La Presse Anarchiste

Lectures

Déjà
nous avions eu le pri­vi­lège de pou­voir offrir, dans notre
pré­cé­dent cahier, quelques extraits de ces « Carnets »
dont le pré­sent volume ras­semble le texte intégral
entre les dates ci-des­sus indi­quées. Mine de renseignements,
d’abord, quant à la genèse des grandes œuvres :
Noces, l’Etranger, Sisyphe, Cali­gu­la, la Peste. Mais
lais­sons cela aux spé­cia­listes. Disons aujourd’hui
sim­ple­ment que ce qui frappe tout d’abord, c’est, outre la
volon­taire sûre­té de l’expression, la progressive
acces­sion au sens, tou­jours plus exi­geant, de la liber­té. Je
dis bien pro­gres­sive acces­sion car si Camus, dès 37, rompt
avec le par­ti, il lui fau­dra encore un cer­tain temps (nous le notions
dans notre n° 29 à l’occasion de telles des pages du
début de la guerre) avant de s’élever résolument
sans ces­ser pour autant d’être soli­daire des humiliés
et offen­sés, au-des­sus de la ten­ta­tion du gré­gaire. « De
plus en plus, devant le monde des hommes, finit-il par écrire,
la seule réac­tion est l’individualisme. » Pas exclu,
même, qu’il éprouve un ins­tant (qui donc ne la
connaît?) la ten­ta­tion contraire. « Se reti­rer tout
entier, note-t-il, et jouer son jeu. » Presque du barrésisme ?
Que non — car tout aus­si­tôt il ajoute cette parenthèse :
«(Idiot)…»

Cher­chant
une autre réfé­rence, quelques ins­tants je viens de
refeuille­ter le livre — et tout à coup je me reproche de
par­ler sur­tout de sa pen­sée. Quelles pages de poète
par­fait et sans recherche, sur Flo­rence ou Fié­sole, et surtout
sur son Algé­rie. Du 18 mars 41 : « Les hau­teurs au-dessus
d’Alger débordent de fleurs au prin­temps. L’odeur de miel
des roses jaunes coule dans les petites rues. D’énormes
cyprès noirs laissent gicler à leur som­met des éclats
de gly­cine et d’aubépine dont le che­mi­ne­ment reste caché
à l’intérieur. Un vent doux, le golfe immense et
plat. Du désir fort et simple — et l’absurdité de
quit­ter tout cela. » Lire aujourd’hui ces der­niers
mots ; ô honte à nous tous. —

Pour
la « pen­sée », où en étais-je ? Que son
sens de la liber­té (« Beau­té, mon pire sou­ci, avec
la liber­té ») peu à peu mûrit et se libéra.
Mais dès le début — et c’est ce qui fait qu’il ne
pou­vait en être autre­ment de son mes­sage — tout l’homme est
don­né. Quand par exemple il écrit dès la page
76 : « Ne pas céder : tout est là. Ne pas consentir,
ne pas trahir. »

Et
c’est la même luci­di­té, le même hon­neur (Camus
est l’un de ces hommes, si rares, chez qui le mot conscience a
tou­jours ses deux sens à la fois) qui pré­side à
sa concep­tion du métier d’écrire : « La
véri­table œuvre d’art est celle qui dit moins. Il y a un
cer­tain rap­port entre l’expérience glo­bale d’un artiste,
sa pen­sée plus sa vie…, et l’œuvre qui reflète
cette expé­rience. Ce rap­port est mau­vais lorsque l’œuvre
d’art donne toute l’expérience entou­rée d’une
frange de lit­té­ra­ture. Ce rap­port est bon lorsque l’œuvre
est une part taillée dans l’expérience… — Le
pro­blème est d’acquérir ce savoir-vivre (avoir vécu
plu­tôt) qui dépasse le savoir-écrire. Et dans la
fin le grand artiste est avant tout un grand vivant (étant
com­pris que vivre, ici, c’est aus­si pen­ser sur la vie — c’est
même ce rap­port sub­til entre l’expérience et la
conscience qu’on en prend).»

J.
P. S.

La Presse Anarchiste