La Presse Anarchiste

Louis Lecoin ou la vraie grandeur

 

En
nos temps de fiers à bras (et à plas­tic) et de
« grandeurs » offi­cielle­ment proclamées, Louis
Lecoin, qui depuis cinq ans dirige le men­su­el « Liberté »,
a pris, à l’âge de 74 ans, l’héroïque
déci­sion de faire la grève de la faim, dans le dessein
d’amener ain­si le pou­voir, qui jusqu’ici ne lui avait répondu
que par des promess­es non suiv­ies d’effet, à tenir enfin
parole en libérant les objecteurs de con­science actuellement
détenus et en procla­mant le statut de l’objection de
con­science, tel qu’il existe comme on sait, déjà,
entre autres, aux Etats-Unis, en Grande-Bre­tagne et dans l’Allemagne
de l’Ouest. Puisse, au moment où nous écrivons ces
lignes (9 juin), le jeûne de notre admirable cama­rade qui a
com­mencé sa grève de la faim le 1er du mois — sinon
avoir déjà cessé, du moins être bientôt
près, très près, tout près de son terme. Nous le souhaitons, d’amitié, pour lui — et pour le
tri­om­phe de sa cause, qui est celle de tous les gens de coeur. —
Voici la let­tre si sim­ple, et si forte, que dès la fin du mois
de mai, Lecoin adres­sait au chef de l’État :

Ma
let­tre au prési­dent de Gaulle

Ce
28 mai 1962.

Mon­sieur
le Président,

Depuis
cinq années que je me con­sacre pra­tique­ment à la
défense d’une cause qui est loin d’être une mauvaise
cause puisque vous-même en avez maintes fois recon­nu la
légitim­ité, j’ai sou­vent été tenté
soit d’abandonner une lutte qui par­fois m’apparaissait sans
espoir, soit de me com­porter comme je le fais aujourd’hui.

Durant
ces longs mois je fus con­fi­ant, patient ; si je souf­fris des
ater­moiements et des roueries de l’Administration, cela
n’apparut pas dans mon com­porte­ment. Je subis les avanies
mais ne m’en plaig­nis point — gar­dant en vue toujours
l’éventuelle libéra­tion des objecteurs de conscience
empris­on­nés et la pro­mul­ga­tion de leur statut, je n’avais
pas le droit de man­quer de diplomatie.

Mais
tout à des lim­ites. Ces lenteurs m’ont usé. Je n’en
puis plus.

J’avais
la con­vic­tion qu’avec le cessez-le-feu, l’élargissement de
ces empris­on­nés ne pour­rait tarder, que les engagements
pris à leur sujet depuis 1958 seraient tout de suite
tenus. On me l’a garan­ti de dif­férents côtés
pen­dant ces trois derniers mois ; de nom­breuses personnalités
— cer­taines qui vous touchent de très près —
m’ont dit : « Soyez ras­suré, De Gaulle tien­dra
ses promesses. »

Savez-vous,
Mon­sieur le Prési­dent, que même encore en ce moment je
n’en doute pas. Et si je com­mence la grève de la faim ce 1er
juin c’est pour avoir l’assurance qu’aucun de vos subordonnés,
qu’aucun grand directeur, n’osera dress­er un écran entre
vous et les objecteurs de con­science, ni manœu­vr­er pour vous
empêch­er d’agir envers eux comme vous avez promis de le
faire.

Comme
vous le fer­ez, j’en suis con­va­in­cu, lorsque les attardés,
les obtus, dont les min­istères sont encom­brés, se
terreront.

Mais
de quelle façon l’apprendrais-je ? Jusqu’à ce jour
on a tant promis sans jamais don­ner — sauf la libéra­tion des
objecteurs après cinq années d’emprisonnement et que
nous ne devons qu’à vous-même. Je ne con­naî­trai
donc le sort de ces paci­fistes qu’en les voy­ant sor­tir de prison.
D’ici là il me faut par con­séquent persister
absol­u­ment dans ma grève de la faim. Ce n’est pas un acte de
défi­ance à votre égard, Mon­sieur le Président,
c’est un argu­ment con­tre les con­seillers néfastes et haut
placés qui voudraient récidiv­er et vous faire
appa­raître plus injuste que vous ne l’êtes.

Injuste,
certes, vous l’êtes pour les détenus en ques­tion. Ils
ne sont pas coupables à vos yeux et vous les avez maintenus
dans les cachots. Rap­pelez-vous, vous avez déclaré à
l’abbé Pierre, voilà trois ans « qu’il était
absurde et indigne de laiss­er traiter les objecteurs de con­science en
délinquants ».

Et
depuis, rien de changé pour eux alors que vous pou­vez tout.

Vous
avez écrit, à la même époque, à M.
Guy Mol­let, que vous met­triez fin au cal­vaire des objecteurs quand le
moment vous sem­blerait opportun.

Ce
moment ne serait-il pas enfin venu ?

Nous
n’ergoterons pas à pro­pos de bonnes inten­tions demeu­rant en
som­meil si longtemps, ce n’est déjà pas si mal que
vous les ayez eues — les gou­ver­nants qui passèrent avant
vous n’y pen­sèrent même pas.

Mais
main­tenant ce serait grave si ces inten­tions n’entraient pas très
vite dans les faits, ce serait presque un parjure.

Aujourd’hui,
quand tant d’officiers dits supérieurs désobéissent,
n’obéissent pas ou obéis­sent si peu, qui aurait le
front de vous dés­ap­prou­ver de ren­dre la lib­erté aux
objecteurs de con­science, eux qui ne firent de mal à personne ?

Libérez-les,
Mon­sieur le Président.

Ain­si,
par sur­croît, vous me lais­seriez la vie.

Dans
cette dou­ble espérance je ter­mine cette let­tre en vous
adres­sant un dou­ble mer­ci : un pour les objecteurs et, pourquoi pas,
un pour moi.

Louis
Lecoin

P.-S.
— J’ai tou­jours con­sid­éré la grève de la
faim comme étant une man­i­fes­ta­tion périlleuse au plus
haut point. J’accomplis celle-ci dans les bureaux de Sec­ours aux
objecteurs de con­science, sous ma pro­pre sur­veil­lance. Ayant pris
l’engagement de ne m’alimenter sous aucune forme — me
con­tentant de boire à ma soif l’eau du robi­net — on doit
me croire, Mon­sieur le Prési­dent ; je ne suis pas homme à
tru­quer, à trich­er dans pareil cas. Au sur­plus, mon état
de san­té fourni­ra la preuve de mon hon­nêteté au
fur et à mesure que je m’engagerai plus profondément
dans cette entreprise.

L.
L.

(Lib­erté,
1er juin 1962)

On
le sait, le principe de l’adoption d’un statut des objecteurs
ayant été approu­vé en Con­seil des ministres,
Lecoin, après une déjà trop longue épreuve,
a pu cess­er de jeûn­er. Pour une fois, la toute-puis­sance de
l’Etat s’est inclinée devant un homme, même si le
statut des objecteurs, en pro­jet, s’accompagne de claus­es où
se reflète encore (durée de moitié plus longue
du ser­vice civ­il rel­a­tive­ment au mil­i­taire, et surtout suspension
pure et sim­ple du statut en cas de guerre) la séculaire
avarice morale de l’administration et des légistes en un
pays de tra­di­tion cen­tral­iste tel que la France de Philippe Le Bel,
de Louis XIV et (quel que soit son numéro), de la République
une et indivisible.


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