La Presse Anarchiste

L’autre drame et le même

Les
strophes ci-des­sous ont leur his­toire. Quand, dans notre numéro
29, nous avons réuni cer­tains « Chants du malheur »,
dou­lou­reux témoi­gnages de la malé­dic­tion des racismes —
voi­si­naient, on s’en sou­vien­dra, des paroles du ghet­to de Varsovie
avec d’autres, nées dans l’enfer algé­rien ou dans
le Sud en proie à la ségré­ga­tion américaine
 — j’aurais vou­lu joindre à cette antho­lo­gie de notre honte
à tous un texte où affleu­rât l’autre drame —
le même — celui des déshérités
qu’allaient être, que sont désor­mais à leur
tour, en terre algé­rienne, les petites gens de la communauté
non musul­mane. Mais je n’ai rien trou­vé. Alors, j’avais
écrit moi-même le poème qu’on va lire, le
signant à ce moment-là, par un besoin de discrétion,
du nom d’un mien ancêtre, pied-noir bien involontaire,
puisque mort en dépor­ta­tion à Lam­bes­sa, où la
« jus­tice » l’avait envoyé se mor­fondre à
la suite des jour­nées de juin 48. Aucune velléité
de tru­quage, cela va sans dire, dans ce procédé :
sim­ple­ment, je prê­tais, j’essayais de prê­ter voix à
ces vic­times, les plus récentes de la « marche de
l’histoire ». — Et puis, ce fut la nou­velle de l’assassinat
de Feraoun et de cinq de ses com­pa­gnons des Centres d’action
sociale. Son­ger encore à mar­quer, par la publi­ca­tion de mon
ébauche d’un poème pied-noir, notre sou­ci de ne
tom­ber dans aucun des mirages natio­na­listes de l’un ou de l’autre
bord ? Non ! pen­sai-je sur le moment ; non, la folie des Algériens
ori­gi­naires d’Europe avait, cette fois, atteint une telle horreur
qu’il ne parais­sait plus per­mis de leur lais­ser la parole. Et je
rayai aus­si­tôt du som­maire mon petit texte, deve­nu tabou.
Depuis, tou­te­fois, les choses ont mar­ché si vite que l’on a
par­fois le sen­ti­ment que, sinon la jus­tice, les vic­times, elles, ont
presque chan­gé de camp : avec l’exode de ces malheureux,
l’autre drame — l’autre et le même — ne cesse d’éclater
au grand jour. Nous ne sommes certes pas sus­pects, ici, de nourrir
une ten­dresse par­ti­cu­liè­re­ment vive pour un heb­do­ma­daire comme
L’Express, dont ce cahier dénonce par ailleurs la
déso­lante hos­pi­ta­li­té qu’il a l’impudeur
d’accorder, étran­ge­ment tolé­rante mai­son s’il se
peut dire, aux sinistres fan­tai­sies de l’antihumanisme affiché
par le trop brillant Robert Kan­ters (et depuis, la feuille en
ques­tion a bat­tu ses propres records d’ignominie en lais­sant le
Jean Cau traî­ner dans la boue Gide, Saint-Exu­pé­ry et —
encore ! — Camus); mais le même Express n’en vient
pas moins de publier (19 juillet 62), pré­ci­sé­ment sur
le pro­blème des pieds-noirs, un admi­rable article —
admi­rable d’humanité et de luci­di­té — de Jean
Daniel, sous le titre de « S. O. S. ». « Avant que les
mal­heurs ne mettent l’Algérie à la mode, écrit
Jean Daniel, on pou­vait comp­ter sur les cinq doigts de la main ceux
qui ont témoi­gné en faveur du peuple algérien. »
Peu à peu, cepen­dant, ajoute-t-il, cer­tains res­sentent de plus
en plus « l’impossibilité de faire des « Pieds-Noirs »
de faciles boucs émis­saires… De toute façon, est
raciste l’attitude qui consiste à juger un homme non sur sa
situa­tion ou son com­por­te­ment, mais sur une sorte de fatalité
eth­nique… (Or) il n’est pas seule­ment ques­tion de cet
huma­nisme
(c’est moi qui sou­ligne) si sus­pect aux yeux de
ceux qui ne peuvent le pra­ti­quer,
mais bien de préparer
l’avenir…» Tout bien pesé, l’heure me paraît
donc reve­nue de rendre la parole à ce mal­heur nou­veau — de
ne plus taire, par consé­quent, la sourde, gauche et légitime
com­plainte que voici :

D’un fils de colon pauvre à son père

Tu vins ici, travaillas
Et mou­rus pauvre, mon père ;
Mais je ne regrette pas
Que tu dormes sous la terre.

Car cette terre aujourd’hui,
Où toi du moins tu reposes,
A moi vivant elle dit :
Prends congé de toutes choses.

J’aimais ces lieux, leur beauté,
Le soleil, la sécheresse,
Nos frères en pauvreté
Les Arabes, leur sagesse.

Mais la haine autour de moi
Que main­te­nant je découvre,
Et l’étrange peur en moi
De cet abîme qui s’ouvre…

Oui, mou­rir à la chanson
De nos ciels et du solstice,
L’histoire le veut, dit-on,
Et peut-être la justice.

Mou­rir à tout ce qui fut
Bon­heurs et misères nôtres…
Dors. Moi, je paie­rai, vois-tu,
Demain, les crimes des autres.

J. P. S.

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