La Presse Anarchiste

Samuel Butler et le Béotisme

Samuel But­ler (1835 – 1902), dont le chef-d’œuvre est cer­tai­ne­ment The Way of all flesh (Ain­si va toute chair), roman que l’on peut qua­li­fier d’in­di­vi­dua­liste, et qui écri­vit encore Erew­hon (Nulle part, en ana­gramme), de savou­reux Note-books (Car­nets de notes) et maints autres ouvrages, notam­ment de phi­lo­so­phie bio­lo­gique en désac­cord avec les théo­ries qui pré­va­laient en son temps,— Samuel But­ler com­po­sa peu de poèmes. Il pen­sait d’ailleurs qu’é­crire en vers était la der­nière chose qu’un poète dût faire. On fait grand cas, par­mi les But­le­riens, du « Psalm of Mont­réal », qu’il écri­vit au Cana­da et qui repo­se­rait sur un fait réel­le­ment arri­vé. On a vou­lu y voir, d’autre-part, une plainte sym­bo­lique de l’au­teur contre la mécon­nais­sance de son œuvre de la part de ses contem­po­rains. Quoique à la tra­duc­tion il perde de son rythme et de sa musique, ce poème, au point de vue de la bioes­thé­tique, ne manque pas d’in­té­rêt. Il stig­ma­tise spi­ri­tuel­le­ment le béo­tisme en face de la beau­té et c’est un par­fait spé­ci­men de l’hu­mour anglais. (Manuel Devaldès) 

Psaume de Montréal

Relé­gué en un gre­nier de Montréal,

Le Dis­co­bole debout tourne sa face au mur.

Pous­sié­reuse, cou­verte de toiles d’a­rai­gnées, muti­lée, réduite à néant,

La Beau­té crie et nul ne regarde.

O Dieu ! O Montréal ! 

Beau le jour comme la nuit, beau en été comme en hiver,

Intact ou muti­lé tou­jours aus­si beau,

Il prêche l’é­van­gile de grâce à des peaux de hiboux

Et à un empailleur de hiboux canadiens.

O Dieu ! O Montréal ! 

Quand je le vis, indi­gné, je m’é­criai : « O Discobole,

Beau Dis­co­bole, prince et par­mi les dieux et par­mi les hommes,

Com­ment échouas-tu ici et qu’y fais-tu, Discobole,

Prê­chant vai­ne­ment l’é­van­gile aux peaux de hiboux ? »

O Dieu ! O Montréal !

Puis je me tour­nai vers l’homme aux peaux et l’in­ter­pel­lai : « O homme aux peaux,

Pour­quoi agis-tu de la sorte, humi­liant la beau­té du Discobole ? »

Mais le Sei­gneur avait endur­ci le cœur de l’homme aux peaux

Et il me répon­dit : « Mon beau-frère est le mer­cier de M. Spurgeon. »

O Dieu ! O Montréal ! 

Alors je lui dis : « O beau-frère du mer­cier de M. Spurgeon,

Qui empailles les peaux des hiboux canadiens,

Tu appelles les pan­ta­lons cale­çons alors que je les nomme pantalons.

Tu vis donc dans les tour­ments de l’En­fer ? Que le Sei­gneur ait pitié de toi ! »

O Dieu ! O Montréal ! 

« Pré­fères-tu l’é­van­gile de Mont­réal à l’é­van­gile d’Hellas,

L’é­van­gile de ta paren­té avec la mer­ce­rie de M. Spur­geon à l’é­van­gile du Discobole ? »

Mais il n’en blas­phé­ma pas moins en répon­dant dignement :

« Le Dis­co­bole n’a pas d’évangile,

Mais mon beau-frère est le mer­cier de M. Spurgeon. »

O Dieu ! O Montréal !

Samuel But­ler (Tra­duc­tion, Manuel Devaldès)

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