La Presse Anarchiste

Lectures

Il
est quand même, chaque année, quelques romans qui nous
touchent et nous retiennent par la volon­té de leurs auteurs de
délais­ser slo­gans et modes pour s’attaquer à de beaux
sujets, tout ensemble graves et vrais, heu­reux et simples. De telles
créa­tions, chose aujourd’hui si rare, ne sont ni faciles ni
scan­da­leuses, leurs per­son­nages ni stu­pides ni cruels. Dans ces
œuvres que leurs créa­teurs aiment vrai­ment — n’ont-ils
pas cru à elles en les écri­vant ? — s’offre au
regard de l’esprit une réa­li­té qui, enfin, ne nous
rebute pas à tout coup. Ce qui ne nous empêche pas
d’être loin, en pré­sence de sem­blables fabu­la­tions, de
toute lit­té­ra­ture édi­fiante ou bien pensante.

En
1960, « Le Bon­heur fra­gile » d’Alfred Kern (Gal­li­mard)
avait don­né cette impres­sion de vie dif­fi­cile et profonde,
cou­ra­geuse et volon­taire, lucide et géné­reuse. Le
héros, peintre tour­men­té et exi­geant, nous avait conté
un dur com­bat pour que son œuvre « vive », pour que son
exis­tence « s’accomplisse ». Nous avions admi­ré la
sage et sen­sible com­pagne qui tou­jours s’efforçait de
com­prendre, d’apaiser et d’aider cet artiste névrosé,
obsé­dé par ses sou­ve­nirs de cap­ti­vi­té, de fils
de bour­geois à l’esprit obtus et au cœur économe.
Alfred Kern nous avait atta­ché par la force de ses analyses
psy­cho­lo­giques, la poé­sie de ses des­crip­tions esthétiques,
l’intensité de son style pas­sion­né. Nous pouvions
déga­ger de son livre un art de vivre suf­fi­sam­ment élaboré
pour que ce roman paraisse « à part » et digne
d’intérêt.

Même
agréable sur­prise, en 1961, avec le pre­mier roman de Catherine
Pay­san « Nous, les San­chez » (Denoël). Merveilleuse
his­toire d’un couple ori­gi­nal (l’homme, peintre mexi­cain ; la
femme, ins­ti­tu­trice nor­mande), contée par Car­los, le fils aîné
des trois enfants. Il ne cache rien de ce qui fut leur vie à
tous, enfants comme parents, peut-être parce que ces derniers
eux-mêmes ne cachent rien aux pre­miers, contrai­re­ment aux
habi­tudes et conve­nances. Bien peu d’enfants sans doute ont eu le
pri­vi­lège de pos­sé­der de tels parents, bons, francs,
joyeux, amou­reux l’un de l’autre, hon­nêtes et solides.
Pour­tant, de races et de souches aus­si oppo­sées que possible,
ces « parents ter­ribles » s’affrontent sou­vent, se
dis­putent, se font la tête, se séparent même, mais
l’étonnant amour qui les unit, ain­si que cette volonté
de bon­heur qui les étreint, sont tou­jours les plus forts.

Oui,
ces deux romans, assez excep­tion­nels, nous ont vive­ment intéressé.
Car nous savons le mérite d’une si belle et si difficile
entre­prise : conqué­rir jour après jour, avec les siens,
le bon­heur. Nous n’oublions pas, non plus, l’autre entreprise,
celle qui consiste à décrire le bon­heur, sans mièvrerie
et sans fadaise ; elle est tout aus­si déli­cate. C’est donc,
pour leur vic­toire exis­ten­tielle et leur réus­site littéraire,
que nous conseillons avec cha­leur ces deux beaux romans.

Georges
Belle

*
* * * *

En
guise de post-scriptum

On
com­prend fort bien, et même l’on ne peut qu’approuver le
sen­ti­ment
de base qui a appa­rem­ment infléchi,
dans la note ci-des­sus, la pen­sée de son auteur : le préjugé
qui fait aujourd’hui accor­der avant tout littérairement
confiance à ce qui, dans l’être humain, est bassesse,
stupre, renie­ment de toutes les valeurs, est un préjugé
comme un autre et, à ce titre, doit être com­bat­tu. Il
n’est pas vrai que, comme Gide fei­gnit de le croire, on ne puisse
faire de bonne lit­té­ra­ture avec les bons sen­ti­ments. Mais
gar­dons-nous de lais­ser un salu­taire refus des engoue­ments du jour
nous ame­ner à deman­der, par prin­cipe, aux œuvres d’être,
comme on dit dans l’Europe de l’Est, « positives ».
C’est cepen­dant ce qu’assurément sans le vou­loir Georges
Belle, ici, paraî­trait presque lais­ser entendre. A vouloir
célé­brer le bon­heur de vivre et d’écrire, il
a, sup­po­sons-nous, dépas­sé son pro­pos. Et lui-même
convien­dra, nous n’en dou­tons point, que des « Liaisons
dan­ge­reuses » à « Sodome et Gomorrhe », à
Jean Genet et même à telle page de Madame Françoise
Sagan, la créa­tion lit­té­raire offre assez d’exemples
sou­ve­rai­ne­ment au-delà du bien et du mal, pour qu’il soit
per­mis d’exiger d’un livre — mora­le­ment récon­for­tant ou
non — autre chose que d’être authen­tique. Tant mieux, quand
une véri­té nous encou­rage ; mais, encou­ra­geant ou pas,
le vrai n’est jamais condamnable.

J.
P. S.

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