La Presse Anarchiste

Parce que tu es droite comme la lame…

Parce que tu es droite comme la lame du pre­mier canif rêvé par le jeune garçon
Parce que tu es fière comme l’enfant de quatre ans qui par­tout m’accompagne et qui regarde grave le tau­reau s’endormir dans l’arène
Parce que ce que tu ne connais pas encore tu le sais avec ton cœur mal­gré un soleil de chardons
Parce que tu es une terre que j’ai connue déjà dans l’âge d’homme
Parce que tu en as le soleil étal, les rivages clairs mais que ton épaule gauche s’appuie aux forêts de châ­taignes du mont Aigoual
Parce que tu es née sur ce qui fut ma route vers le che­va­lier à la triste figure
Parce que tu m’as don­né sans rien demander
Parce qu’avec toi j’ai dou­té du œil pour œil amoureux
Parce que sous un grand feuillage au bout d’une allée d’un siècle pas­sé tes rires d’enfant et ton pre­mier cha­grin m’ont sau­té au cou comme l’enfant gitan au reflet de la lune sur l’enclume
Parce que le nou­veau cri bafoué de mon Espagne prend la forme de tes lèvres
Parce que aucun des pas que tu fais vers moi ne te rebute mal­gré les marches qui bégaient
Parce que ton nom dort dans tous les che­mins creux de mon pays
Et que les vents, les phares et les marins le répètent jusqu’à l’aube
Et parce qu’il est des aubes aux cou­leurs de tes 22 ans triom­phants mais aus­si de ta nais­sance avant une très longue nuit
Parce que tu m’as don­né la neige son silence et le pre­mier bruit de l’acier déchi­rant les draps de Juliette
Parce qu’enfant des vagues, des rochers et du sable, je t’ai vou­lue de sapins devi­nés d’équilibres tra­qués de membres gavés de grands rêves blancs endormis
Tous les oiseaux de mer en un seul ins­tant chavirés
Parce que sur trois mots noirs dans une vitrine tu as joué tes vingt-deux ans comme d’autres sur des diamants
Parce que je peux te ser­rer contre moi comme un pain chaud l’enfant des pauvres quar­tiers sous le soleil de janvier
Et aus­si comme deux grains de rai­sin noirs et lourds de sucre sur mes lèvres fen­dues de sel
Parce qu’un matin tu as redon­né à ma langue le pou­voir de faire des bulles de savon dans une chambre enva­hie du soleil d’avril
Parce que pour tes deux yeux j’ai refait sai­gner ce « Te quie­ro » qui me blesse tant et me parle
Ce que je n’ai pas encore dit
je te le donnerai
Ce que je n’ai pas encore fait
je te le dirai
Et le che­min déjà fait
je le réinventerai.

Octobre 1960, Jean-Jacques Morvan

(Tiré de « Novy », livre, tirage de luxe à 33 exem­plaires, illus­tré de six litho­gra­phies, sor­tant début juin 61.)

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