La
Première Internationale, recueil de documents publié
sous la direction de Jacques Freymond ; textes établis par
Henri Burgelin, Knut Langfeldt et Miklós Molnár ;
publication de l’Institut universitaire de Hautes Etudes
internationales, n° 39, Librairie E. Droz, Genève.
Les
deux gros volumes de cet ouvrage considérable seront appelés
à rendre les plus précieux services, non seulement aux
historiens de profession, mais encore à tous les esprits
conscients de la nécessité, pour éviter de poser
nos propres problèmes dans l’abstrait, de disposer d’une
connaissance la plus exacte possible de la façon dont telles
des grandes idées-forces — en l’espèce le
socialisme — qui sont à l’origine de l’évolution
du monde moderne ont commencé de s’incarner dans le passé.
Le rassemblement à peu près complet (certains
obstacles, malheureusement, n’ont pu être levés) des
documents relatifs à la fondation et à l’histoire de
la Première Internationale s’imposait d’autant plus que la
plupart de ces textes étaient dispersés et peu
accessibles. — A les avoir aujourd’hui sous les yeux, on
s’aperçoit en outre de leur surprenante actualité. La
grande lutte, par exemple, qui opposa au sein de la Première
Internationale, jusqu’à en entraîner la mort au
Congrès de La Haye en 1872, socialistes autoritaires et
antiautoritaires, les premiers formés à l’école
de Marx, les seconds disciples de Proudhon et de Bakounine, cette
lutte, ce conflit si âpre et si acharné, est loin,
hélas, en effet de représenter une curiosité
historique. Dans notre monde recru de dictatures, et dans lequel le
premier totalitarisme de fait a été engendré par
les éléments les plus actifs — russes — du
socialisme international, il est essentiel pour chacun de comprendre
à quel point cette catastrophique « déviation »
n’en est peut-être, n’en est certainement pas une, mais
constitue la conséquence logique — même si Marx ne l’a
certainement pas voulue telle et si Staline lui eût assurément
fait horreur — du socialisme « scientifique » et
autoritaire conçu par l’auteur du Capital. Vérité
que nous savons depuis toujours ici, à Témoins —
nous n’avons pas pour rien, espérons-nous, publié sur
cette question si peu rétrospective qu’elle est restée
centrale aujourd’hui même, tant de pages de Brupbacher —
oui, vérité dont, directement ou indirectement, nous
n’avons jamais cessé de vouloir maintenir l’évidence,
et si la séduisante, ah trop séduisante cohérence
du grand et terrible simplificateur que fut Karl Marx explique
assurément, jointe à son inquiétante habileté
manœuvrière, le triomphe de ses dogmes, combien ne
devons-nous pas nous sentir, même en un univers social où
tout, quels que soient les régimes, conspire à étioler
le sens de la liberté, encouragés à appeler de
nos vœux, et si possible de nos actes, la réhabilitation de
l’humain, lorsque nous voyons, par exemple, dans le recueil dont
nous parlons ici (tome I p. XXVII), que, sans avoir pour autant
professé le socialisme « scientifique » de leurs
adversaires, les tenants de l’antiautoritarisme, dès 1872,
dans un éditorial de l’Internationale (Bruxelles, 29
septembre), avaient déjà entièrement prévu
la suite : « La force étant, lisons-nous là, le
principe directeur et l’unique soutien des Etats modernes, ils (les
autoritaires) pensent que nous devons à notre tour nous servir
de la force qui est en nous… et nous constituer en un parti
politique puissant, capable… de substituer à l’Etat
bourgeois l’Etat populaire, le Volksstaat des socialistes
allemands… Ce système sorti tout armé des flancs…
de l’absolu, doit recevoir une application également
absolutiste, si tant est qu’il puisse jamais triompher [[Hélas… (T.)]]. L’État
populaire, dernière forme et peut-être forme idéale
de la réaction révolutionnaire, émerge
naturellement, fatalement de cette organisation factice et
extra-naturelle. Quoi qu’il fasse, cet Etat populaire aura besoin
pour se maintenir, de faire appel aux forces réactionnaires de
l’autorité : l’armée, la diplomatie, la guerre, la
centralisation de tous les pouvoirs qui empêche l’initiative
des individus et des groupes de se produire et de se manifester. La
liberté, en effet, est illusoire dans ce système,
puisqu’elle n’existe que par l’amoindrissement de la force, par
l’annihilation progressive du pouvoir et que tous les rouages du
système fonctionnent au contraire de façon à
rendre la puissance gouvernementale populaire aussi écrasante
que l’est aujourd’hui la puissance gouvernementale bourgeoise
[[Bien plus écrasante même, nous le savons aujourd’hui. (T.)]]. Une fois engagé dans cette voie arbitraire et despotique,
il est fatal que l’on gravisse un à un tous les échelons
de l’autorité : il n’y a pas d’endroit sur cette route
fatale où l’on puisse s’arrêter. »
Je
gage, ami Molnár qui avez si valeureusement contribué à
l’établissement de ce recueil, qu’évoquant vos
souvenirs encore brûlants de « démocratie
populaire », vous n’aurez pas lu avec moins d’émerveillement
que moi-même cette ancienne et cependant toujours si jeune, et
magnifique, condamnation de ce que le vocabulaire théologique
que l’on sait appelle le « centralisme démocratique ».
S.