ment, parce que dans l’état pré­sent, dans
l’état actuel des choses, nous consta­tons que la communauté
inter­na­tio­nale est impuis­sante à assu­rer, d’une part, la
recons­ti­tu­tion maté­rielle de nos pays rava­gés et
rui­nés, et, d’autre part, la conci­lia­tion et la pacification
universelles.

Et
nous espé­rons que la posi­tion inter­mé­diaire de l’Europe
entre l’Amérique et l’Asie, que les affinités
mul­tiples qui per­mettent aux nations libres et paci­fiques d’Europe
une action com­mune, leur per­met­tront de jouer entre de grandes forces
méfiantes, soup­çon­neuses et tout près de devenir
anta­go­nistes, un rôle indis­pen­sable de per­sua­sion réciproque
et de conciliation.

Cette
œuvre nous appa­raît comme néces­saire, comme urgente,
mais c’est l’organisation plei­ne­ment effi­cace de la communauté
inter­na­tio­nale qui demeure pour nous la fin en soi, la fin dernière.
L’organisation euro­péenne, l’unification européenne
ne sont pour nous qu’un moyen de sup­pléer tem­po­rai­re­ment et
de par­ve­nir défi­ni­ti­ve­ment à l’organisation et à
l’unification universelles.

Je
n’ajouterai plus qu’une réflexion : qu’il s’agisse de
la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ou qu’il s’agisse de la
fédé­ra­tion euro­péenne, nous nous trou­vons devant
le même obs­tacle, et cet obs­tacle est une cer­taine conception
de l’idée de sou­ve­rai­ne­té nationale.

Que
l’idée de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale, l’idée
de la sou­ve­rai­ne­té illi­mi­tée, de la souveraineté
incon­trô­lée, inalié­nable de chaque État
soit un obs­tacle à tout effort d’organisation, c’est une
assez vieille aven­ture, il en a été ain­si avant la
Socié­té des nations. C’est cette même idée
qui a sous­trait à la Socié­té des nations les
litiges les plus graves et qui l’a para­ly­sée par la règle
de l’unanimité.

C’est
cette idée qui, à San Fran­cis­co, a paralysé
irré­mé­dia­ble­ment l’Onu par la règle funeste du
veto.

Il
en a été ain­si hier, il en est ain­si aujourd’hui, il
en sera ain­si demain, et, en ce qui me concerne, aucun travail
d’esprit et aucun effort de pro­pa­gande ne me paraît plus
néces­saire que d’analyser et d’élucider cette idée
clai­re­ment, de façon à pou­voir la com­battre corps à
corps et de façon à en venir à bout.

A
l’intérieur d’une com­mu­nau­té natio­nale, à
l’intérieur d’un État, nous admet­tons, et c’est
un pos­tu­lat de toutes les démo­cra­ties, que chaque individu
pos­sède un cer­tain nombre de droits, de droits indi­vi­duels, de
droits civiques qui sont iden­tiques et égaux pour les
citoyens, qui pré­sentent un carac­tère fon­da­men­tal et
aux­quels nous esti­mons que le pacte social, lui-même, ne peut
pas por­ter atteinte ; mais recon­naître à l’homme et aux
citoyens un cer­tain nombre de droits fon­da­men­taux inaliénables,
atta­chés à sa per­sonne, n’équivaut en aucune
manière à recon­naître en toute matière
l’exercice d’une liber­té sans res­tric­tion, sans limite et
sans appel.

Aucune
socié­té natio­nale n’est pos­sible, aucun État
n’est viable si la volon­té col­lec­tive expri­mée par la
majo­ri­té et for­mu­lée par la loi n’intervient pas pour
oppo­ser au jeu des liber­tés indi­vi­duelles les res­tric­tions les
limi­ta­tions, les conci­lia­tions com­man­dées soit par la liberté
des autres hommes, soit par l’intérêt com­mun de la
société.

Et
bien, à l’intérieur d’une communauté
inter­na­tio­nale, qu’elle soit euro­péenne ou qu’elle soit
uni­ver­selle, chaque État, grand et petit, pos­sède aussi
des droits fon­da­men­taux aux­quels le pacte com­mu­nau­taire ne doit pas
por­ter atteinte. Il y a des droits des peuples comme il y a les
droits de l’homme et du citoyen.

Je
pro­pose de dési­gner l’ensemble de ces droits fon­da­men­taux et
inalié­nables des peuples par le terme d’indépendance
et je dis que l’indépendance de chaque nation doit être
res­pec­tée par les autres, res­pec­tée et garan­tie par la
com­mu­nau­té elle-même, c’est-à-dire que
l’intégrité poli­tique et ter­ri­to­riale de chaque État,
petit ou grand, puis­sant ou faible, doit être également
res­pec­tée, que toute agres­sion contre lui doit être
inter­dite, toute agres­sion directe et toute agres­sion indirecte.

Je
dis qu’elle doit pou­voir dis­po­ser libre­ment d’elle-même,
qu’elle doit prendre elle-même — et sans avoir à
redou­ter la pres­sion d’aucune autre puis­sance voi­sine ou non —
toutes les déci­sions essen­tielles qui inté­ressent sa
vie publique.

Vous
le voyez, j’appelle indé­pen­dance sur le plan international
ce qui est à peu près l’équivalent de ce que
sont les droits de l’homme et du citoyen sur le plan natio­nal, dans
le cadre national.

Mais
la sou­ve­rai­ne­té, l’idée de sou­ve­rai­ne­té telle
qu’elle est cou­ram­ment conçue va infi­ni­ment plus loin ; la
sou­ve­rai­ne­té sur le plan inter­na­tio­nal équi­vaut à
ce que serait dans le cadre natio­nal, la liber­té sans
res­tric­tion, sans limite, sans appel, sans juge. Je suis libre, je
suis sou­ve­rain, je fais tout ce qui me plaît, per­sonne n’a
rien à y voir, je me moque du contre-coup de mes actes sur les
autres.

Eh
bien cela c’est la concep­tion de la sou­ve­rai­ne­té nationale
cor­res­pon­dant à la concep­tion de la liber­té sans limite
et sans contrôle dans le cadre natio­nal. Dans le cadre
natio­nal, cela mène à l’anarchie et à la
dis­corde civile ; dans le cadre inter­na­tio­nal, cela mène au
désordre éco­no­mique et à la guerre.

Je
vous pro­pose cette dis­tinc­tion et cette défi­ni­tion, et si vous
y adhé­rez, je dirai que c’est pour moi à l’heure
actuelle une chose aus­si impor­tante presque pour le socialisme
inter­na­tio­nal de s’attaquer à cette concep­tion de la
sou­ve­rai­ne­té, que de s’attaquer à la concep­tion de la
pro­prié­té capitaliste.

Pour
résu­mer ma pen­sée, je vous dirai que le but serait
alors de réduire
la sou­ve­rai­ne­té aux limites de
l’indépendance, et, par consé­quent, de transférer

à la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ou européenne
toutes les por­tions de sou­ve­rai­ne­té qui excèdent
l’indépendance. »

Léon
Blum

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